Entrepreneurs, racontez votre histoire!

En tant que Suisses terre à terre et fidèles à nous-mêmes, nous aimons regarder les Américains avec un soupçon d’arrogance: leur tendance à se mettre en avant, à utiliser des superlatifs et à employer des phrases d’accroche et un langage marketing lorsqu’ils parlent de choses aussi simples que le petit-déjeuner qu’ils viennent de prendre nous font doucement sourire. En Suisse, nous aimons nous en tenir aux faits, être réfléchis et mesurés dans le choix de nos propos, et nous nous méfions des exagérations. Un ton sérieux et sec est synonyme de professionnalisme, tout comme l’utilisation de données et de détails pour étayer nos arguments.

Dans le cadre quotidien de notre travail, qui consiste à mettre en relation les start-up, les universitaires et les entreprises suisses avec l’écosystème de la Silicon Valley, nous sommes aux premières loges pour assister à l’affrontement – et la transformation – de ces deux cultures. A leur arrivée, la plupart des visiteurs suisses sont réservés, calmes et effacés. Après s’être mêlés aux gens, avoir rencontré et échangé avec les habitants au cours de diverses visites, les Suisses tendent à se détendre et à apprécier la spontanéité, l’ouverture et la légèreté de leurs homologues d’outre-Atlantique et à comprendre que professionnalisme et jovialité peuvent aller de pair.

Cependant, ce que de nombreuses start-up suisses participant à nos bootcamps ne semblent pas saisir pleinement, c’est l’importance d’une origin story: l’histoire du pourquoi, du mythe fondateur. Les entrepreneurs de la Silicon Valley ont une capacité exceptionnelle à relier ce qu’ils font à leur parcours personnel, à leurs antécédents, à leur but, à leur passion, et à tisser une histoire puissante autour d’un protagoniste important: «moi». Ce que nous, les Suisses, pourrions qualifier d’égocentrisme repose sur la simple constatation qu’un bon pitch nécessite une accroche émotionnelle: où tout cela a-t-il commencé? Pourquoi cela m’intéresse-t-il? Qu’est-ce qui me motive? Et pourquoi devriez-vous vous en soucier également?

Prenez les fondateurs de Creator, un nouveau restaurant de hamburgers qui emploie des robots pour cuisiner et préparer des hamburgers de manière plus efficace et plus régulière. Le cofondateur et CEO, Alex Vardakostas, a ce que TechCrunch appelle la superhero origin story, soit l’histoire de l’origine du super-héros. Fils d’immigrés qui possédaient un restaurant, il a grandi en préparant des hamburgers et a reconnu les lacunes du processus de préparation. Il a démarré la construction d’un robot dans son garage en Californie du Sud, avant de déménager à San Francisco, de rencontrer le cofondateur et sa future entreprise, lancée en 2009.

Autre exemple: les fondateurs de JUST, une entreprise de protéines végétales. La mère célibataire de Josh Tetrick peinait à joindre les deux bouts et ne pouvait se permettre d’acheter des aliments sains et respectueux de l’environnement, malgré la maladie cardiaque dont souffrait son fils. Son frère et lui sont aujourd’hui à la conquête du marché des œufs avec une alternative végétalienne, plus saine et plus écologique à base de haricot mungo. Qui ne trouverait pas l’étincelle dans ces histoires auxquelles il est facile de s’identifier?

Ce ne sont pas les données brutes, mais bien les histoires qui les entourent qui représentent l’outil le plus puissant pour transmettre un message. Elles nous transportent dans le monde des autres. Les histoires incarnent notre condition de créatures sociales: nous nous connectons aux autres, même aux inconnus, et nous nous soucions d’eux dès lors que nous sommes capables d’empathie à leur égard.

Les scientifiques ont démontré que, lorsque nous écoutons une histoire, notre cerveau émet du cortisol, qui accroît notre attention, et de l’ocytocine. Cette hormone peptidique joue un rôle important dans les comportements pro-sociaux tels que l’établissement de la confiance et l’attachement à autrui. C’est l’hormone qui nous permet de nous identifier et d’établir un lien avec le protagoniste d’une histoire. Une étude réalisée en 2009 par le neuro-économiste Paul Zak, de l’Université d’Etat de San Diego, a démontré que la combinaison du cortisol et de l’ocytocine libérée lorsque nous entendons une histoire puissante a un effet positif sur la générosité. Les sujets d’une de ses expériences étaient plus susceptibles de donner de l’argent à d’autres ou de faire un don à une cause après avoir regardé une vidéo animée d’un père et de son fils mourant âgé de 2 ans.

En d’autres termes: le fait de raconter une histoire modifie notre comportement en impactant la chimie de notre cerveau. Cela pourrait même inciter quelqu’un à investir dans une start-up qui n’a pas encore grand-chose à montrer, si ce n’est l’utopie d’un fondateur.

