Si la guerre est une chose trop sérieuse pour être laissée aux militaires, comme disait je ne sais plus quel homme d’Etat français, le bonheur, comme aurait pu le dire Jean-Villard Gilles, est une chose trop légère pour être laissée aux sociologues. Aux psychologues aussi, d’ailleurs. Aux politologues, idem. Et même aux philosophes, pourtant spécialistes des concepts insaisissables.
D’après ce que j’ai compris à travers les médias (dont Le Temps, dans son édition du 5 octobre), Le Centre de compétences suisse en sciences sociales (FORS) a publié une recherche sur le «bien-être subjectif» des Suisses. Apparemment, cette recherche n’abuse pas du mot «bonheur» – ouf, c’est bien assez d’entendre les économistes mesurer «le moral» des consommateurs à l’aune de leur décompte de carte de crédit (gare, Noël approche, aurons-nous le moral ?). Mais «bien-être», c’est à peine mieux, c’est composé de «bien» et «être», deux notions quand même un chouia plus abstraites que «I-Phone 7» et même que «place en crèche» (je dis ça parce qu’un des résultats de l’étude fait apparaître, ce qui n’est pas une découverte, qu’une politique familiale défectueuse peut sérieusement amocher la joie d’être parents).
Mais qu’est-ce que c’est que cette manie de vouloir évaluer scientifiquement l’état d’épanouissement intérieur des gens? L’étude du FORS se concentre sur la relation entre ce fameux «bien-être subjectif» et un certain nombre de «variables objectives» tenant à l’organisation de la société. C’est très bien de montrer que certaines insatisfactions ont leur origine, directe, ou indirecte, dans l’inégalité. C’est le grand mérite des sciences sociales de nous rappeler que vivre mieux est aussi une affaire politique. Mais le «bien-être» existentiel, sans parler du bonheur, ce sont des concepts qu’elles ne devraient pas utiliser.
En 2014, en Suisse, 754 hommes et 247 femmes se sont suicidé.e.s, ce qui fait monter le taux des morts volontaires dans notre pays à 13 pour 100.000 habitants, un peu au-dessus de la moyenne européenne. Qu’est ce qui s’est passé dans la tête de ces personnes, quelle tragique alchimie s’est-elle produite entre les insatisfactions sociales et une douleur irréductible à toute analyse politique ? Qu’est ce qui se passe, à l’inverse, dans la tête de celles et ceux qui se sentent heureux contre toute évidence sociale ? Il y a des mots qu’il faudrait laisser aux poètes.