Cyberhumanisme

Fable de l’ère numérique écrite par Solange Ghernaouti en septembre 1999, publiée dans le dernier numéro du vingtième siècle du Bulletin HEC (Lausanne).

A l’heure des cyberattaques, ce conte pour une vision du numérique au-delà de la technique, du pouvoir et de la malveillance, pour qu’un cyber-humanisme puisse être un horizon …

En hommage à René Berger avec lequel nous avons écrit le livre « Technocivilisation : pour une philosophie du numérique » paru en 2010 (Collection Focus Science, EPFL Press).

Si le Net avait existé au dix-huitième siècle … Conversation entre Denis Diderot, Jean – Jacques Rousseau et Jean le Rond d’Alembert constituée d’extraits réels issus de différents textes, pour un dialogue imaginé sur le Net dans le forum de discussion :

« Vitam impendere vero » (Vouer sa vie à la vérité)

Prologue

… « Comment s’étaient-ils rencontrés? Par hasard, comme tout le monde. Comment s’appelaient-ils? Que vous importe? D’où venaient-ils? Du lieu le plus prochain. Où allaient-ils? Est-ce que l’on sait où l’on va? Que disaient-ils? » … Diderot (Jacques le fataliste)

Rousseau

… «  Me voici donc seul sur la terre, n’ayant plus de frère, de prochain, d’ami, de société que moi-même Le plus sociable et le plus aimant des humains en a été proscrit. Par un accord unanime ils ont cherché dans les raffinements de leur haine quel tourment pouvait être le plus cruel à mon âme sensible, et ils ont brisé violemment tous les liens qui m’attachaient à eux. J’aurais aimé les hommes en dépit d’eux-mêmes. Ils n’ont pu qu’en cessant de l’être se dérober à mon affection. Les voilà donc étrangers, inconnus, nuls enfin pour moi puisqu’ils l’ont voulu. Mais moi, détaché d’eux et de tout, que suis-je moi-même ? Voilà ce qui me reste à chercher. Malheureusement cette recherche doit être précédée d’un coup d’œil sur ma position. C’est une idée par laquelle il faut nécessairement que je passe pour arriver d’eux à moi. » …

Diderot

…« Il y a une éternité que je ne vous ai vu. Je ne pense guère à vous, quand je ne vous vois pas. Mais vous me plaisez toujours à revoir. Qu’avez-vous fait ? » …

Rousseau

… « L’indépendance que je croyais avoir acquise était le seul sentiment qui m’affectait. Libre et maître de moi-même, je croyais pouvoir tout faire, atteindre à tout: je n’avais qu’à m’élancer pour m’élever dans les airs. J’entrais avec sécurité dans le vaste espace du monde ; mon mérite allait le remplir. »…

d’Alembert

« Que ne coûtent point les premiers pas en tout genre ? Le mérite de les faire dispense de celui d’en faire de grands ».

Rousseau

… « Les bornes du possible dans les choses morales sont moins étroites que nous ne pensons. Ce sont nos faiblesses, nos vices, nos préjugés qui les rétrécissent. »… «  Ignores-tu que tu ne saurais faire un pas sur la terre sans y trouver quelque devoir à remplir, et que tout homme est utile à l’humanité par cela seul qu’il existe? » …

Diderot

« Vous désirez, monsieur, de connaître mes idées sur une affaire qui vous paraît très importante, et qui l’est. Je suis trop flatté de cette confiance pour ne pas y répondre avec la promptitude que vous exigez et l’impartialité que vous êtes en droit d’attendre d’un homme de mon caractère. Vous me croyez instruit, et j’ai en effet les connaissances que donne une expérience journalière, sans compter la persuasion scrupuleuse où je suis que la bonne foi ne suffit pas toujours pour excuser des erreurs. Je pense sincèrement que dans les discussions qui tiennent au bien général, il serait plus à propos de se taire que de s’exposer, avec les intentions les meilleures, à remplir l’esprit d’un magistrat d’idées fausses et pernicieuses » …

