Faire face à l’illusion d’un numérique salvateur

Épisode 1

La fin de la naïveté

La technologie n’est pas neutre

La technologie est un instrument du pouvoir pour ceux qui la maitrisent. Il serait naïf de continuer à croire que seuls les bons ou les mauvais usages qui peuvent en être faits sont du ressort des utilisateurs et de leur éthique. En effet, depuis Prométhée dont le mythe rappelle qu’il dérobe le feu à Zeus pour le donner aux hommes, nous savons que « Toute innovation technique est à double face selon le changement qu’elle opère dans la distribution et l’exercice du pouvoir, elle enlève le pouvoir à certains pour le donner à d’autres, en changeant la réalité pour tous » [1].

C’est à la lumière de l’exercice du pouvoir et de l’expression de la puissance des acteurs qui imposent les technologies, qu’il est nécessaire de lire les conséquences de l’adoption de nouveaux usages numériques. Cela sans occulter les usages abusifs, détournés, criminels, terroristes et conflictuels qui peuvent en découler [2].

Le pouvoir numérique est dans les mains de ceux qui conçoivent, commercialisent, mettent en œuvre, gèrent, les infrastructures numériques, dans les mains de ceux en mesure de les pirater, de les saboter et de les cyberattaquer [3] rarement dans les mains des utilisateurs.

Un triple mensonge ontologique

L’adoption de nouveaux usages numériques s’est bâtie sur un triple mensonge :

  • Celui de la gratuité. Les utilisateurs payent avec leurs données. L’économie du numérique est bâtie sur l’exploitation des données collectées gratuitement et non sur leur protection.
  • Celui de l’illusion de liberté. Il ne peut s’agir de liberté lorsqu’il y a dépendance au numérique et à ses fournisseurs pour vivre tenu en laisse électronique et sous surveillance informatisée.
  • Celui faisant croire que l’évolution technologique est une évolution naturelle inéluctable. L’idéologie numérique n’est pas le résultat d’une évolution de la nature, elle reflète les affrontements économiques, politiques et les enjeux de rivalité de ceux qui imposent les modèles économiques et les usages numériques.

Le numérique porte une vision du monde, tels que promus par les géants de la Tech, qu’ils soient d’origine américaine ou chinoise, qu’elle est la notre ?

Les technologies sont le fruit d’une vision politique et économique. Elles modifient profondément la manière de vivre aux niveaux individuel et collectif dans les sphères privées, professionnelles et publiques, avec des répercutions sociétales et géopolitiques à l’échelle nationale et internationale.

Sortir de l’hypnose d’un numérique « Salvator mundi »

Il est temps de sortir de la croyance qui prétend que la technologie peut répondre à tous les problèmes politiques, économiques, sociaux ou environnementaux.

Il est temps de ne plus croire que notre existence, notre bien-être et notre sécurité dépendent uniquement du numérique.

Il est temps de comprendre les enjeux de puissance et de rivalité des acteurs du numérique pour trouver des alternatives crédibles à la fuite en avant du tout numérique, à la course à l’armement technologique et à la soumission généralisée qui consiste à être inféodé à l’industrie du numérique et à ses acteurs hégémoniques [4]. Ces derniers, dont l’unique objectif est de générer des profits, savent promouvoir leurs intérêts en passant aussi par des influenceurs et des acteurs locaux, le plus souvent juges et parties, dont les principales contributions sont de rassurer la population, de favoriser la fabrique de la servitude volontaire [5] et celle du consentement non éclairé.

Notes

[1] « Technocivilisation pour une philosophie du numérique », R. Berger, S. Ghernaouti, EPFL Press, 2010.

[2] « Cyberpower, crime, conflicts & securtiy in cyberspace » S. Ghernaouti, EPFL Press, 2013.

[3]  « La cybercrimnalité, les nouvelles armes du pouvoir » S. Ghernaouti, EPFL Press, 2017 (Prix 2018 du livre du Forum International de la Cybersécurité).

[4] « Techno-féodalisme, critique de l’économie numérique », C. Durand, Editions Zones, 2020.

[5] « La nouvelle servitude volontaire. Enquête sur le projet politique de la Silicon Valley. P. Vion-Dury. Editions Fyp, 2016.