Deuil en 24 heures

Le Metropolitan Museum de New York inaugure ces jours-ci une exposition consacrée aux vêtements de deuil de 1815 à 1915. L’exposition s’intitule Death becomes Her, soulignant par ce titre que la mort, ou plutôt son inscription sociale, est avant tout l’affaire des femmes. D’ailleurs l’étymologie nous apprend que le mot veuf est un rare exemple de masculin forgé d’après le féminin et non l’inverse. Pas de mot pour désigner l’homme qui avait perdu sa conjointe, ce n’était pas socialement significatif, alors qu’être veuve devenait le principal statut social de celle qui avait perdu son mari. On l’appelait même officiellement veuve Untel.

Mais revenons au costume. Donc, cette exposition nous rappelle que c’est la femme qui porte l'essentiel du deuil et, si le costume subit l’influence de la mode (manches gigot ou crinoline par exemple), il doit aussi refléter à la fois son statut social et son chagrin. Les hommes se contenteront d’un crêpe à leur chapeau, puis d’un simple ruban de gros grain noir au revers de leur veston.

Comme toujours, le costume témoigne du rapport de l’individu avec la société à un moment donné. Au XIXe siècle, les femmes sont mineures, leur statut précaire est lié à celui des hommes de leur famille, père ou mari. La disparition de leurs protecteurs menace ce statut, et elles doivent plus que jamais affirmer leur conformisme social et leur respectabilité. Les manuels abondent qui codifient le costume de deuil en fonction de la relation avec le défunt, des différentes étapes du deuil (noir intégral, puis gris, puis mauve), de la condition sociale, et aussi le comportement (quand peut-on recommencer à sortir l’après-midi, le soir, accepter une invitation, etc…) Dans Autant en emporte le vent, Scarlett O’Hara, image même de la rebelle, manifeste son non-conformisme et provoque un scandale en acceptant de danser en public avec Rhett Butler malgré sa lourde robe de veuve de guerre.

On ne sera donc pas étonné que le port du deuil ait évolué avec le statut des femmes au cours du XXe siècle. D’abord, le costume s’est simplifié. La guerre de 14 a multiplié les veuves, et, par là-même, elle les a fait sortir du foyer, contraintes à se lancer dans la vie active peu compatible avec les longs voiles de crêpe.

Et aujourd’hui, comme pour le reste du costume, le deuil a presque totalement perdu sa signification sociale. Et cela a été très rapide. Je me souviens quand j’étais enfant des teintureries (aujourd’hui on dit pressing, précision à l’usage des jeunes générations) qui affichaient « DEUIL EN 24 HEURES ». Cela ne voulait pas dire qu’on vous refroidissait votre oncle à héritage dans la journée, mais qu’on teignait en noir votre garde-robe pour la rendre compatible avec l’expression sociale de votre chagrin.

Mais le costume, je l’ai déjà dit maintes fois, a totalement perdu sa signification sociale. Quand je tenais ma rubrique de conseils sur le code, on m’a souvent demandé s’il était obligatoire de s’habiller en noir pour assister à un enterrement.

Et j’ai remarqué que le deuil affiché était parfois ressenti comme ostentatoire.

Je m’interroge devant cette contradiction : d’une part on étale sa vie privée à la télévision, on hurle ses conversations téléphoniques privées dans l’autobus, et d’autre part le tabou sur la mort n’a jamais été aussi fort. On a à peine le droit d’avoir du chagrin, et surtout de le manifester. On se fait une gloire de retourner bosser le lendemain de l’enterrement d’un proche, et les gens qui présentent leurs condoléances suscitent souvent une réaction de gêne. La norme sociale hésite et on ne sait plus comment faire.

Notre société veut ignorer la mort. Elle la nie, comme elle nie la vieillesse, son antichambre. Alors évidemment le deuil dérange puisqu’il nous oblige sortir de notre individualisme névrotique pour remarquer le chagrin d’autrui.

Pourtant, avouez qu’elle était belle la robe de velours noir de Scarlett O’Hara…

Sylviane Roche

Sylviane Roche, professeur et écrivain, s'intéresse depuis toujours aux règles qui gèrent la vie en société. Pour les connaître, les comprendre et même, éventuellement, les enfreindre en connaissance de cause.