LinkedIn post mortem

Il y a quelques semaines, j’ai reçu l’invitation d’un ami – appelons-le J., dans un souci de protection des données – à le rejoindre sur LinkedIn. Des messages de ce genre, on en reçoit souvent, mais cette fois je suis restée pétrifiée, parce que J. est mort il y a plus de six mois. Apparemment son entourage n’a pas fermé son compte, l’empêchant ainsi de savoir lui-même qu’il n’existe plus ; il a d’ailleurs suivi le protocole jusqu’au bout, effectuant les deux relances réglementaires auprès de celles et ceux qui n’avaient pas réagi.

Une fois surmontée ma sidération, je me suis demandé si LinkedIn ne pratique pas une forme améliorée de spiritisme, où le medium aurait cédé la place aux algorithmes : esprit de J., si tu es là, clique trois coups. Convaincue que la part immatérielle de notre être n’est pas séparable de sa part matérielle, et que le corps de J. étant mort son âme l’était aussi (sauf, bien entendu, dans la mémoire des vivants, mais ceci est vraiment une autre histoire), j’ai jeté sans scrupules les deux premiers messages ;  j’ai par contre mis du temps à jeter le troisième, taraudée par le doute que l’au-delà informatique pourrait être plus réel que l’enfer et le paradis.

Il y a plusieurs années, alors que j’hésitais à booster ma carrière en adhérant à LinkedIn, j’y avais renoncé en découvrant que cette plateforme professionnelle ratisse périodiquement le carnet d’adresses de ses ouailles sans même prendre la peine de les avertir. Vous allez me demander si je tombe de la lune, et effectivement, je suis peu amatrice de réseaux sociaux (sauf WhatsApp, eh oui, personne n’est parfait), de sorte que j’ai des réticences d’un autre siècle et je n’ai pas envie que mes ami.e.s et connaissances se fassent draguer par un robot qui se fait passer pour moi.

Mais là est la question, est-ce que nos vies virtuelles, sur lesquelles nous avons de moins en moins d’emprise, ne font pas désormais partie intégrante de notre identité ? Peu importe que je ne fréquente pas Facebook ou Instagram, j’existe sur le web plus que dans mon quartier. Mon vrai moi, comme celui de J., s’est dilaté jusqu’à inclure tous mes moi imposteurs. C’est pourquoi, en fin de compte (puisque son compte lui survit), j’ai peut-être eu tort de ne pas répondre au troisième coup de l’esprit de J.

P.S. Si vous n’avez rien compris, tant mieux, c’était le but.

Silvia Ricci Lempen

Silvia Ricci Lempen est écrivaine. Son champ d’investigation préféré est celui des rapports entre les femmes et les hommes: un domaine où se manifeste l’importance croissante de la dimension culturelle dans la compréhension des fonctionnements et dysfonctionnements de notre société.

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