Le miracle technologique n’est pas (encore) au rendez-vous

Pour une informatique de complémentarité, non de substitution

J’ai fait un rêve, c’était il y a longtemps, c’était au siècle dernier, à l’époque ou l’informatique était complémentaire de l’existant, elle y était supplémentaire et ne venait pas en substitution. C‘était un rêve de liberté, le rêve d’un Internet porteur de tous les espoirs d’égalité, de fraternité, de paix, d’un Internet pouvant réaliser un idéal d’universalité et de diversité.

Quatre décennies plus tard, l’écosystème numérique que nous avons contribué à construire est celui de la soumission aux algorithmes, de la servitude volontaire aux injonctions numériques et aux machines dites intelligentes. Avec une certaine illusion de liberté, nous sommes devenus des consommateurs – spectateurs dociles et dépendants.

Nos prothèses numériques nous relient à leurs fabricants qui nous perfusent de contenus en échange de la captation de nos données, de nos goûts, de nos sentiments, de nos déplacements, de nos localisations ou encore par exemple, de nos paramètres physiologiques.

Commerce de données et marché de la surveillance

Dépossédés de nos données, nous sommes nus, transparents, invisibles. Plus nous nous laissons déposséder, plus nous nous chosifions. Nous devenons des systèmes d’extraction de données, sous surveillance, contrôlés à distance, des systèmes à améliorer. Nous entrons dans l’ère de l’obsolescence programmée de l’humain. Ce faisant nous nous adaptons à cette nouvelle réalité technico-économique pour exister.

Acceptation passive et engrenage de la soumission

Ceux qui sont nés à l’ère de de la soumission au numérique et qui ne connaissent rien d’autres et qui développent des comportements normalisés par les applications du big data, sont des sortes d’hybrides « mi-humain, mi-machine », perfectionnables par mises à jour logicielles et greffes de nanotechnologies, contraints à être mesurés et optimisés, à être performants même dans les actes de la vie intime.

Info-obèses, ils sont soumis à une communication et une information en temps réel, à la tyrannie des alertes électroniques et à celle de la transparence, du conformisme des réseaux sociaux, de l’administration algorithmique des mœurs, des vies privées et professionnelles et de la gouvernance économique et politique.

Sous anesthésie numérique, pour être efficaces selon des critères définis par des fournisseurs, avec un mode d’emploi de la vie déterminé par des algorithmes, ils sont seuls et connectés, incapables de penser, de juger et de décider par eux-mêmes. Ils pratiqueront un métier ubérisé, au service de grandes plateformes.

Ce que veut dire être nés sous le joug du numérique

Nés sous le joug du numérique, ils se contenteront de vivre comme ils sont nés. Soumis à la propagande d’une vision du monde simplifiée, fabriquée sur mesure et instrumentalisée. Nul besoin de voter, plus besoin de démocratie, il suffira d’adhérer à une pensée préfabriquée, partagée par la masse des individus connectés. Manipulation, gestion de l’opinion et fake news seront les nouvelles manières d’exprimer des opinions en substitution aux débats.

Le numérique peut-il être philanthropique ?

Le 21ème siècle est celui de l’omniprésence des technologies électroniques et de l’usage extensif de l’informatique et des télécommunications dans tous les domaines de la vie, dans toutes les activités et cela à l’échelle mondiale. Le développement des sciences cognitives et leur application à l’informatisation de la société ouvrent la porte à de nouveaux possibles. Outre les potentialités infinies et les espoirs d’un monde meilleur transformé par la Technologie, celle-ci modifie en profondeur avec une ampleur sans jusque-là inconnue, notre réalité. Or, les technosciences sont aussi au service de l’expression de nouvelles formes de pouvoir et de violences.

La philanthropie est le sentiment qui pousse les hommes à venir en aide aux autres, le philanthrope est celui qui aime les hommes et qui s’occupe d’améliorer leur sort. Il peut être aisé de penser que dans la mesure ou des services du numérique contribuent à améliorer la vie, ceux qui les conçoivent, les mettent en œuvre, les gère, sont des philanthropes. C’est ce que n’hésitent pas à soutenir certains patrons des entités commerciales hégémoniques du Net, qui se présentent comme philosophes, philanthropes, agissant pour le bien de l’humanité, voire, accomplissant une mission sacrée.

Pour autant, leurs discours sont-ils vraiment crédibles au regard de la réalité de leurs actes ? Est-ce être philanthrope que de donner une dimension qu’ils considèrent comme éthique aux impératifs stratégiques du développement économique de leur entreprise. Leurs discours « éthique » es alors un véritable levier de persuasion des foules.