Que pouvons-nous donc apprendre de nos pairs américains? En transformant une présentation professionnelle en une histoire personnelle, nous pouvons créer des liens et de l’empathie. Raconter à quelqu’un l’histoire de mon «pourquoi» très personnel ne diminue pas le sérieux de mon entreprise, mais renforce ma crédibilité en mettant en évidence mon engagement et ma passion. En parallèle, si elle est bien racontée, mon histoire déclenchera une réaction émotionnelle et empathique, ce qui rendra les auditeurs plus susceptibles de soutenir ma cause.

Si les start-up suisses égalent facilement la profondeur technologique et le potentiel d’innovation de nos homologues de la Silicon Valley, nous ne pourrons pas rallier les supporters nécessaires à toute nouvelle entreprise sans concevoir l’importance d’un bon storytelling.

Article rédigé par Gioia Deucher.

Data flow. Image courtesy swissnex SF

Le contrat social à l’âge de l’accélération : comment la réglementation peut-elle suivre?

« Si le prétendu progrès technologique de l’humanité devenait un ennemi du bien commun, il conduirait à une régression déplorable vers une forme de barbarie dictée par la loi du plus fort ».  / Pape François 1er, 27 septembre 2019

La puissance informatique évolue de façon exponentielle et nous permet de saisir des quantités de données toujours plus importantes. Qu’il s’agisse de données relatives à la santé, à l’activité humaine ou à l’urbanisme, les pays technologiquement avancés ont une nouvelle obsession : la possibilité de tout mesurer.

Animés par le mantra de la productivité et (parfois) de la précision, nous nourrissons alors l’intelligence artificielle de données recueillies dans le but d’automatiser l’analyse, la prise de décision, les processus et les actions qui en résultent. En découle un nouveau monde d’opportunités, assorties d’une série de nouveaux défis.

Aux Etats-Unis, la prise de position à l’encontre du big data (les GAFA) s’est imposée comme dénominateur commun entre les candidats démocrates, en pleine campagne électorale avant les primaires. Face au sentiment général de désillusion à l’égard de la technologie, je me demande si nous ne sommes pas confrontés à un nouveau dilemme des biens communs, qui aurait toute sa place dans une tragédie classique : les intérêts individuels égoïstes à court terme vont à l’encontre des intérêts collectifs à long terme. À travers des centaines de décisions inconscientes, nous sommes quotidiennement en quête de satisfaction instantanée – des likes et des partages, des services gratuits et de la consommation immédiate – au détriment de la vie privée et de l’intégrité.

Bon nombre des technologies qui dictent notre vie de tous les jours ont été développées par de jeunes technologues pleins d’idéaux, rêvant d’impacter positivement notre monde. Mais il est apparu que ces aspirations fondamentales sont intrinsèquement en conflit avec notre système capitaliste : le diktat de la croissance à tout prix pousse les entreprises à abuser de notre confiance.

Vers un nouveau contrat social?

Un contrat social est fondé sur la volonté de conclure une convention collective, au détriment de la liberté individuelle, afin de protéger la sécurité et du bien-être individuels. Sous prétexte de favoriser le bien commun, cela nous oblige à compromettre notre autonomie. À l’ère du numérique, le contrat social se manifeste dans la renonciation à une partie de notre liberté et de notre confort au profit d’une responsabilité renforcée et de l’intégrité de nos valeurs fondamentales : vie privée, égalité, inclusion…

Il incombe alors au pouvoir souverain d’incarner le contrat social formalisé par Rousseau, et le gouvernement doit établir la réglementation nécessaire à la protection du bien commun.

Pourtant, alors qu’ils endossent le rôle crucial de la protection des sociétés numérisées, les gouvernements du monde entier peinent à suivre la cadence. Par défaut, la réglementation est toujours à la traîne. Fil rouge des marchés, le libéralisme implique un nombre limité de règles pour laisser le champ libre à la croissance économique et à l’innovation. Les organismes prescripteurs ne doivent intervenir que si les inefficacités du marchés ou les facteurs externes négatifs sont prévus ou observés. En découle une réaction qui n’a généralement lieu qu’après la constatation d’un certain niveau de dommages, destinée principalement à limiter les dégâts et éviter les suivants.

Alors que le rythme de l’innovation technologique ne fait qu’accélérer, la réglementation est de plus en plus tardive. Comme l’a récemment indiqué le Chief Data Officer d’une importante société de la Silicon Valley : « Le Règlement sur la Protection des Données Personnelles GDPR (entré en vigueur en 2018) est en train de résoudre un problème qui date de 2004… nous devrons probablement attendre encore dix ans ou plus avant que les problèmes actuels soient traités par la réglementation. »

L’autorégulation ou règlementation?

