Quand le salaire minimum est redoutable

Le mois passé, la presse tessinoise a révélé que trois entreprises proches de la frontière avec l’Italie ont réussi à contourner la loi cantonale qui introduit un salaire minimum brut horaire, établi à 19 francs dès la fin décembre 2021, pour donner suite à une initiative populaire adoptée en juin 2015.

Il ne fait pas de doute que d’autres entreprises au Tessin vont suivre la démarche de ces trois premières entreprises, qui ont trouvé le moyen de contourner légalement cette loi cantonale, même si cela est fait de manière illicite envers la dignité des personnes qui ne sont ainsi pas suffisamment rémunérées pour mener une vie digne de ce nom avec leur salaire (vu que celui-ci se situe à 15 francs bruts de l’heure). D’ailleurs, la fixation d’un salaire minimum brut horaire à 19 francs ne suffit certainement pas pour vivre dignement au Tessin de nos jours, même si l’on travaille à plein temps et que l’on fait peut-être aussi des heures supplémentaires.

Le problème, toutefois, réside dans la loi sur le salaire minimum adoptée par le Grand conseil tessinois le 11 décembre 2019 et entrée en vigueur le 1er janvier 2021. Lisant cette loi, on remarque tout de suite la volonté du législateur de seconder les exigences des employeurs au détriment, tout d’abord, de toutes les travailleuses et de tous les travailleurs qui n’arrivent pas à vivre avec leur salaire et, par la suite, de l’ensemble des parties prenantes au sein de l’économie tessinoise.

Si le but de cette loi sur le salaire minimum est d’«assurer un niveau de vie digne» à celles et ceux qui reçoivent un tel salaire – comme l’indique son article 1 – il est évident que cette loi ne permet pas d’atteindre cet objectif. L’article 3, lettre i, de cette loi, en effet, indique de manière explicite qu’elle «ne s’applique pas aux rapports de travail pour lesquels il existe une convention collective de travail […] ou qui fixent un salaire minimum obligatoire».

Cet article empêche la loi d’avoir une portée générale, d’autant plus dans le cadre des activités économiques qui exploitent les travailleurs pour engendrer des profits extravagants par rapport aux compétences entrepreneuriales des titulaires de ces entreprises.

Si les autorités politiques en Suisse voulaient vraiment relancer et soutenir l’économie par la fixation d’un salaire minimum brut horaire, elles devraient l’établir à un niveau de 25 francs (à indexer par la suite en fonction de l’évolution du coût de la vie), que n’importe quelle entreprise doit être tenue à respecter, sans mettre en œuvre des mesures de contournement qui la disqualifient sur le plan réputationnel et en fin de compte aussi sur le plan économique.

La classe politique n’est certainement pas prête à aller dans cette direction, vu que l’État (comme Karl Polanyi l’avait bien expliqué) est aux mains de la classe dominante, à savoir, de celles et ceux qui pensent à s’enrichir en appauvrissant une partie importante de la population formée par des travailleuses et des travailleurs qui ont toujours plus de peine à boucler les fins du mois avec le salaire que ces personnes reçoivent.

Sergio Rossi

Sergio Rossi est professeur ordinaire à l’Université de Fribourg, où il dirige la Chaire de macroéconomie et d’économie monétaire, et Senior Research Associate à l’International Economic Policy Institute de la Laurentian University au Canada.

12 réponses à “Quand le salaire minimum est redoutable

  1. Merci pour ce texte. Et allez savoir pourquoi il n’y a pas une manifestation sur ce sujet, alors qu’on les compte par dizaine pour un morceau de coton sur le bout du nez…..

  2. A partager, qui décillent les yeux =>

    1) “”la loi est l’instrument d’un ordre qui ne cherche à garantir la sécurité que pour pouvoir mieux policer”

    Prof. Laurent de Sutter

    http://www.editionslesliensquiliberent.fr/livre-Hors_la_loi-641-1-1-0-1.html

    https://www.rts.ch/audio-podcast/2021/audio/le-droit-sert-il-encore-a-quelque-chose-25195282.html

    2) Cf. aussi =>

    http://www.24heures.ch/a-berne-le-lobby-des-avocats-defend-une-loi-qui-protege-des-clients-toxiques-778979364065

    https://reporterre.net/A-Vittel-Nestle-controle-l-eau-la-politique-et-les-esprits

    http://www.youtube.com/watch?v=voSty1nfU-Q

    http://www.arte.tv/fr/videos/096318-000-A/la-caviar-connection-1-2/

    http://www.arte.tv/fr/videos/096319-000-A/la-caviar-connection-2-2/

    https://avisdexperts.ch/videos/view/1900/videos/search?recherche=&institution_id=9

    http://www.futura-sciences.com/sante/actualites/biologie-plus-on-riche-plus-on-triche-37093/

    3) Comme l’exprimait Alphonse Allais:

    “Il faut prendre l’argent là où il se trouve, c’est à dire chez les pauvres. Bon d’accord, ils n’ont pas beaucoup d’argent, mais il y a beaucoup de pauvres.”

    4) Et enfin: que disait donc Coluche déjà ?

    “Depuis le temps qu’on vous prend pour des cons, avouez que vous êtes vraiment des cons ”

    http://www.youtube.com/watch?v=RfadSaUxGs0

  3. Il y a digne pour vivre au Tessin, et digne en Italie où les salaires sont inférieurs.

    Vous soulignez “près de la frontière”, ce qui veut dire forcément “frontaliers” et par conséquent manque de mobilisation des tessinois.

    Les tessinois ne vont pas se bouger tant que la loi est détournée en défaveur des étrangers, puisqu’ils estiment qu’en vivant en Italie, ils vivent bien.