Des rêves et des utopies à opposer à la violence technologique invisible

Enfant, je n’ai jamais rêvé de danser avec un robot, de haut débit, de relations virtuelles, de surveillance de masse ou de machines qui me disent quoi faire, quoi penser ou de quoi avoir envie.

Je rêve d’un monde digital au service du vivant, pas d’une humanité digitale. Un monde où les technologies seraient au service du vivant. L’humain ne serait ni un objet à optimiser, ni un robot de chair et de sang au service de plateformes numériques.

Je rêve d’une philanthropie qui transgresserait les limites du néolibéralisme numérique pour que l’Homo numericus ne deviennent pas un artéfact en situation d’addiction.

Je rêve d’utopies numériques positives, avec de nouveaux droits humains fondamentaux reconnus et respectés, comme celui du droit à la déconnexion et celui à ne pas être sous surveillance informatique.

Je rêve d’un nouveau paradigme culturel et philosophique de l’informatique, d’une alternative pour ré enchanter le monde.

Je rêve d’une société qui serait en mesure de transformer le paradigme d’informatisation, issu de la rationalité économique, de la performance et de la croissance infinie, qui permette de soutenir le développement durable, préserver les ressources et faire face aux problèmes majeurs.

Cela nécessite de penser autrement la création de valeur par le numérique, le partage de la valeur générée, et ainsi de penser au partage, à la fin d’une croissance économique infinie, à l’empathie, à l’adoption de comportements responsables.

Je rêve d’une décroissance technologique heureuse, au courage de penser et de faire, au refus de l’instrumentalisation des conditions de penser.

Je rêve d’une écologie du numérique bienveillante au service du vivant, l’économie numérique transgresseraient les limites du néolibéralisme, les choix technologiques se développeraient à condition qu’ils soient bons y compris pour les générations futures.

Je rêve de rêves sans écrans.

 

Contrer Fake news et les Deep fakes par des mesures pragmatiques

Désinformation et culture du faux

La désinformation, n’est pas une innovation technologique, en revanche les technologies du numérique la favorise. La création des contenus de toute nature est également favorisée par l’usage des technologies du numérique qui est mise à la portée de chaque internaute. Les facilités de mettre en relation, de poster, de cliquer, de noter, de suivre, de transmettre, permettent une diffusion quasi gratuite et instantanée de tous les contenus.

Les fausses informations (Fake news) sont de vraies – fausses informations, crées explicitement pour manipuler l’opinion des personnes à qui elles sont destinées. Il est désormais possible, en utilisant les techniques d’apprentissage profond de l’intelligence artificielle, de créer de fausses- vraies informations (Deep fake). Cela permet de modifier, de remplacer des photos, de substituer et permuter tout ou partie d’images ou de contenus sonores, de fabriquer de nouveaux contenus sur la base de modèle à imiter, etc. Le faux – vrai discours de Barak Obama en témoigne comme d’ailleurs la vidéo du président argentin Mauricio Macri, transformé en Hitler ou celui d’Angela Merkel présentée sous les traits de Donald Trump par exemple.

Depuis 2017, le phénomène de trucage de vidéo, initialement appliqué pour mettre en scène des personnalités sur des vidéos pornographiques contrefaites, prend de l’ampleur et se décline pour alimenter la satire mais surtout la manipulation à des fins politiques et de déstabilisation. Cela inquiète les pouvoirs publics et questionne le rôle et les responsabilités de ces derniers mais aussi des fournisseurs de services et intermédiaires techniques, comme celles des internautes.

Bien que le trucage d’image existe depuis longtemps, notamment facilité par des logiciels tels que Photoshop par exemple et bien que cela soit connu, ces images « embellies » sont toujours trompeuses et distordent la réalité.

La modification, « l’amélioration » d’images sont souvent réalisées pour mettre en valeur des produits à des fins commerciales et relever d’une démarche publicitaire, qui est censée être légalement cadrée. Toutefois, la prolifération d’images retouchées contribue à un certain formatage de la pensée et de modes d’action par création de nouveaux standards esthétiques. Le nombre s’imposant de facto comme référence.

Légitimé par une démarche artistique, le cinéma recourt aux trucages, aux effets spéciaux ou encore à des cascadeurs professionnels. L’illusion est alors légale puisque « c’est du cinéma ! ». Les trucages sont identifiables, explicables et expliqués.

