Bonjour le code (social)!

Privé/public

Des discussions que j’ai eues ces derniers temps, et certaines réactions à mon dernier blog, me donnent envie de préciser ma position à propos d’une question qui est, je crois, au cœur des comportements sociaux. C’est celle des rapports entre le public et le privé. Bien entendu, ce qui entre dans l’une et l’autre de ces catégories varie dans le temps et dans l’espace, mais ce qui ne varie pas, c’est que dans toutes les sociétés humaines, il y a des choses qu’on fait chez soi et pas dehors, qu’on dit aux proches et pas aux étrangers, qu’on montre aux intimes et pas aux autres. Il y a des comportements qui supportent le regard d’autrui et d’autres qui l’excluent absolument. Et je crois que cette frontière est une des structures fondamentales des sociétés humaines.

Or, il me semble que dans notre société cette frontière vacille et c’est un problème grave. Un des exemples les plus évidents est l’étalage de la vie privée dans la «téléréalité», les gens qui viennent raconter leur vie sexuelle et/ou conjugale devant des millions de spectateurs, qui baisent devant la caméra comme dans le fameux Loft ou qui hurlent grâce au portable des conversations privées dans l’autobus.

Mais il y a plus subtil, par exemple la mode des sous-vêtements portés pardessus ou visibles exprès: robes que ma mère qualifierait de combinaisons, soutien-gorge apparent par exemple noir sous un corsage blanc, élastique du slip plus haut que la ceinture du pantalon, etc… Pas grave, me direz-vous, certes, mais métaphore d’autre chose bien plus insidieux, comme l’est toujours la mode vestimentaire.

Il y a quelques années, dans un établissement scolaire que je connais bien, certains profs, visiblement pas très au clair eux-mêmes sur cette question, avaient imaginé de placer des canapés (!) dans les couloirs afin que les élèves reposent leurs pauvres abattis épuisés par de longues années de vie laborieuse. Au bout de quelques semaines, on a dû les retirer, parce que les ados en question ne se contentaient pas de s’y asseoir, comme on peut s’y attendre dans un lieu public. Ils s’y couchaient, y dormaient, et même à deux, et même l’un sur l’autre… Bref, ils prenaient le couloir du gymnase au mieux pour un salon, au pire pour une chambre à coucher, ils prenaient un lieu public pour un espace privé, et se comportaient comme tel.

La première fois que je suis allée aux Etats-Unis, j’avais été frappée par les femmes qui allaient faire leurs courses en robe de chambre et avec des bigoudis sur la tête. A cette lointaine époque, c’était, chez nous, considéré comme affreusement vulgaire (Nana sort en cheveux et en robe de chambre, mais c’est parce qu’elle est, justement, une fille publique). C’était l’irruption de l’intime, le domicile privé, là où, en effet on peut traîner en pantoufles et où on se fait des shampoings, dans l’espace public du super marché. Aujourd’hui, même ici, cela n’étonne plus personne.

Bon, les exemples abondent. Mais pourquoi cela vous inquiète-t-il, chroniqueuse passéiste et rétrograde? C’est que j’y vois une métaphore du rapport à autrui. Il y a en effet deux possibilités: si je m’exhibe ainsi, c’est, soit que je veux choquer l’autre, soit que, à l’opposé, je m’en fous royalement. Dans les deux cas, cet autre n’a plus d’existence propre, n’est plus considéré pour lui-même. Ou il sert à nous renvoyer notre propre image narcissique et agressive (je jouis de ta réaction de vieux con coincé qui me prouve à quel point je suis libéré et moderne et qui me fait exister par là-même), ou il est simplement nié, j’agis comme si j’étais seul dans ma chambre ou dans ma salle de bain parce que, tout simplement, je ne vois pas les autres. Mon regard aveugle ne perçoit que moi et myself (comme dans les sinistres selfies où le regard photographique, par définition tourné vers l’extérieur, se retourne et rentre en lui-même dans une consternante contemplation de mon visage déformé et rigolard).

Et, enfin, ce que j’ai déjà évoqué dans mon blog précédent, la mort du désir. L’érotisme, c’est justement la réalisation dans l’espace intime de ce qui est interdit dans l’espace public. C’est ça, la transgression. Si tout se dit, se fait, se montre et s’explicite publiquement, alors s’en est fini de l’érotisme, on est dans la pornographie et c’est désolant.

Un bordel de sens, comme aurait dit Flaubert, où tout se vaut et s’annule.

Et c’est encore Brassens qui disait «J’ai bien peur que la fin du monde soit bien triste»…

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