    Je ne crois pas que, pour le moment, les tessinois sont concernés, sinon on entendrait leurs protestations. Si à Genève les frontaliers gagneraient moins, idem, il n’y aurait pas de protestations en dehors de la gauche politique, même pas de protestations venant des sympathisants de gauche de la classe sociale inférieure.

  4. Les problèmes majeurs rencontrés par les entreprises se trouvent sur l’axe de la demande et non de l’offre. Ainsi, la baisse de la demande a de plus en plus affecté le développement économique du pays alors que 89% des secteurs avouaient faire face à des difficultés d’écoulement en Suisse et 82% tablaient sur une faiblesse persistante de la demande. En outre, 72% des entreprises exportatrices signalaient également des problèmes d’écoulement à l’étranger. Tiens, voilà donc un tissu économique qui semble (re)découvrir que l’offre ne crée pas systématiquement sa demande selon les versets bibliques de la “loi des débouchés” de Jean-Baptiste Say (1767-1832).

    Et bien que l’outil propre à la “déflation salariale compétitive” – conseillé par le FMI à une époque que les jeunes de moins de vingt ans ne peuvent pas connaître, s’inspirant de la “flexisécurité” danoise et des réformes allemandes de type Hartz (réformes du nom de l’industriel allemand, Peter Hartz) – permit de booster temporairement la production des biens et services dans un contexte bien précis, il n’en demeure pas moins que certains artifices de la politique de l’offre furent mis à l’amende durant cette dernière décennie. Y compris le phénomène de “déflation salariale compétitive”. Même qu’ils ont exacerbé l’effet récessif et accéléré le détricotement du filet social de protection. Pourtant, rien n’a été sérieusement entrepris pour extirper la politique de l’autruche de sa gangue de ciment. Or, il est un secret de polichinelle que dans un contexte d’insuffisance de la demande, de telles politiques peuvent avoir des effets néfastes par autoalimentation des conséquents, ce qui mécaniquement amplifie l’effondrement de la demande. Il n’est peut-être pas inutile, dans les circonstances qui nous occupent, à (re)préciser que le champ de vision des obscurantistes nous force à voir dans le marché un régulateur efficient; l’État, lui, ne devant venir le perturber. Paradoxal? Certes. Mais pas vraiment sous l’angle des relations contre nature opérées par le législateur et le politique sur l’autel des valeurs mercantiles (Public Choice Theory).

    On pourrait dès lors résumer cet état de fait par le titre du récent ouvrage de Jacques Généreux, professeur d’économie à Sciences Po et membre des économistes atterrés: “Quand la connerie économique prend le pouvoir”. Un constat s’exportant bien au-delà des frontières françaises et sans surprises. Alors ne soyons plus surpris de vérifier quotidiennement le tour de passe-passe des politiques ayant trouvé le moyen de transférer dans le futur le coût de la facture sociale du présent (avec cette maxime: Après moi, le déluge!), tandis que la finance a innové depuis longtemps la stratégie visant à hypothéquer (et consommer) au présent la création de richesse du futur. Bien évidemment, je pourrais aussi donner cet exemple avec l’article 328 du Code des obligations (CO) suisse, lequel précise que “l’employeur protège et respecte, dans les rapports de travail, la personnalité du travailleur; lui manifeste les égards voulus pour sa santé et veille au maintien de la moralité”. Un sujet brûlant en période de crise sanitaire et économique (avant la prochaine crise financière). L’employeur “prend, pour protéger la vie, la santé et l’intégrité personnelle du travailleur, les mesures commandées par l’expérience”. Oui, mais voilà; bien qu’appréhendé en constante évolution depuis 2019 et représentant des coûts considérables pour l’entreprise et l’économie réelle – l’OMS l’ayant aussi récemment classé dans la catégorie des problèmes liés au travail et non plus classé dans la gestion de la vie personnelle comme il l’était auparavant – le “syndrome du burnout” ne trouve toujours pas son qualificatif de “maladie professionnelle” – en Suisse – au plan des assurances sociales. Il va donc naturellement de soi, par analogie, que la responsabilité imputable à un management malveillant (ai-je dis défaillant?) reste aléatoire auprès du législateur au sens de l’article 328 du CO. Ainsi, presser le capital humain comme un citron devient une norme à satisfaire un bénéfice entrepreneurial à court terme, même si elle représente un coût sociétal non négligeable à moyen/long terme. Une énième prime de risque transférée à l’échelle nationale mais qui ne fait broncher d’un iota les représentants du peuple.

    Puisqu’aujourd’hui “la tolérance atteint un tel niveau que les personnes intelligentes sont interdites de toute réflexion afin de pas offenser les imbéciles”, par conséquent il devient inutile de revenir sur le “Job Stress Index 2014”, pour qui l’économie suisse avait déjà perdu en son temps un gain de productivité de plus de 5 milliards de francs par an. Ni de mentionner les résultats du dernier “Job Stress Index” qui portent sur un sondage mené juste avant le début de la crise du Covid-19, et qui montrent que l’économie suisse a laissé filer 7,6 milliards de francs par an… pour les mêmes causes.

    Conclusion par citation. Dixit J. Généreux (Prof. en économie à Sciences Po)

    “L’antidote existe: l’intelligence collective qui peut surgir de la délibération citoyenne. Sans installation de cette dernière au pouvoir, la meilleure des reconstructions sociales pourra toujours être anéantie par une prochaine génération d’abrutis”.

    1. Pour l’anecdote qui déboulonne encore une fois de plus un des mantras des obscurantistes dominants – alors même que le prix de la Banque de Suède en sciences économiques en mémoire d’Alfred Nobel (2021) vient d’être décerné, entre-autres, au Canadien David Card (Université américaine de Bercley), lequel a travaillé avec Alan Krueger – l’économiste le plus cité au monde en économie du travail et aujourd’hui malheureusement décédé – MM. Card et Krueger ont montré que la hausse du salaire minimum n’avait eu aucun effet à la baisse sur le nombre d’employés.