Rousseau

…« L’homme est né libre, et partout il est dans les fers. Tel se croit le maître des autres, qui ne laisse pas d’être plus esclave qu’eux. Comment ce changement s’est-il fait ? Je l’ignore. Qu’est-ce qui peut le rendre légitime ? Je crois pouvoir résoudre cette question. Si je ne considérais que la force, et l’effet qui en dérive, je dirais : Tant qu’un peuple est contraint d’obéir et qu’il obéit, il fait bien ; sitôt qu’il peut secouer le joug et qu’il le secoue, il fait encore mieux; car, recouvrant sa liberté par le même droit qui la lui a ravie, ou il est fondé à la reprendre, ou l’on ne l’était point à la lui ôter. Mais l’ordre social est un droit sacré, qui sert de base à tous les autres. Cependant ce droit ne vient point de la nature ; il est donc fondé sur des conventions. Il s’agit de savoir quelles sont ces conventions. Avant d’en venir là je dois établir ce que je viens d’avancer. » …

d’Alembert 

… « La nature de l’homme, dont l’étude est si nécessaire, est un mystère impénétrable à l’homme même, quand il n’est éclairé que par la raison seule  ; et les plus grands génies à force de réflexions sur une matière si importante, ne parviennent  que trop souvent à en savoir un peu moins que le reste des hommes ».

Rousseau 

… « Quand on a une fois l’entendement ouvert par l’habitude de réfléchir, il faut toujours mieux trouver de soi même les choses qu’on trouverait dans les livres ; c’est le vrai secret de les bien mouler à sa tête, et de se les approprier : au lieu qu’en les recevant telles qu’on nous les donne, c’est presque toujours sous une forme qui n’est pas la nôtre. » …

Diderot 

… « Jeune homme, prends et lis. Si tu peux aller jusqu’à la fin de cet ouvrage, tu ne seras pas incapable d’en entendre un meilleur. Comme je me suis moins proposé de t’instruire que de t’exercer, il m’importe peu que tu adoptes mes idées ou que tu les rejettes, pourvu qu’elles emploient toute ton attention. Un plus habile t’apprendra à connaître les forces de la nature; il me suffira de t’avoir fait essayer les tiennes. Adieu. » …

« Encore un mot, et je te laisse. Aie toujours présent à l’esprit que la nature n’est pas Dieu, qu’un homme n’est pas une machine, qu’une hypothèse n’est pas un fait; et sois assuré que tu ne m’auras point compris, partout où tu croiras apercevoir quelque chose de contraire à ces principes. » …

Rousseau 

… « L’art d’interroger n’est pas si facile qu’on pense. C’est bien plus l’art des maîtres que des disciples ; il faut avoir déjà beaucoup appris de choses pour savoir demander ce qu’on ne sait pas. »…

Diderot

…« Qu’elle est donc la vérité utile à l’homme qui ne soit découverte un jour ? »…

Rousseau 

… « Oserais-je exposer ici la plus grande, la plus importante, la plus utile règle de toute l’éducation ? Ce n’est pas de gagner du temps, c’est d’en perdre. .  »…

Diderot

… « La société est partagée en deux classes d’hommes : les unes savent mal et parlent de tout ; c’est le plus grand nombre […] les autres ignorent et cherchent à s’instruirent ; c’est le plus petit nombre. »…

Rousseau 

…« Rendez votre élève attentif aux phénomènes de la nature, bientôt vous le rendrez curieux ; mais pour nourrir sa curiosité, ne vous pressez jamais de la satisfaire. Mettez les questions à sa portée, et laissez-les lui les résoudre. … Si jamais vous substituer dans son esprit l’autorité à la raison, il ne raisonnera plus ; il ne sera que le jouet de l’opinion des autres. »…

Diderot

On ne retient presque rien sans le secours des mots, et les mots ne suffisent presque jamais pour rendre précisément ce que l’on sent.

Rousseau 

… « Nos premiers maîtres de philosophie sont nos pieds, nos mains, nos yeux. Substituer des livres à tout cela, ce n’est pas à nous apprendre à nous servir de la raison d’autrui ; c’est nous apprendre à beaucoup croire, et à ne jamais rien savoir.  »…

Diderot 

…« Qu’est-ce qu’un paradoxe, sinon une vérité opposée aux préjugés du vulgaire, ignorée du commun des hommes, et que l’inexpérience actuelle les empêche de sentir ? Ce qui est aujourd’hui un paradoxe pour nous sera pour la postérité une vérité démontrée. »…

Rousseau 

… « On ne jouit sans inquiétude que de ce qu’on peut perdre sans peine ; et si le vrai bonheur appartient au sage, c’est parce qu’il est de tous les hommes celui à qui la fortune peut le moins ôter »…

Diderot

… « Dire que l’homme est un composé de force et de faiblesse, de lumière et d’aveuglement, de petitesse et de grandeur, ce n’est pas lui faire son procès, c’est le définir. »…

