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Soyons Laid !

Soyons laid !

Je viens de lire le dernier roman d’Etienne Barilier, Ruiz doit mourir, dans lequel il pose, de façon passionnante et désespérante à la fois, la question de la laideur dans l’art du XXe siècle. Pour cela, il imagine le journal d’un peintre anglais néoclassique qui a vraiment existé, John William Godward (1861-1922), dans lequel celui-ci exprime sa haine et sa fascination pour celui qu’il appelle Ruiz, alors en pleine ascension (nous sommes en 1917), et dont le nom entier est bien entendu Ruiz Picasso. Je ne vais pas raconter le roman, juste vous recommander sa lecture, mais il a résonné en moi avec une particulière intensité à cause d’une soirée que j’ai vécue cette semaine.

J’étais à Paris, invitée à la projection en avant-première d’un téléfilm de France 2. Le public était donc composé d’acteurs (certains célèbres), de réalisateurs, de producteurs, de techniciens de cinéma, bref tout un petit monde de people qui font rêver les lecteurs des magazines. C’était une projection privée sur invitation, donc un événement que ma grand-mère aurait qualifié de bien parisien. Elle fut d’ailleurs suivie d’un super buffet qui témoignait du succès grandissant de la série.

Quand je suis arrivée, il y avait déjà pas mal de monde sur le trottoir devant la salle du cinéma Max Linder où avait lieu la projection. On se saluait, on s’embrassait, on manifestait son ravissement à se retrouver là, rien que de très normal dans ce milieu de haines recuites et de jalousies solides.

Et là, j’ai été vraiment frappée par ce que je voyais : un tas d’hommes et de femmes confondus dans le même uniforme monochrome gris, bleu marine, noir. Des tissus élimés, des formes avachies. Des baskets, des jeans même pas bien coupés, des T-shirts délavés, des cheveux tristes ou sales, des barbes de trois jours sur des visages gris. Pas de bijoux, pas de couleur, pas de coiffure. Là où on aurait pu s’attendre à un peu de glamour, de plaisir, d’efforts pour être à son avantage, rien que de la laideur. Une laideur appliquée, patiemment entretenue. Parce que certaines jeunes femmes présentes et que je connais bien sont plutôt jolies, belles même, au naturel. Mais là, il leur fallait se conformer à la mode. Et la mode, c’est d’être laid et triste.

Et cela m’a ramenée au roman de Barilier que je venais juste de finir.

La décomposition de la forme que pressent Barilier dans son livre n’a pas envahi que l’art. Elle s’est emparée aussi de la rue, de la vie des gens, de leur corps même.

Le film qui était projeté se passe dans les années 50. Et le dossier de presse précise que c’est un film en costumes. Ce qui veut dire, en l’occurrence, que les hommes portent des cravates, des chemises, des vestons, des imperméables, et que les femmes ont des jupes, des robes, des talons, des cheveux coiffés et des sacs à main assortis à leurs chaussures. Bref, ils sont habillés. Et c’est aussi loin de nous que les crinolines et les robes à paniers.

Je m’interroge depuis longtemps sur la décadence du costume, amorcée par ma génération dans les années 70. Entre la laideur agressive des vêtements de sport (doudounes, shorts, baskets, sac à dos) portés partout et tout le temps, et la laideur fatiguée soigneusement entretenue des participants à cette soirée, je suis sûre qu’il y a là bien plus qu’une simple question de fringues.

Le costume engage le rapport à l’autre. On s’habille pour signifier son adéquation à une circonstance, son respect pour l'hôte ou l'interlocuteur, ou manifester simplement le désir de plaire. Mais il engage aussi le rapport à soi-même. On tente de se montrer à son avantage, on n’a pas peur de se mettre en valeur. On se présente. On s'aime un peu…

Tout cela disparaît. Cela me met dans le même état de colère que lorsque j’ai visité la collection d’art contemporain de Pinault à la Dogana de Venise. Laideur brute et revendiquée, dérision, haine de soi…

Mais qu’est-ce qu’on va devenir dans ce monde-là ?

 

 

 

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