      Cette conclusion allait à l’encontre de la théorie dominante de l’époque, qui supposait qu’une augmentation du salaire minimum détruirait des emplois. CQFD.

  5. Le texte du professeur Rossi dont je partage pleinement l’analyse m’a stimulé pour me documenter sur le salaire minimum ou le SMIC suisse et pour creuser la vieille idée développée dans l’œuvre maitresse de Keynes (la Théorie Générale), à savoir le statut ambivalent du salaire, qui est à la fois un coût et un revenu. Point n’est besoin de préciser aux lecteurs avertis que cette double dimension du salaire n’est pas prise en compte dans l’analyse néoclassique dominante. Laquelle considère, en effet, le salaire comme une charge financière qui pénalise l’entreprise. La hausse de celui-ci est supposée de nature à décourager la demande de travail des entreprises, à favoriser la substitution du capital au travail et à inciter les entreprises à délocaliser leurs activités dans les pays à bas salaires, à faible protection sociale ou trop peu regardants en matière de normes environnementales.

    A ce propos, il est important de noter que la stratégie de contournement utilisée par les entreprises tessinoises afin d’échapper à la contrainte de la législation sur le salaire minimum, obéit à la même logique. En effet, le salaire minimum est perçu avant tout comme un coût qui pèse sur l’entreprise, et ce d’autant plus qu’il est fixé de manière exogène, et donc indépendamment de l’état du marché du travail et surtout des qualités intrinsèques des travailleurs dont la rémunération est supérieure à leur productivité marginale. C’est aussi ce dernier argument qui est brandi par le patronat français de manière récurrente pour accuser le SMIC et une assurance-chômage trop généreuse d’être responsables de l’exception française en matière de chômage. A cet égard, il convient de souligner que cette croisade anti-SMIC est souvent étayée par un raisonnement simpliste à mes yeux, car elle s’appuie sur les performances macroéconomiques de la Suisse comme référence: si le taux de chômage est faible en Suisse, c’est parce qu’il n’existe pas un salaire minimum au niveau fédéral. Il va sans dire que c’est un peu court, dans la mesure où une telle explication a le péché mignon de confondre la corrélation avec la causalité.

    Par ailleurs, l’analyse économique dominante, qui a tendance à traiter le marché du travail comme un marché de poissons à la criée, semble négliger le rôle macroéconomique du salaire comme déterminant de la demande de consommation des ménages, et donc comme débouché des entreprises. C’est pourquoi nous ne devrions pas considérer le salaire minimum sous le seul angle de ses conséquences négatives sur les travailleurs peu qualifiés et peu expérimentés. Mais aussi il importe de tenir compte de son impact sur le niveau de la demande globale, notamment lorsque les entreprises se heurtent à des contraintes sur les ventes de leurs produits. Même sans faire jouer les interactions entre le marché des biens et le marché du travail, il est possible de montrer au niveau microéconomique que la hausse du salaire minimum ne conduise pas nécessairement à une contraction de la demande des entreprises pour les travailleurs sans qualifications.

    En tout cas, les travaux empiriques qui ont été récompensés par l’académie de Suède le 11 octobre 2021 ont établi que les variations du salaire minimum n’ont pas d’incidence négative sur l’emploi, ce qui va à l’encontre de la prédiction de l’analyse standard. Ainsi, l’économiste canadien David Card tout fraîchement récompensé par le Prix Nobel et ses collègues américains comme Laurence Katz et Alan Krueger ont montré que le relèvement du salaire minimum dans le secteur de la restauration rapide dans l’Etat de New Jersey a provoqué paradoxalement un accroissement de l’emploi en comparaison de l’Etat voisin de Pennsylvanie où le salaire minimum a été maintenu à un niveau constant. Naturellement, ces résultats surprenants contredisent les croyances des tenants de la pensée dominante selon lesquelles la hausse du salaire minimum se traduit toujours par une réduction de la demande de travail pour les individus sans compétences professionnelles.

    Comment expliquer un tel paradoxe? L’explication semble en être d’ordre microéconomique: en situation de monopsone (un seul employeur qui embauche) l’entreprise engagerait moins de travailleurs faiblement rémunérés que l’entreprise en situation de concurrence. Autrement dit, elle use et abuse de son pouvoir de marché pour peser négativement sur le salaire qu’elle doit payer. Dans un tel cas, la législation sur le salaire minimum empêche la firme en situation de monopsone de suivre cette stratégie, ce qui peut conduire à un accroissement de l’emploi. Inutile de préciser que cette nouvelle approche du salaire minimum a suscité de nombreux débats et a subi les feux de la critique, principalement de la part des gardiens du temple de l’orthodoxie qui sont hostiles à la mise en place d’un salaire-plancher légal en dessous duquel tout candidat à un emploi dispose du droit de refuser un contrat de travail. En tout état de cause, l’analyse en termes de monopsone ne semble pas convaincante car, dans le monde réel, la majorité des entreprises opèrent dans un environnement concurrentiel.