Les fake news entretiennent d’une certaine manière des rapports à la réalité similaires à ceux du roman. Le titre de la nouvelle « Le mentir-vrai » de Louis Aragon parue en 1964, résume à lui seul la situation. Le romanesque est, en brouillant les frontières au réel, à la fois invention et non-invention, imaginaire et fragment de réalité.

Avec Internet, les fake news et les deep fakes, l’illusion de vérité est totale, avec pour l’utilisateur, l’impossibilité de différencier le vrai du faux. Le « vrai » est fabriqué par codage informatique, sans pour autant être basé sur des faits réels et vérifiables. La réalité n’a pas besoin d’exister car seul compte l’existence de contenus numériques qui sont diffusés, qui sont vus, écoutés et qui sont likés ! Les fake news sont par excellence devenues de nouvelles armes au service de la propagande, de la déstabilisation, du harcèlement ou encore de la diffamation.

 

L’important, c’est le clic non la véracité

Dès lors que les modèles économiques des fournisseurs de service des plateformes de mise en relation sont basés sur la connectivité, l’interaction des usagers, leur temps d’attention, sur la consommation de contenus, l’exploitation des données et des méta-données, sur la publicité en ligne, les fakes news sont comme n’importe quels contenus des vecteurs de rentabilité. Que les contenus soient satiriques ou diffamatoires, préjudiciables à l’intégrité physique et morale des personnes, drôles ou pas, en fait qu’ils soient vrais ou faux importe peu, pourvus qu’ils soient diffusés et « vus » !

Avec les réseaux sociaux, les convictions personnelles peuvent être partagées à l’infini et peuvent à force, prendre l’apparence de faits. Poster, c’est exister ! Il y a ceux qui produisent des contenus, ceux qui les consomment. Il y a ceux qui transmettent délibérément ou inconsciemment des fausses nouvelles, ceux qui retransmettre, qui aiment ou qui démentent (mais ce faisant contribuent à répéter), ceux qui sont rétribués pour le faire et ceux qui ne le sont pas… La viralité sur Internet est un facteur de succès !

 

L’ère de l’opinion et de la post-vérité

Il semble que l’ère de l’information telle que promue au début du Web il y tout juste une trentaine d’années se soit muée en celle de l’opinion, renforcée de manière concomitante par l’ère de la post-vérité. Souhaite-t-on un web amplificateur d’opinions ?

Une contre-vérité est un mensonge, une post-vérité est au-delà du mensonge. C’est la capacité de dire n’importe quoi – sans limite, sans fondement réel basé sur des faits objectivables et vérifiables. Avec des faits qualifiés désormais d’alternatifs, en fonction des circonstances, nul besoin est de mentir, de faire semblant. Il suffit de les créer et de les faire exister sur Internet, pour modeler l’opinion publique, créer des émotions et des opinions. Lorsque le réel est un problème pour certains, ces derniers n’hésitent pas à le modifier au travers du numérique. Rumeurs et anonymat sont les piliers de la post-vérité. La réalité des contenus est confondue avec l’existence des contenus. Sans compter les divers trolls et robots de discussion qui industrialisent la diffusion de contenus.

Il semble qu’en ayant perdu nos données personnelles et le goût de l’intimité et du respect de la vie privée nous ayons également renoncé au respect de la vérité ! Cela est sans doute lié « au gratuit » et au sentiment d’impunité que procure le fait de pouvoir communiquer à distance, caché derrière un écran, caché par des intermédiaires techniques, de possibles fausses identités, d’identités usurpées et l’anonymat. Ce qui par ailleurs donne également plus de pouvoir et de capacités à certains pour harceler et diffuser des contenus violents.

 

Des mesures pour renforcer la confiance

 Les faussaires ont toujours existé, il suffit pour s’en convaincre de penser aux fabricants de faux billets pour lesquels des solutions techniques ont été apportées pour rendre la fabrication de faux plus difficile et leur identification plus facile. Des mesures complémentaires relevant du droit et de son application, en matière de justice et police, ont également été développées pour mieux maitriser ce type de délits et pénaliser leurs auteurs.