Serait-il alors judicieux de nous en remettre exclusivement à l’autorégulation (présentant l’avantage d’agir en temps réel) des entreprises, implémentée par celles qui sont les plus aptes à saisir les défis liés à leur activité ? Lors de ce qui s’est apparenté à un exercice de relations publiques, Facebook a récemment annoncé, et avec grand bruit, des modifications sur sa plateforme destinées à protéger le droit des utilisateurs à la protection de la shpère privée, de la véracité et de l’intégrité. De son côté, Microsoft s’est dernièrement efforcé de se positionner comme la conscience du monde technologique. Google n’a eu d’autre choix que de se plier à la volonté de ses employés en s’abstenant de conclure des contrats gouvernementaux militaires. Mais ces mesures sont purement cosmétiques. En effet, un système dans lequel la valeur actionnariale prend le pas sur tout le reste ne permet pas d’autoréglementation sincère, plaçant la protection du bien commun au cœur de ses préoccupations. Les mesures incitatives du marché n’auront simplement pas d’effet.

Ce constat me ramène au rôle du gouvernement : comment faire évoluer le cadre et les normes légales en temps réel, nous permettant ainsi de maîtriser le développement et le déploiement des dernières technologies ?

La première prémisse est évidente. Les organismes de réglementation se doivent suivre de près l’évolution des technologies et de les comprendre. Cette tâche, aussi stimulante soit-elle, exige un savoir-faire technique approfondi, une connaissance étendue des outils législatifs et un réel engagement envers la fonction publique. Alors même que le secteur privé est engagé dans une « guerre des talents » sans merci pour s’assurer les compétences techniques, le secteur public ne peut simplement pas se montrer compétitif. Les normes du travail dans les domaines technologiques exigent des gouvernements qu’ils ajustent radicalement les grilles salariales, les avantages sociaux et les conditions de travail qu’ils proposent. En parllèle, il est primordial que les fonctionnaires, quel que soit leur domaine d’activité, améliorent continuellement leurs connaissances techniques et leur savoir-faire pour suivre la cadence de l’évolution technologique. La technologie est partout.
Enfin, et surtout, il est indispensable de maintenir un dialogue constant et authentique entre les régulateurs et décideurs politiques, les experts et universitaires, la société civile et le secteur privé, gage d’une action politique significative et durable.

Un appel à de nouvelles formes de collaboration

Des initiatives multipartites telles que la Swiss Digital Initiative annoncée à Genève au début du mois de septembre, représentent des pas dans la bonne direction. En dépit des bonnes intentions évidentes et d’un « pourquoi » relativement clair, les contours du « quoi », et encore plus du « comment » restent flous. Le Centre pour la quatrième révolution industrielle du Forum économique mondial, établi à San Francisco, offre également une plateforme au dialogue et à l’apprentissage fondamentaux. Ainsi, il encourage une action collective coordonnée entre les dirigeants mondiaux, en étroite collaboration avec les principales entreprises technologiques, le tout facilité par sa proximité géographique avec les épicentres de l’innovation.

Pour sa part, le réseau swissnex se concentre sur une approche ascendante. En favorisant l’échange de connaissances et le dialogue entre les disciplines et les nations, en réunissant les acteurs du milieu universitaire, du secteur privé, des industries créatives et de la société civile, on permet l’émergence de nouveaux modes de réflexion au sujet des problématiques existantes et aux solutions qui en découlent, tout en catalysant des formes innovantes de collaboration internationale. Depuis San Francisco, la perspective de swissnex lui permet de sensibiliser les décideurs politiques suisses aux progrès scientifiques et aux technologies naissantes, qui viendront bousculer nos sociétés, nos industries et nos systèmes.

L’intégralité des structures existantes, y compris les structures réglementaires, vont inévitablement être impactées par la conception de systèmes technologiques qui surveillent et enregistrent des données, puis émettent des recommandations basées sur ces dernières. Les processus de prise de décision basés sur le big data n’ont même pas besoin d’être automatisés pour être révolutionnaires. Ils ne nécessitent pas non plus d’intelligence artificielle omnisciente, évaluant notre santé et notre sécurité. L’ampleur de la collecte et de l’analyse de nos données est sans précédent : elle est déjà révolutionnaire. La complexité des possibilités offertes par ces systèmes – bonnes ou mauvaises – va inéxorablement s’accélérer. Cela exige de nouvelles formes de collaborations entre tous les secteurs, couplées au courage de réimaginer ces systèmes, afin de s’assurer qu’ils contribuent à la liberté et au développement du potentiel humain, plutôt qu’à la création d’une couche opaque de bureaucratie déshumanisante.

By Gioia Deucher, CEO, swissnex San Francisco