Fifty-fifty

 

C’est un vrai problème de savoir-vivre que je vais aborder aujourd’hui. La question n’est pas nouvelle, mais l’histoire arrivée dernièrement à une de mes amies montre qu’elle est toujours d’actualité.

Elle aime jouer au tennis et manque parfois de partenaires. Alors elle accepte quand ce type (pas mal en plus, âge en rapport…) rencontré chez des amis, lui propose de se revoir le samedi suivant pour taper quelques balles. Il l’emmènera dans son club dans la campagne genevoise.

Il joue bien, elle s’amuse bien aussi, ils ont l’air de bien s’entendre. Alors quand il propose de dîner « dans un petit restau super que je connais  au bord du lac », elle accepte aussi, avec joie.

Le restau est en effet charmant, mais quand elle voit la carte, elle a un coup au cœur. Le moins qu’on puisse dire, c’est que ce n’est pas dans ses prix… Mais bon, il a proposé, donc il l’invite, c’est logique. Comme elle est bien élevée, elle prend la salade la moins chère, pas d’entrée, non merci, pas de vin non plus, d’ailleurs elle ne boit quasi jamais d’alcool. Il insiste, lui il va prendre la salade au foie gras en entrée, elle ne veut pas l’accompagner ? Et puis un peu de vin quand même, juste un verre, pour lui faire plaisir… Elle tient bon pour l’entrée, mais cède pour le vin.

Elle le regarde manger son foie gras, et fait durer sa salade pendant qu’il engloutit les filets de perche sur plat, deux services. Elle pose ses lèvres dans le verre de blanc et le laisse finir la bouteille. Il mangerait bien un dessert, allez, juste une tarte Tatin. Non merci, juste un café. On échappe au pousse-café, ouf !

Et c’est là que je voulais en venir : au moment de l’addition qu’il demande avec assurance, qu’il examine avant de la lui tendre : 169 FS, et d’ajouter avec un sourire : « Allez on va pas finasser, hein, on partage, fifty-fifty ! » Elle en reste bouche bée.

Elle sort sa carte de crédit sans un mot et la lui jette quasi à la figure. Dix minutes plus tard, elle plante-là le mufle qui doit encore se poser des questions, et va ruminer (c’est le cas de le dire) sur le chemin du retour sa salade et son quart Henniez verte à 84.50…

J’ai moi aussi des dizaines de salades-eau minérale à 100 balles qui me sont restées sur l’estomac. Avez-vous remarqué que ce sont toujours ceux qui ont mangé et bu trois fois plus que les autres qui proposent de faire « fifty-fifty » ? Et le plus souvent ce sont des hommes, parce qu’ils mangent davantage et boivent plus encore. Et bien sûr, la victime (presque toujours une femme pour les raisons inverses) n’ose pas protester. On n’a pas envie de passer pour rapiate ou mesquine, et devant la grossièreté on est le plus souvent désarmé. 

Dans l’histoire de ma copine, le malentendu est là dès le début. Quand un homme propose de dîner et choisit d’autorité le restaurant, une femme (même si elle est née quelques années après la reine Victoria) est en droit d’imaginer qu’il l’invite. Naguère, cela aurait été évident. Cela ne l’est plus aujourd’hui, les femmes ayant gagné de haute lutte le droit de payer leur adition, de porter leurs valises et de prendre au passage la porte dans la figure. Mais on est encore dans une période de transition, et, souvent, les hommes ne savent pas comment faire. S’ils proposent de payer, ils risquent de se faire traiter de macho par une féministe-qui-gagne-sa-vie-et-qui-s’assume. S’ils proposent de partager, ils passeront peut-être pour un mufle (c’est encore le cas en Amérique latine par exemple).

Mais une chose est sûre : si on « partage » l’addition, il faut que cela soit au pro rata de ce que chacun a consommé, surtout si la disparité est flagrante. Et c’est, bien entendu, à celui qui doit le plus de le proposer.

Mon amie ne reverra jamais le grigou en question. Dommage, il jouait bien au tennis. Les histoires de fric finissent mal, en général…

 

 

Sylviane Roche

Sylviane Roche, professeur et écrivain, s'intéresse depuis toujours aux règles qui gèrent la vie en société. Pour les connaître, les comprendre et même, éventuellement, les enfreindre en connaissance de cause.