Pour qui sonne le glas

Au Musée de la Guerre pour la Paix de Trieste – ville qui s’y connaît en la matière – le son du glas accompagne les pas des visiteurs. Feutré et obsédant : dong – dong – dong. Le premier objet que l’on voit est l’impressionnant carrosse peint en noir utilisé pour la cérémonie funèbre, à Trieste avant Vienne, de l’archiduc François-Ferdinand et de son épouse après l’attentat de Sarajevo. «Les funérailles de la paix», hasarde un cartel. Dong – dong – dong. Ce que j’ignorais, et que j’ai appris grâce à Wikipedia, c’est que le titre du roman de Hemingway se réfère à un vers du poète John Donne : « (…) n’envoie jamais demander pour qui sonne le glas : il sonne pour toi.»

Un écriteau dans la cour annonce la couleur : «Entrée à gauche après le canon.» Le musée abrite une extraordinaire collection de matériel militaire — armes de toutes les tailles, uniformes, lettres, plans, affiches, photographies etc… — constituée par un certain Diego de Henriquez, né en 1909 à Trieste et mort dans la même ville en 1974. Cet original à la vie agitée, habité par l’étrange passion de documenter le fait de la guerre, a fini par évoluer vers le pacifisme. L’exposition, conçue après sa mort mais fidèle à son esprit, fait une large place aux horreurs endurées par les combattants et les civils, en particulier pendant la «boucherie» (métaphore offensante pour les bouchers) de 14-18. Le message explicite est : plus jamais ça.

Vœu pieux, bien entendu. «Ça», c’est-à-dire la souffrance monstrueuse des humains causée par des décisions humaines, ne cesse de se reproduire, sous diverses formes, à différentes échelles et à différents endroits de la planète. J’y inclus celle des migrants et des migrantes qui meurent en Méditerranée (plus de 30.000 depuis le début de notre siècle) dans des conditions aussi atroces que les soldats dans les tranchées sur le front du Karst en 1916. Pour ceux-là et celles-là aussi le glas sonne, sur le cimetière de la mer : dong – dong – dong.

Ce qui est nouveau, c’est qu’apparemment le glas va bientôt sonner aussi pour nous, populations riches de pays en paix et plus ou moins démocratiques. C’est en tout cas ce que nous dit le spécialiste en neurosciences Sébastien Bohler dans un essai intitulé Le bug humain où il nous explique pourquoi notre cerveau archaïque s’avère incapable de contrer la menace d’anéantissement qui pèse sur nous du fait de nos propres comportements suicidaires. Là, plus que de décisions néfastes destinées à détruire nos semblables, il s’agit de non-décisions qui pourraient avoir pour effet de mettre en péril l’espèce humaine dans son entier. «Nous assistons, sans réaction, aux préparatifs de notre propre enterrement», écrit l’auteur. C’est une interprétation possible, à quatre siècles de distance, de la parole du poète. Dong – dong – dong.

Mais comme notre cerveau archaïque est avide de jouissance, cela ne va pas nous gâcher notre été. Enfin, je parle pour moi, à vous de voir.

Silvia Ricci Lempen

Silvia Ricci Lempen est écrivaine. Son champ d’investigation préféré est celui des rapports entre les femmes et les hommes: un domaine où se manifeste l’importance croissante de la dimension culturelle dans la compréhension des fonctionnements et dysfonctionnements de notre société.

4 réponses à “Pour qui sonne le glas

  1. Le phénomène de la vie sur terre, tel qu’il a débuté et se poursuit, ne s’accorde peut-être simplement pas à notre souhait de conservation de notre espèce que nous avons toujours considérée comme supérieure… Mais finalement en quoi sommes-nous supérieurs et relativement à quoi ? Notre capacité de survie sans sélection face aux prédateurs, aux micro-organismes, aux virus, au froid… Nous ne voulons pas souffrir et mourir, comme tout être vivant doué d’un cortex cérébral. Mais la bactérie qui ne souffre pas intellectuellement ne lutte pas moins pour sa survie. Nous avons en différence notre « cœur » qui déplore notre pauvre condition, nous avons mal pour nous, pour ceux « comme nous » que nous ne voulons pas perdre… Tout cela pour que nous puissions continuer à nous perpétuer ? Le soleil s’éteindra un jour, mais c’est si loin, si loin, qu’on peut envoyer des vœux encore plus loin pour espérer continuer quelque part. Des spécialistes de l’univers nous disent que même l’univers a une fin, et là, cela me dépasse complètement parce que même mes vœux les plus minuscules ne pourront y exister et encore moins mourir.

    Qui se sent triste en songeant que l’humanité disparaîtra quand le soleil se sera éteint ? Ou quand l’univers entier aura vécu ? Je ne vois pleurer personne autour de moi. Mais à un enterrement je vois les gens se retenir de pleurer, puis sourire un peu à la sortie du cimetière, parler ensemble à la collation où on a tout d’un coup de l’appétit. Les plus petits seront aidés par les plus grands à « faire le deuil », après trois mois certains diront adieu une deuxième fois, la première n’était pas la vraie, et si tout va bien, après une année on ne se souviendra « que du meilleur ». C’est là le cas de figure le plus « idéal », parce que ce n’est pas trop sympathique de penser assez vite : « C’était mieux pour lui, pour elle », quand ce l’est pour nous aussi. Et pour toute l’humanité ?.. Qui pensera pour elle ? Qui lui offrira la paix, et s’il n’y a personne est-ce qu’elle l’aura ?.. Si seulement elle pouvait être encore en guerre quelque part, il y aurait peut-être plus d’espoir… Tout a un début et une fin, disent certains, toutes ces histoires qu’on garde en nous et qu’on tente de transmettre, de la plus petite à la plus grande, de la plus terrible à la plus heureuse… Jusqu’à nulle part.

    1. “Mais finalement en quoi sommes-nous supérieurs et relativement à quoi ?”

      Nous avons la possibilité de changer la réalité dans le sens de ce que nous voulons en faire, bien plus que n’importe quelle autre espèce connue ne le peut. Ce n’est pas rien.

      “Qui se sent triste en songeant que l’humanité disparaîtra quand le soleil se sera éteint ? ”

      Ce ne sera pas nécessairement le cas. Même quand il n’y aura plus que des trous noirs dans l’univers, il y aura encore des moyens d’en extraire de l’énergie. Il est possible d’extraire l’énergie cinétique de rotation d’un trou noir en mettant à profit l’ergosphère de celui-ci.

      https://www.youtube.com/watch?v=ulCdoCfw-bY

      Donc, on a encore plus de temps que ce que notre soleil nous permet à lui seul. Beaucoup plus de temps…

      Peut-être qu’entre temps, il serait temps de réfléchir à comment rendre notre civilisation pacifiée et soutenable sur le court, moyen et long terme. Non?

  2. Comment trouver la force de continuer à travailler, rire, vivre si ce n’est la tête dans le sable ?
    Une lueur : la manifestation écologique en septembre prochain.
    Françoise

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