    De surcroît, l’analyse ne semble pas prendre en compte la mobilité géographique de la main-d’œuvre: avec ou sans salaire minimum, un différentiel de salaires entre régions ou pays voisins devrait induire un transfert de main-d’œuvre ou une mobilité de capital, sans que cela se traduise nécessairement par une égalisation des salaires dans les différents espaces économiques, à tout le moins si l’on tient compte des imperfections des marchés du crédit et des logements: il est peu probable que les propriétaires de logements acceptent de louer leurs biens à des candidats avec des contrats précaires et de faibles salaires. De même, les banques pourraient écarter les candidats au crédit qui ne disposant pas de revenus suffisants et stables. En clair, le salaire minimum protège contre l’arbitraire des employeurs indélicats; mais force est de constater qu’il n’est pas la panacée contre la pauvreté, tout particulièrement s’il est fixé à un niveau bas. Dans le cas de la Suisse, il n’existe pas de salaire minimum au niveau national. En revanche un nombre restreint de cantons se sont dotés d’un salaire minimum (Neuchâtel, Bâle-ville, Tessin, Genève, Jura). Il existe aussi un salaire minimum dans les entreprises couvertes par les conventions collectives de travail (CCT). Cependant ce qui est frappant c’est que même les cantons ayant mis en place un salaire minimum ne sont pas favorables à l’adoption d’un SMIC au niveau fédéral. Vue de l’extérieur, une telle attitude paraît étrange, à moins de la mettre sur le compte d’une culture frileuse à l’égard de toute mesure de politique économique qui affecte l’ensemble de l’économie et qui in fine a des répercussions négatives sur les individus. C’est sans doute la peur du chômage qui a conduit la majorité des Suisses à rejeter l’initiative «pour une protection des salaires équitables» en 2014. Alors que l’expérience de certains cantons montre que cette allergie à la nouveauté n’a pas de fondements rationnels. Ainsi, l’adoption du salaire minimum par le canton de Neuchâtel n’a pas fait exploser le taux de chômage. Tant s’en faut. Il n’est pas déraisonnable de considérer, compte tenu du recul dont on dispose, que cette expérimentation constitue une preuve suffisante en vue de la généralisation du SMIC au niveau national.

    Enfin, notons que ce sont surtout les syndicats et les partis de gauche qui sont favorables à l’introduction d’un salaire minimum au niveau fédéral pour lutter contre la pauvreté, le dumping salarial qui est nuisible aux employés et aux bons employeurs, et pour améliorer la situation des femmes et les travailleurs précaires sur le marché du travail.

  6. Bonjour NOEL,

    Tout d’abord un grand merci pour cet apport très constructif et sachez que j’ai toujours grand plaisir à vous lire.

    Aujourd’hui et plus que jamais, la pensée dominante a tellement infecté nos sociétés de marchands que les agents économiques ne parviennent plus à admettre que le “capitalisme de marché” – selon la conception des orthodoxes – n’a jamais véritablement existé, car il n’existe qu’à temps partiel: uniquement quand ses promoteurs et les élites (ai-je dis de la financiarisation?) en retirent d’énormes profits. Et ce “capitalisme de marché” cesse dès lors d’exister quand ces derniers en retirent des pertes. Le capitalisme “libéral” (ai-je dis néo-libéral?) est devenu aussi utopique que le communisme sous l’Union soviétique.

    Alors que signifie encore de nos jours les notions Gauche/Droite, si ce n’est des extrémismes dans un “libre marché subventionné”? – Telle est la question à se poser! Rappelons-nous que face à l’interventionnisme sans précédent des Etats pour sauver un secteur financier en échec depuis 2008, d’aucuns ont cédé à la tentation facile d’une critique “libérale” qui a identifié son unique coupable: l’État. Or, pour les Classiques, l’étatisme serait le responsable de tous les maux. Mais ces penseurs, hors des réalités, n’ont vu que la partie du problème qui les arrange, car ces mêmes penseurs critiques de l’interventionnisme échouent totalement à expliquer le non-interventionnisme obstiné par lequel, l’autre moitié du temps, ce même État faillit entièrement dans la régulation du marché et l’imposition de sanctions opérantes contre tous les abus du système financier. Et somme toute, nous retrouvons ces mêmes schizophrènes vénérer autant que possible les États dotés de juridictions fiscales complaisantes (“tax haven”) et critiquer vertement les dettes publiques qu’ils ont eux-mêmes contribué à creuser lourdement.

    Ceci étant dit, aujourd’hui, les notions de Libéralisme/Démocratie sont galvaudés, laissant place aux Ploutocraties (un autre extrémisme). En janvier 1935, dans une lettre à Virginia Woolf, John Maynard Keynes (se voyant déjà comme un libéral modéré et iconoclaste dans son essai de 1925: “Suis-je un libéral?) n’annoncait-il pas qu’il allait “révolutionner la pensée économique”? La “Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie” (1936) attaquera ainsi de front les économistes classiques par son analyse macro-économique des systèmes. Keynes considère le système dans son ensemble, comme le fruit de multiples interactions entre les agrégats monétaires, fiscaux, sociaux, etc. Keynes contestera également “la loi des débouchés” de Jean-Baptiste Say, qui voudrait que l’offre crée la demande. Il révèle l’inadéquation entre les revenus distribués et la dépense de ces revenus: pour lui, l’épargne, qui est un renoncement à la consommation, remet en cause la “loi de Say”. En clair, surtout en période de sous-emploi, l’épargne contribue à stériliser l’activité, les consommateurs réduisant d’autant leurs dépenses et les industriels leurs investissements. Puis ils licencient, ce qui entraîne un recul de la consommation. “Si un surplus important de chômeurs” est déjà disponible (phénomène qualifié d'”Armée de réserve” par Karl Marx), épargner (ai-je dis par précaution aux lendemains qui pleurent?) aura pour seule conséquence d’ajouter à ce surplus et donc d’accroître le nombre de chômeurs. En outre tout homme mis au chômage, de cette manière ou pour toute autre raison (crises économiques, financières, sanitaires, etc.) verra s’amenuiser son pouvoir d’achat et provoquera, à son tour, un chômage accru parmi les travailleurs qui auraient produit ce qu’il n’a plus les moyens d’acheter. Et c’est ainsi que la situation ne cesse d’empirer en un cercle vicieux. C’est donc la demande qui crée l’offre et non l’inverse.

