Cadeau et cadenas

 

« Tu ne crois pas que cadeau et cadenas ont la même étymologie ? » m’a demandé d’un air désespéré une de mes amies, en me montrant la liste impressionnante des gens à qui elle devait absolument offrir quelque chose pour Noël. C’est vrai que ça aurait été assez logique quand on pense à ces liens qui nous enferment, ces rets d’obligations et de réciprocité que sont les cadeaux.

Cadenas, c’est facile, a la même étymologie que chaîne.

Mais cadeau ? Mon dictionnaire étymologique ne fait pas dans la psychologie sociale et m’apprend que cadeau est dérivé du latin  caput, capitis, la tête, et signifiait lettre capitale, c’est à dire la lettre en tête d’un texte, puis à partir du XVe siècle enjolivement calligraphique ou rhétorique. Du coup le XVIIe siècle si amoureux du madrigal et des jeux de langage en fait un divertissement offert à une dame, et ce n’est qu’au XVIIIe siècle qu’il prend son sens moderne de n’importe quoi offert à n’importe qui.

Et en cette période où on ne pense qu'à ça, « qu’est-ce que je vais bien pouvoir offrir à X ? », et, comme le dit si drôlement Isabelle Falconnier dans l’Hebdo de cette semaine, « qu’est-ce que je vais encore recevoir comme machin désastreux devant lequel il faudra que je m’extasie ? », cette découverte étymologique m’entraîne vers une nouvelle qui est passée quasi inaperçue des médias (et donc des dîners en ville) : il paraît que les Etats-Unis (encore eux, mais je vous jure que je ne le fais pas exprès, ce n’est pas de ma faute si ils sont un vrai bouillon de culture pour les pathologies sociales), que les Etats-Unis, donc, ont décidé de ne plus enseigner l’écriture manuscrite aux enfants !

Vous vous rappelez les débuts au crayon, la pipe de papa, la mine qui se casse parce qu’on appuie trop fort, faut pas dépasser la ligne et tirer la langue, ça aide ? Les pleins et les déliés ? Et le jour où, enfin, la maîtresse a dit ça y est tu peux écrire à l’encre, oh la la, les pâtés, la gomme à encre qui fait des trous dans le papier, le buvard… Moi, je suis d’une génération qui a encore appris à écrire avec un vrai porte-plume qu’on trempait dans l’encre violette. Mais très vite on a eu le droit d’avoir un stylo bille. Le mien était argenté, un stylo quatre couleurs, bleu, noir, rouge, vert. Je l’avais regardé en bavant pendant des semaines dans la vitrine de la papeterie en face de l’école. Et puis je l’avais reçu pour Noël, comme cadeau. Et quand je m’appliquais sur les frises en couleur dont on devait orner chaque semaine notre cahier de devoirs, je ne me doutais pas que mon cadeau rejoignait son étymologie d’enjolivement calligraphique. Il n’y a pas de hasard dans le langage. On finit toujours par trouver le bout de la pelote qui nous mène à la vérité des mots.

Eh bien pour les petits Américains, c’est fini. Quand ils n’auront pas leur clavier sous la main, ils seront illettrés, pire analphabètes, aussi incapables de lire l’écriture manuscrite que nous les hiéroglyphes égyptiens… Mais vous vous rendez compte de ce que ça veut dire ?? Des centaines, des milliers d’années de rapport à l’écrit, de lettres, de stèles gravées, de petits mots griffonnés à la hâte, de papier rose, bleu ciel, blanc, parfumé ou austère… Ce glissement de la plume sur un papier choisi, ce rapport physique avec le mot qu’est l’écriture manuscrite… Et tout ça ne vaut plus rien, c’est ringard, démodé ? Je n’arrive pas à croire que cela soit possible.

Déjà la raréfaction des agendas papier me navre. « On déjeune ensemble lundi ? » « Attends ! » Et que je te sors mon smart phone et que je fais le code et que je fais défiler et que… Moi, en effet, j’attends, mon agenda ouvert à la bonne page depuis déjà pas mal de temps. Il est en cuir, il sent bon, il m’offre une page par jour pour noter ce que je veux avec le joli petit crayon qui va avec. Il m’accompagne depuis mille ans, sans obsolescence programmée. Chaque année je range l’année écoulée et j’achète une recharge. Combien de temps avant qu’on me dise que « désolée, Madame, on ne les fait plus » ?

Alors je demanderai peut-être au Père Noël une tablette comme cadeau. Et là, vraiment la chaîne (on y revient, je vous disais, pas de hasard avec les mots, la boucle est bouclée) sera rompue.

Mais bien sûr j’aime faire et recevoir des cadeaux. C’est une des jolies façons de dire je t’aime, et tant pis si l’amour aussi est une chaîne, et peut-être la plus grosse. Mais tous ces machins qui couinent et clignotent me prennent à la gorge, les rayons des magasins noëlisés depuis octobre me donnent le tournis, et j’ai envie de rentrer chez moi et de fermer la porte à double tour, et, pour plus de sûreté, de mettre le cadenas…

 

 

Sylviane Roche

Sylviane Roche, professeur et écrivain, s'intéresse depuis toujours aux règles qui gèrent la vie en société. Pour les connaître, les comprendre et même, éventuellement, les enfreindre en connaissance de cause.