Rousseau 

…« Renoncer à sa liberté, c’est renoncer à sa qualité d’homme, aux droits de l’humanité. Même à ses devoirs… Une telle renonciation est incompatible avec la nature de l’homme, et c’est ôter toute moralité à ses actions que d’ôter toute liberté à sa volonté. »…

Diderot 

… « Les erreurs passent, mais il n’y a que le vrai qui reste. L’homme est donc fait pour la vérité ; la vérité est donc faite pour l’homme puisqu’il court sans cesse après elle ; qu’il l’embrasse quand il la trouve. »…

Rousseau 

… « Quiconque  a le courage de paraître toujours ce qu’il est deviendra tôt ou tard ce qu’il doit être ; mais il n’y a rien à espérer de ceux qui se font un caractère de parade.  »…

 

Aménagisme numérique et technologies militaires émergentes

L’aménagisme numérique est un néologisme construit à partir des concepts recouverts par les notions d’aménagement et de développement numérique. Il fait référence aux capacités de transformation du territoire, de la ville, de l’organisation et de l’individu par le numérique et au pourvoir de transformation de ce dernier de toutes les pratiques humaines. L’aménagisme numérique qualifie les actions de transformation de ce qui est (environnement, vivant, organisation) par les technologies de traitement de l’information et les télécommunications.

De nos, jours, la maitrise du numérique est devenu un enjeux majeur d’expression des pouvoirs politique et économique. Cela se reflète notamment dans les politique de sécurité des pays avancés, qui intègrent, dans leurs stratégies militaires et économiques, celles liées aux technologies émergentes.

Force est de constater que certains pays pensent leur défense en termes de technologies militaires émergentes. Ce faisant, ils soutiennent leur économie et imposent leur hégémonie technologique tout en contribuant à garder à distance leurs adversaires. La supériorité technologique fait partie depuis longtemps de leur stratégie de maîtrise des conflits, de sécurité et de sauvegarde de leurs intérêts nationaux et de leurs infrastructures vitales.

L’usage dual des technologiques à des fins militaires et civiles, notamment dans les domaines de l’économie, de la culture et de la santé, leurs permet d’investir dans des technologies innovantes pour atteindre en même temps, des objectifs de défense et des objectifs économiques. Depuis toujours, les avancées technologiques ont transformé l’art de faire la guerre. Les pays capables de les maîtriser sont des acteurs influents en mesure de gagner des guerres, de préserver leur souveraineté, de protéger leur économie et d’imposer leur hégémonie.

Désormais, l’omniprésence du numérique dans tous les champs d’action, dans toutes les disciplines, dans tous les secteurs d’activité, demande une certaine maîtrise globale du numérique. Cela passe en particulier par le contrôle des infrastructures informatiques et de télécommunication, la maîtrise de la cybersécurité et de la cyberdéfense mais aussi de la captation des données, de leur analyse, de leurs traitements et de leurs exploitations.

Le pouvoir de l’informatique contribue à rendre indissociables les supériorités militaire et économique. Les grandes puissances investissent depuis longtemps dans les infrastructures numériques, dans l’intelligence artificielle et dans les armes létales automatiques et autonomes.  De plus, leurs investissements portent également sur les technologies quantiques, les biotechnologies, les armes à énergie dirigée et les armes hypersoniques, elles-mêmes dépendantes des avancées de l’informatique, de l’électronique et de l’ingénierie logicielle.

Les vision et stratégie de ces pays sont généralement inscrites dans le long terme, aussi ils investissent de façon conséquente dans la diplomatie et le droit international. Ils sont des acteurs incontournables du dialogue international et de la (non-)régulation de l’usage des armes technologiques.

Certains pays investissent dans le développement technologique et dans celui des nouvelles compétences humaines nécessaires à leur maîtrise. Ils construisent le présent pour déterminer l’avenir et dominer le monde, alors que d’autres se préparent à vivre et à mourir dans le monde d’hier.

Quoi qu’il en soit, lorsqu’il s’agit de guerre, qu’elle soit économique ou militaire, les vers d’Aragon sont toujours actuels « L’homme change bien moins que ne changent ses armes / Un autre envahisseur vient par d’autres chemins / À des yeux différents brillent les mêmes larmes / Et le sang sur la terre a le même carmin » (L. Aragon – Caupolican Le romancero de Pablo Neruda).

Quoi qu’il en soit, sans remise en question de la technologisation de la société telle qu’elle s’est imposée, il sera difficile de faire vivre des alternatives crédibles à la course à l’armement technologique et à l’aménagisme numérique.