    Mais c’est par la remise en cause de la théorie classique du chômage que Keynes apparaît comme l’économiste le plus soucieux des maux de son temps (qui traversent les siècles). Chez Ricardo, le travail est une marchandise comme les autres, dont le coût (les salaires) varie en fonction de l’offre des travailleurs et de la demande des entreprises. Selon lui, la libre concurrence entre travailleurs permet de faire baisser le prix du travail quand l’offre est excédentaire, ce qui fait remonter les profits et conduit à l’investissement, donc à la relance. Rappelons-nous toutefois que nous vivons depuis des décennies, non plus dans un “libre marché” (selon le mythe des orthodoxes) mais bel et bien dans un “libre marché subventionné” en pilotage néo-libéral. Voici donc le paradoxe de taille ou le mensonge démocratisé de trop.

    Pour Keynes, au contraire, la baisse des rémunérations ne peut qu’augmenter le chômage, car les prix des produits sont moins élastiques que les salaires, ce qui engendre une perte de pouvoir d’achat, et donc une aggravation du chômage à cause de la chute de la consommation. Keynes s’insurge en outre contre l’idée des Classiques selon laquelle le chômage serait lié au refus des salariés de travailler à un prix donné. “Il n’est pas plausible d’affirmer, écrit-il, que le chômage aux Etats-Unis en 1932 ait été dû soit à la résistance opiniâtre de la main d’œuvre à la baisse des salaires nominaux, soit à la volonté irréductible d’obtenir un salaire réel supérieur à celui que le rendement de la machine économique produit”. Et en son temps, Keynes n’était encore aux faits apportés que bien plus tard – courant des années 1970-80 – des affres de la financiarisation. Le capital n’ayant aucun égal dans sa vélocité de circulation puisqu’il ne rencontre quasi aucune contrainte.

    Cher NOEL, vous n’ignorez sans doute pas que le faible niveau du Smic français – à l’échelle nationale – a facilité précisément le phénomène de “déflation salariale compétitive à l’échelle domestique” et la désindustrialisation de la France – commencée dans les années 1970 – ne fera qu’accélérer le processus néo-libéral de privatisation à tour de bras. L’État, ficelé dans son jeux dangereux, se verra ensuite emmêlé dans un mille-feuille administratif qui l’éloignera des véritables défis de la république. D’un côté de l’échiquier, l’accent aura été d’encourager principalement les citoyens sur la voie des études supérieures (domaine des services) tandis que de l’autre, l’accès aux formations élémentaires débouchera – par anticipation – sur un vivier d’emplois smicards, donc précaires. Victor Hugo ne disait-il pas que “les hommes vous estiment selon votre utilité, sans tenir compte de votre valeur”? Or, que constatons-nous aujourd’hui en France? Un manque de compétences domestiques pour des emplois aux formations élémentaires, au point que les employeurs vont chercher de plus en plus leur main d’oeuvre en Pologne, en Espagne, au Portugal, et en Allemagne auprès des employés allemands frappés par le phénomène des “mini-jobs” (conséquence des réformes Hartz), ce qui fait, mécaniquement parlant, que le faible Smic français entretien le cercle vicieux. De l’autre côté, nous observons des universitaires laissés sur le carreau faute de débouchés suffisants dans le pays (ai-je dis que le taux extraordinaire de réussite au Bac, ces dernières années, devrait aussi nous amener à nous interroger?) et/ou une frange encore plus qualifiée s’exporte pour de meilleures rémunérations pouvant ainsi saisir l’opportunité de la globalisation via la libre circulation des personnes. Le domaine de la santé est d’ailleurs emblématique en soi, puisque la France rencontre une désertification médicale dans certaines de ses régions et en parallèle la Suisse a largement recours à ces emplois “frontaliers” venant souvent de très très loin du territoire qui n’a d’ailleurs plus rien de “frontalier”. Ceci étant précisé, il est également totalement erroné de vouloir considérer les statistiques du chômage en Suisse comme un point de comparaison. Pourquoi? Tout d’abord de quel taux de chômage parle-t-on à l’étranger, celui au sens du Seco ou de l’OFS? Mais alors, quel est le meilleur indicateur? Réponse: ni l’un ni l’autre. Les deux présentent des avantages et des inconvénients, mais aucun n’offre de comparabilité parfaite au niveau international, puisque la Suisse a une façon très particulière d’établir ses statistiques. Prenons l’exemple du taux de chômage suisse au premier trimestre 2020: le taux de chômage était de 4,5% selon l’OFS, contre 2,7% environ d’après le Seco. Vous voyez bien que malgré ces différences, les deux relevés répondaient pourtant aux critères définis par l’OIT. Le diable se cache toujours dans les détails, tout comme d’ailleurs aux USA avec les chiffres extraordinaires du chômage du BLS américain et ceux catastrophiques (mais plus réalistes) figurant dans les shadowstats US (donc moins vendeurs).

    Bien à vous.

    PS: Pour l’anecdote, le Professeur Sergio Rossi a écrit un formidable billet le 21 janvier 2019, titré: “La Suisse a dix années de retard”. Autant vous dire qu’en tant que Franco/Suisse, ayant une expérience de vie des deux pays, je soutiens totalement son billet très visionnaire.