De manière analogue, si l’on ne peut empêcher totalement la fabrication de fake news et de deep fake, des incitations à ne pas les générer, les diffuser comme des solutions pour les détecter, peuvent exister. Ainsi par exemple il peut exister différents types de mesures. Sans vouloir être exhaustif, en voici quelques-unes structurées autour de quatre axes:

Mesures relevant de l’éducation

  • Sensibilisation et éducation aux médias de la population. Développement de l’esprit critique des personnes, de la compréhension des notions de liberté d’expression et de protection des droits humains fondamentaux.
  • Compréhension des risques et des conséquences liées à la désinformation.
  • Apprendre à identifier qui produit une information (une désinformation), pour quelle finalité et quels bénéfices.
  • Apprentissage à décoder les images, les vidéos, leurs méta-données, à vérifier leur origine, à rechercher « leurs semblables », à fabriquer des deep fakes,…
  • Maitriser les différents niveaux, degrés de lecture d’un contenu.
  • Réapprendre que pour exister il n’est pas forcément nécessaire de laisser des traces électroniques, des commentaires, de rediffuser des opinons, etc. et que les convictions ne sont pas des faits.

Mesures d’ordre technique

  • Mises-en-œuvre de mécanismes cryptographiques. Les contenus sensibles, notamment lors de périodes électorales, devraient être signés par des techniques cryptographiques de chiffrement des données qui assureraient leur authenticité et leur intégrité (notion de marquage de documents). Des solutions techniques existent déjà !
  • Des outils relevant de l’informatique forensique appliquées aux vidéos devraient être largement disponibles pour permettent de mieux détecter des faux, notamment la manipulation des visages et de la voix.
  • Disposer d’outils de détection et d’identification des fake news. Le problème majeur est de savoir qui est habilité à distinguer et à qualifier de vrai ou de faux un contenu, sans que cela s’apparente à une nouvelle forme de censure.
  • Limiter la visibilité des sites, des comptes à l’origine de fake news, les bloquer.
  • Être en mesure d’identifier l’origine, l’auteur de contenus.

Mesures incitatives, économiques et organisationnelles

  • Valoriser la recherche et la dénonciation de « faux » (mettre en place des incitations (de type « bug bounty »), des processus et des structures organisationnelles qui le permettent (agence de notification des faux),…). Disposer de procédures et moyens permettant de dénoncer des fake news (plateforme, centrale d’annonce et d’enregistrement), au niveau national et mettre en réseaux tous les centres de ce type au niveau européen, voire international.
  • Favoriser le dialogue entre les acteurs public et privés quant à la responsabilité des contenus (création, mise à disposition, destruction).
  • Tarir les ressources publicitaires des comptes qui contribuent à la diffusion de fake news.
  • Identifier les publicités à caractère politique.
  • Offrir aux citoyens des moyens complémentaires pour prendre des décisions en toute connaissance de cause.
  • Soutenir la liberté de la presse et disposer de médias et de compétences de vérification de faits indépendants.
  • Développer des instruments de réponses au fake news.

Mesures règlementaires et juridiques

  • Des référentiels de bonnes pratiques, des règlementations et des lois peuvent exister pour mettre des limites aux comportements abusifs liés à la désinformation et à la manipulation de l’information. Il existe depuis septembre 2018, un Code de pratique relatif à la désinformation énoncé par la Commission européenne. Un plan d’action contre la désinformation a été adopté pour renforcer la coopération entre les États membres et les institutions de l’Union. En France, une Loi sur la manipulation de l’information en période électorale existe depuis décembre 2018.
  • Doter les pays de mesures qui permettent de sanctionner l’utilisation illégale de données à caractère personnel pour influencer délibérément le résultat des élections.
  • Instaurer une obligation de transparence envers les plates-formes numériques pour tout ce qui concerne des contenus sponsorisés (cela comprend notamment le ciblage publicitaire des personnes à des fins politiques).

 

Quelques perspectives

Dès lors que les électeurs et les citoyens sont considérés comme des consommateurs, gérés comme le sont des clients, que les campagnes électorales ressemblent plus à une campagne de commercialisation de la vie politique et de celle des politiciens, il n’est pas surprenant qu’il existe de la publicité politique en ligne et toutes sortes de mécanismes de manipulations de l’opinion. Il reste à trouver comment règlementer, comment éduquer les individus pour qu’ils exigent de ne pas être restreints à des rôles de consommateurs non éclairés, de ne pas être considérés comme des robots de chair et de sang exploitables à l’infini.

Pour faire face au règne de la défiance et du mensonge, osons donner le goût de la recherche de la vérité, de celle qui relève d’une quête philosophique, voire spirituelle. Elle demande du courage, de la connaissance, de la réflexion, de l’effort, du temps long… C’est une tâche complexe qui s’appuie sur la diversité des sources et des acteurs, sur la liberté et la diversité, non sur l’unification et l’uniformisation de l’information.