La «dérive sentimentale», ennemi numéro un de la démocratie

Notre époque est marquée au coin des « sentiments » engendrés ou entretenus par l’image et par tous les moyens technologiques. Ces derniers favorisent les réseaux d’amis ou d’ennemis reliés par « l’amour ou la haine », beaucoup moins souvent par la réflexion. Or la démocratie est un régime de réflexion et de raison. Cela ne signifie pas que les autorités en tant que personnes, les citoyens comme individus doivent être dénués de sentiments, de chaleur humaine, de sensibilité, loin de là. Mais lorsqu’il s’agit du fonctionnement des institutions, de l’exercice du mandat politique, de la recherche du meilleur service du bien commun, la « dérive sentimentale », comme dirait Jean Romain, est catastrophique. C’est la raison pour laquelle, à mon avis, il est toujours dangereux de prévoir une élection de l’exécutif par le peuple. Le culte de la personnalité favorisée par la nécessité du ou des candidats de « se vendre » a pour conséquence que la publicité électorale doit faire appel à ce qui touchera les foules. Cela favorise les promesses impossibles à tenir, les discours tonitruants et vides, les flatteries des plus bas instincts (jalousie, vanité, phobies de toute catégorie). On sait bien que pour être élu il faut toucher les foules et les foules ne pensent pas.

Le problème est un peu différent en ce qui concerne l’élection du législatif dans la mesure où l’élément partisan, donc prioritairement politique, joue un rôle. Théoriquement, cela devrait encourager les partis politiques à élaborer et mettre en valeur un programme raisonné. Malheureusement, le jeu est fréquemment faussé par un programme vide mais gonflé de promesses flattant les mauvais sentiments, parfois par la tendance actuelle, chez nous en tous les cas, de chaque candidat d’une liste, d’essayer de faire une campagne personnelle où l’on retrouve les défauts de la campagne pour un membre de l’exécutif élu par le peuple.

La « dérive sentimentale » fausse également de plus en plus l’exercice de la démocratie directe que représente l’initiative populaire constitutionnelle. Les titres sont fréquemment trompeurs. Deux exemples récents: l’initiative rejetée en 2014, intitulée « Financer l’avortement est une affaire privée – alléger l’assurance maladie en radiant les coûts de l’interruption de grossesse de l’assurance de base ». Le texte de l’initiative elle-même ne concernait que l’assurance de base et ne posait pas du tout la question éthique fondamentale du caractère privé ou non de l’avortement. Or on ne vote pas le titre comme tel, soit le principe du caractère privé ou non du financement de l’avortement, on ne vote que le texte destiné à la constitution. On ne saura donc pas si le résultat négatif du vote concernait le principe éthique ou seulement le problème LAMAL du texte.

Un deuxième exemple est celui de l’initiative soumise au vote le 28 février prochain, intitulée « pour le couple et la famille – non à la pénalisation du mariage » dont le texte pose le problème éthique de la définition du mariage en même temps qu’une question purement fiscale très technique ». Le débat se focalise sur l’aspect fiscal qui est l’un des enjeux principaux que le titre n’exprime absolument pas. Que signifie en soi « la pénalisation du mariage » ? Rien, mais cela touche tous ceux qui tiennent à cette institution. On surfe sur les bons sentiments, on déploie un papier qui ressemble terriblement à un de ces anciens colle-mouches sur lesquels on espère voir s’agglutiner des citoyens au cœur sensible. L’interprétation ultérieure du résultat du vote sera impossible et les plus fanatiques auront beau jeu de crier à la trahison des autorités qui ne « respecteront pas la volonté populaire ». Comment respecter ce que les auteurs mêmes du texte ont rendu trouble ?
Les exemples pourraient être multipliés. C’est un grave sujet d’inquiétude. La « dérive sentimentale » est plus favorable aux systèmes politiques totalitaires qu’à la démocratie.

Suzette Sandoz

Suzette Sandoz est née en 1942, elle est professeur honoraire de droit de la famille et des successions, ancienne députée au Grand Conseil vaudois, ancienne conseillère nationale.

Une réponse à “La «dérive sentimentale», ennemi numéro un de la démocratie

  1. Le piège est surtout dans la rédaction des questions posées, et c’est là que la bêtise et la malhonnêteté intellectuelle jouent leur rôle le plus pervers. “Ce qui se conçoit bien s’énonce clairement, et les mots pour le dire arrivent aisément”, disait Boileau. Mais vous avez raison sur le fond, comme toujours…

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