    1. Bonsoir Raymond,
      Un grand merci pour votre contribution qui est très riche et qui nous éclaire sur de nombreux points. Bien évidemment je partage pleinement votre diagnostic et votre analyse concernant l’Hexagone. Comme vous le savez nous avons eu d’abord un Smig, puis un Smic depuis fort longtemps. De ce point de vue, nos amis suisses ont un peu de retard, et le smic à 4000 francs suisses au niveau fédéral ne semble pas être pour demain la veille. Sans doute en raison d’une perception quelque peu erronée de la causalité entre le chômage et le salaire minimum.
      Mais force est de constater que le salaire minimum reste faible en France, malgré les coups de pouce réguliers et souvent bien timides. En tout cas une chose est sûre : le smic n’est plus un rempart pour empêcher les titulaires de basculer dans la pauvreté C’est pourquoi aujourd’hui un smicard est un travailleur pauvre. S’il ne bénéficie pas de l’aide publique sous diverses formes ou de la solidarité familiale, il est peu probable qu’il puisse échafauder un projet de vie comme accéder à un logement décent ou fonder une famille. Bref les fins de mois sont difficiles pour toute une armée de travailleurs précaires dont certains ont élu domicile dans leur voiture.
      Par ailleurs la pandémie a accru la population des pauvres qu’on estime à plus d’un million en France. Sans doute, la Suisse est également affectée par ce phénomène de la montée de la pauvreté comme en témoigne cet extrait que j’ai trouvé sur le site d’Avenir Suisse :

      “Les récentes statistiques de l’OFS sur la pauvreté ne sont pas passées inaperçues : alors que près de 9 % de la population suisse se situe officiellement sous le seuil de pauvreté, en 2019, pas moins de 20,7 % des Suisses ne pouvaient pas se permettre une dépense imprévue de 2500 francs. Ces chiffres ont suscité l’indignation au sein de la population: comment se fait-il que, dans un pays si riche, une facture de 2500 francs puisse mettre du désordre dans les finances d’une personne sur cinq ?”.
      Certes la problématique de la pauvreté est complexe, et il est difficile de la mesurer en un seul chiffre significatif. Selon toute vraisemblance, la lutte contre l’appauvrissement de la population passe par la mise en place d’un salaire minimum de 4000 francs suisses au niveau national.
      Bien à vous.

  7. Bonsoir cher NOEL,

    Merci pour votre appréciation et réaction, car vos interventions sont aussi enrichissantes pour nous tous.

    Voyez-vous, au-delà de votre suggestion pertinente, je crains cette fois que la finalité de mon post déplaise au plus grand nombre, car le Travail (viable) selon notre conception moderne est amené à “disparaître” pour beaucoup, comme je ne cesse de le répéter depuis longtemps. Rappelons-nous déjà (en dehors des beaux discours de la politique politicienne) que depuis la nuit des temps, le travail est synonyme de torture et de contrainte dans nombre de sociétés humaines. Chez les Grecs de l’antiquité, il était réservé aux esclaves. Symbolisé par des activités généralement manuelles, le travail engendrait aussi une forme de dégradation physique, à l’image d’Héphaïstos, dieu des forgerons et des artisans dans le panthéon grec. Quelques siècles plus tard, Thomas More dénonce les déboires d’une société industrielle en gestation. Il imagine dans Utopia (1516) une société reposant sur l’abondance matérielle et l’égalité où en l’absence de discriminations sociales, tout le monde travaille. La participation de tous à la production des richesses favorise une nette diminution du temps de travail qui n’était plus que de six heures par jour et par personne. L’État s’y substitue au marché et assure par un système de planification et de redistribution des richesses d’après le mode du “à chacun selon ses besoins”. A partir du XIXe siècle, alors que la révolution industrielle contribue à démultiplier la force productive des individus, les utopistes – Jean Charles Léonard Simon de Sismondi, Karl Marx et Friedrich Engels, Pierre-Joseph Proudhon, Charles Fourier, Jean-Baptiste André Godin et Paul Lafargue – prédisent une société nouvelle reposant sur l’abondance de biens et où le travail (contraint) ne constituerait qu’une infime part de l’existence des individus..L’idée fondamentale qui unit ces différents penseurs réside dans les espoirs qu’ils placent dans le progrès technique. Un jour, les machines se substitueront aux hommes. Ce seront-elles qui peineront à leur place. Mais, pour que le temps libre soit synonyme de loisirs et non de chômage, il convient d’opter pour un autre modèle social et politique. Aujourd’hui, la pandémie a accéléré la disruption de nos modèles économiques où la robotique, la numérisation, la digitalisation et l’intelligence artificielle relégueront de nouvelles unités de travailleurs subalternes et paupérisés sur le temps (une déclassification des classes moyennes).

    Alors dans quelle mesure les représentations actuelles peuvent-elles insuffler un autre modèle de société, un nouveau contrat social, alors que le revenu de base inconditionnel fut largement rejeté par un océan de serfs? Sans compter que son financement peut-être largement financé. Cet océan de serfs sait-il seulement qu’aujourd’hui, aux États-Unis, “le rentier du Capital” enrichi par la Fed (banque centrale) n’a plus envie de travailler? Il n’en a plus besoin d’ailleurs. Les chiffres officiels de vendredi dernier ont montré qu’il y avait eu beaucoup moins de créations d’emplois que prévu en septembre et, selon Patrick Artus, (économiste en chef de la banque Natixis) “il y a des entreprises qui ont du mal à trouver des salariés et des chômeurs qui ont du mal à trouver un emploi”. “Les emplois qui se créent sont très différents de ceux qui sont détruits” et les travailleurs qualifiés où se concentre la baisse du taux d’emploi, “n’ont plus besoin de travailler” sous l’effet de richesse permis par l’envolée des marchés actions, qui ont atteint des records aux Etats-Unis. Pour l’instant, “la première économie mondiale fait plus de PIB avec moins de personnes”. Et ce n’est que le début de cycle. Le PIB des Etats-Unis (économie avancée) est aujourd’hui supérieur à ce qu’il était avant la crise sanitaire, soutenu par les injections massives de liquidités de la Fed (dont les statuts diffèrent de la BCE et la BNS) et par les dépenses pharaoniques de l’État américain.

