Quarantaine

Hier et ce matin, j’ai téléphoné aux différentes personnes avec qui j’avais rendez-vous cette semaine. Je suis rentrée dimanche d’Italie (non sans difficultés), ce qui risque déjà de susciter la méfiance. De plus, là-bas, j’ai fait une petite bronchite, vite passée. Je me suis fait ausculter par un médecin italien, tout va bien, pas l’ombre d’un coronavirus à l’horizon, mais j’ai quelques restes de toux, je suis un peu enrhumée, je ne voudrais pas vous mettre dans l’embarras… Effectivement, a été la réponse unanime, nous nous passons volontiers de vous voir. Et mieux vaut aussi, paraît-il, se tenir a distance de la famille, pour l’instant.

J’ai de la chance, j’ai un appartement confortable et surtout un métier – j’écris des livres – que je peux pratiquer chez moi à volonté, sans même devoir mettre en place du télétravail. Je suis un peu déprimée par l’annulation, à vues humaines, de toutes les présentations de mon roman en italien (qui étaient le but de mon voyage), mais c’est évidemment un malheur infime en comparaison de l’état général du monde. Je ne pense pas seulement à la crise sanitaire et à ses effets économiques, je pense surtout à tous ceux et toutes celles qui sont en détresse sur la planète, et dont on va maintenant s’occuper encore moins qu’avant –en première ligne, les martyrs de Lesbos.

Ce qui me fait bizarre, c’est l’absence de pression, une situation à laquelle je ne suis pas habituée, comme toutes les personnes actives dans notre société. Le temps n’est pas vide – je peux travailler et ce n’est pas le travail qui manque, lire, ranger mes papiers et pourquoi pas ma cave, téléphoner, m’appliquer à mettre en route ma nouvelle imprimante ; il est plutôt étrangement élastique, distendu – détendu ? On peut s’arranger pour se passer de moi partout, et je ne suis pas sûre que cela me fasse vraiment plaisir.

Je rêvasse sur ce temps suspendu par obligation, coup d’arrêt à la machine de mes activités sociales, dont il s’avère que la plupart ne sont pas vraiment indispensables. Est-ce que cela va m’inciter, au moment du retour à la normale, à laisser mieux respirer mon agenda ? Pas sûr, tant il est vrai que faire des choses avec les autres est indispensable à notre survie d’animaux sociaux.

Silvia Ricci Lempen

Silvia Ricci Lempen est écrivaine. Son champ d’investigation préféré est celui des rapports entre les femmes et les hommes: un domaine où se manifeste l’importance croissante de la dimension culturelle dans la compréhension des fonctionnements et dysfonctionnements de notre société.

5 réponses à “Quarantaine

  1. “Tout le malheur des hommes vient d’une seule chose, qui est de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre.” (Blaise Pascal)

  2. « Ce temps suspendu » risque, hélas, de durer. Etant moi-même une proie de choix pour le « virus couronné », j’ai reçu de mon médecin l’interdiction de sortir et de recevoir des visites. Lequel médecin m’informe par ailleurs que l’épidémie sera longue à se résorber car la mise en quarantaine de millions de gens écrête la vague mais repousse considérablement la survenue du reflux.

    Nous aurons donc le temps de rêvasser philosophiquement. Qu’est-ce que la normale dont vous, Silvia Ricci, parlez comme d’un retour inéluctable ? Des milliards d’individus sur cette planète et, probablement, autant de ressentis différents de ce que la normale est. Je sais quelle est ma « norme » dans un certain nombre de domaine. Mais celles des autres ? Vaste sujet.

    « Faire des choses avec les autres est indispensable à notre survie d’animaux sociaux ». Les recherches en ethnologie et dans des tas d’autres « …logies » permettent aujourd’hui de parvenir à la conclusion que l’humanité a survécu en recourant à la solidarité. En faire pour autant un animal social, qui n’a donc qu’une envie, celle de se frotter aux autres, là encore vous suggérez une « norme » qui n’est pas nécessairement celle des autres. Elle n’est en tout cas par la mienne car je suis ochlophobe (je suppose que le web contient quelque part la définition de l’ochlophobie).

    Là où je vous suis sans tergiverser, c’est sur la non indispensabilité de nos activités sociales. Lorsque je taquine ce sujet dans ma tête, je finis par lui dire de cesser de me harceler car je sais – et là je vous sors le plus éculé des adages – que les cimetières sont remplis de gens indispensables dont les activités étaient indispensables. Sic transit gloria mundi.

  3. Madame Lempen, à notre âge nous devons nous préparer à nous en aller, parce qu’il n’y a pas que les marches d’escaliers qui semblent plus hautes pendant que nous respirons plus vite, mais aussi les buts que l’on se fixe qui pendent comme ces anciennes poignées de bus à lanière courte. Alors tenons-nous bien pour ne pas tomber, malgré le mal de dos au moment de saisir le petit triangle de panne qui se balance, ou subitement s’affaler et se faire aider. Nous sommes des passagers qui descendront au prochain arrêt, écoutez bien le bruit des portes : « Pchhhhh… », et les rires des ados dans le bus avant que les joints de caoutchouc ne se referment dans notre dos. Il nous reste le court chemin à faire jusqu’à la maison, avant de se mettre au travail face à la grande route qui a la couleur des murs et du plafond, pas encore prêts à se laisser emporter dans un grand souffle.

    1. Cher Monsieur, je ne sais pas quel âge vous avez, mais vous me paraissez bien mélancolique. Courage! Bien cordialement
      Silvia Ricci Lempen

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