    Par ailleurs, aujourd’hui, les résultats d’enquêtes en France et en Suisse ne témoignent pas encore d’une surconsommation de l’épargne des ménages. Ils achètent de l’immobilier et un peu de Bourse alors qu’aux Etats-Unis, ils achètent beaucoup de Bourse et un peu d’immobilier. Les déficits créeraient donc, de ce côté-ci de l’Atlantique, des bulles immobilières au lieu de soutenir la croissance. De surcroît, de ce côté de l’Atlantique les taux d’intérêt vont rester faibles parce qu’”on” veut faire des investissements qui ne sont pas très rentables, que l’actionnaire rechignera à financer. Les taux resteront donc effectivement bas en zone euro – et négatifs en Suisse – puisque que la BCE est là pour acheter la dette jusqu’à quasiment la fin des temps. Et la Suisse afin de poursuivre sa fuite en avant économique en paupérisant implicitement les fonds (des assurés) des assurances sociales et de la prévoyance professionnelle et privée. De quoi faire pâlir feu Charles Ponzi. Le but étant également de forcer la consommation de l’épargne de précaution dans ce changement de paradigme, pour autant que l’épargne européenne (et Suisse) ne partent aux Etats-Unis pour y être investie dans les “Treasuries”, pour lesquels les taux augmentent.

    Voilà ma conclusion: Le revenu de base inconditionnel n’est plus une option ni un luxe, il devient une nécessité avant l’étape suivante de l’esclavage 2.0 pour les “ignorants”. Tous les ingrédients sont en place, maintenant, afin de paupériser les peuples (yc les classes moyennes) dans nos Ploutocraties. Les “élites” étant déjà au bénéfice de rentes de situation (pour les politiques) et de rentes issues du Capital (pour les gros actionnaires et spéculateurs).

    Bien à vous cher NOEL

  8. Bonjour Raymond,

    Votre commentaire et tout particulièrement le passage ci-dessous m’a inspiré un certain nombre de réflexions que je me permets de partager ici. Naturellement je suis d’avis qu’il faille revisiter notre système de protection sociale actuel, compte tenu des ruptures introduites par la révolution numérique et sans doute par la pandémie qui est toujours là, et ce en dépit des progrès de la couverture vaccinale dans les pays riches.

    Plus précisément l’organisation du travail va être modifiée de fond en comble et la forme du salariat héritée de l’âge industriel et liée à la machine à vapeur et à l’électricité, est appelée à se transformer encore de manière profonde sous peine de disparaître. Car, malgré les changements structurels induits par l’informatisation et donc par l’accroissement du poids des services dans l’économie: par exemple la formation tout au long de la vie, développer des capacités cognitives via la formation générale afin de permettre aux individus de se doter d’un savoir-faire aisément transférable, et donc en adéquation avec les besoins des entreprises mues par la maximation des profits. En outre celles-ci imposent aux salariés des contraintes liées à l’exigence des ratios de rendement financier propres au capitalisme actionnarial, lequel est tout bonnement incompatible avec l’environnement monétaire actuel (faibles taux d’intérêt).

    D’où la nécessité de changer de paradigme, afin de mettre en place sous l’égide des pouvoirs publics de nouvelles mesures de financement du système de protection sociale et d’accompagnement des individus dans leur mobilité professionnelle et géographique. En la matière on pense tout naturellement à la mise en place d’un revenu universel temporaire, la taxation de la mobilité des capitaux ou une fiscalité adéquate sur le capital, et donc sur les robots, ces stakhanovistes qui sont avant tout au service des actionnaires. Et même quand ils contribuent à l’amélioration des gains de productivité, et par conséquent à la baisse des prix des biens, ils pourraient tarir les sources de la croissance notamment via la demande solvable. En effet il n’est pas déraisonnable d’affirmer que la généralisation de la robotisation comporte des risques de déboucher sur l’émergence d’un monde avec des usines sans salariés et des productions qui peineraient à trouver des consommateurs solvables.

    Comme on peut le remarquer, la pensée de John Maynard Keynes ne semble pas avoir pris une seule ride. Elle reste, en effet, un guide précieux qui éclaire les décisions des responsables politiques non seulement en périodes de crises aiguës, mais aussi pour suggérer des mesures de politique économique appropriées et destinées à atténuer les conséquences économiques, sociales et psychologiques des processus d’ajustement induits par les changements structurels du capitalisme. A cet égard, il n’est pas inutile de rappeler que les ultra-libéraux attribuent les fluctuations du PIB et de l’emploi à de simples chocs sur la technologie ou les préférences des consommateurs, lesquels sont supposés s’épuiser au fil du temps quant à leurs effets délétères sur les deux variables macroéconomiques en question.

    Après cette digression, j’en viens à présent à la citation de l’ami Raymond.

    «L’idée fondamentale qui unit ces différents penseurs réside dans les espoirs qu’ils placent dans le progrès technique. Un jour, les machines se substitueront aux hommes. Ce seront-elles qui peineront à leur place. Mais, pour que le temps libre soit synonyme de loisirs et non de chômage, il convient d’opter pour un autre modèle social et politique. Aujourd’hui, la pandémie a accéléré la disruption de nos modèles économiques où la robotique, la numérisation, la digitalisation et l’intelligence artificielle relégueront de nouvelles unités de travailleurs subalternes et paupérisés sur le temps (une déclassification des classes moyennes).»

    Je crois que l’idée d’une société libérée du postmatérialisme fait partie des illusions perdues du monde moderne tant dans le domaine de la consommation que celui de la production. Il n’est pas absurde d’affirmer que le passage d’une société fondée sur le travail ouvrier à une société où la création l’emporte sur la production, renvoie à la tertiarisation croissante de l’économie. Autrement dit, une société de connaissance dont les héros seraient les savants, les chercheurs ou les salariés hautement qualifiés, car il s’agit d’une société qui donne la primauté aux tâches de la conception en amont et à celles de la prescription en aval. Quant à la production des objets matériels, elle devrait se réaliser avec moins de travail humain direct grâce à la robotisation et donc à l’introduction du progrès technique.

    Contrairement à une idée largement répandue, le progrès technique a certes libéré le travail humain des chaînes du travail à la chaîne, mais le développement des services a débouché sur l’émergence d’un monde post-industriel où la vie des employés est tout, sauf un long fleuve tranquille. Contre toute attente l’économie des services qui était censée apporter davantage de loisirs et de temps libre aux individus a débouché sur l’intensification du travail avec son lot de stress, de burn-out et de dépressions. Autrement dit, la pensée de Marx retrouve des couleurs, car les employés dans les services sont pressés comme des citrons. Qu’il suffise de penser au travail des caissières dans les grandes surfaces (en passe d’être remplacées par des caisses automatiques), aux infirmières, aux ingénieurs, aux traders ou aux chercheurs, le monde post-industriel est tout, sauf doux et apaisé. Comme on peut le noter en passant, la tertiarisation de l’économie n’a pas réalisé le grand espoir du vingtième siècle cher à l’économiste Jean Fourastié. En effet on doit à cet auteur ainsi qu’à William Baumol, d’avoir souligné, très tôt, l’importance des services.

    Pourquoi la société post-industrielle n’a-t-elle pas réalisé la belle promesse de Fourastié? Pour en comprendre la raison, il convient de prendre en considération la nature spécifique du travail tertiaire: celui-ci semble disposer de réserves de productivité faibles. A ce sujet, rappelons que de nombreux auteurs ont attiré l’attention sur le fait que la croissance dans les services était d’une autre nature que celle enregistrée dans l’industrie ou l’agriculture (voir par exemple Simon Kuznets ou William Baumol). Comme tout un chacun il m’arrive d’aller chez le coiffeur (sauf peut-être les chauves) et j’ai observé que le progrès technique n’a pas modifié le temps de la coupe de cheveux. Aujourd’hui comme hier, celle-ci prend le même temps. De même l’écriture d’un roman nécessite aujourd’hui le même temps qu’hier. Je veux dire au travers de ces exemples que les gains de productivité sont maigres dans les activités tertiaires. Du coup, la croissance économique et la progression des salaires sont condamnées à rester faibles aussi. Il faut également s’attendre à ce que la révolution numérique accentue la polarisation du marché de l’emploi avec sans doute une croissance démesurée des emplois “bullshit jobs” qu’on peut traduire par l’expression vulgaire des «emplois à la con».

    Cette tendance est lourde de conséquences pour les employés du tertiaire: afin d’obtenir une hausse des rémunérations salariales lorsque la croissance se dérobe, les entreprises obligent leurs employés à redoubler d’efforts. C’est la révolution informatique qui va voler au secours des entrepreneurs pour apporter à leurs activités de service les leviers de la croissance manquants. Autrement dit, la révolution informatique va jouer le même rôle que l’électricité dans le secteur industriel, dans la mesure où elle contrebalance la stagnation de la productivité tertiaire. Du coup, cette évolution rend caduque la célèbre phrase de Robert Solow: les ordinateurs sont partout sauf dans les statistiques de la productivité. Mais le papa de la croissance néoclassique équilibrée semble avoir oublié un outil important sur lequel Marx avait mis un accent particulier, à savoir l’intensification du travail. Celle-ci a été étendue à toutes les activités: la distribution, les banques, les entreprises industrielles ou agricoles. La règle qui prévaut un peu partout, c’est la chasse aux temps morts pour que le salarié donne le meilleur de lui-même. C’est pourquoi, la manière dont la productivité a été augmentée a douché les espoirs d’une société qui voulait s’affranchir de la dureté du monde industriel. En résumé la tertiarisation de l’économie a accouché d’un monde de réduction des coûts, de multi-tâches et un néostakhanovisme visant à accroître le nombre de minutes utiles par heure travaillée. En clair, la révolution numérique qui dévalorise la vision collective de la société et exacerbe l’isolement de l’individu via le télétravail (celui-ci nous est présenté comme une innovation prometteuse en termes de qualité de vie et de vie familiale) a toute chance de mettre les individus dans le fer des chaînes avec leur propre consentement en donnant raison au citoyen de Genève Jean-Jacques Rousseau: «L’homme est né libre et partout il est dans les fers.»

  9. Bonjour NOEL,

    Vous avez très bien fait de poser vos réflexions. Merci du partage.

    Si l’on ne réinventera pas la roue, la matière grise dominant les “sciences économiques” pourrait regarder décemment dans le rétroviseur de l’histoire, si elle souhaite aborder la notion de progrès. Par l’innovation? Certes, puisqu’un travailleur produit 350 tonnes d’acier en une heure aujourd’hui, alors qu’il n’en produisait qu’une seule tonne par année dans les années 1920. Un progrès à l’époque du “machinisme” et de l'”automatisation”! À ceci près que la particularité de notre époque, anticipée par l’économiste suisse, Jean-Charles – Léonard Sismonde de Sismondi (1773-1842) tient à l’ampleur de ces innovations: celles-ci faisant disparaître le Travail (au profit du Capital), laissant ainsi de plus en plus de personnes sans projet et sans ressources. “Tout ouvrier remplacé par une machine bénéficie d’une rente, indexée sur la richesse créée désormais par celle-ci”; cette proposition de Sismondi a le mérite d’interroger les effets de l’innovation technologique (ai-je parlé d’économie 2.0?) sur le partage de la richesse créée, sujet pourtant crucial aujourd’hui. Pour autant, et contrairement à ce que l’on serait en droit d’attendre de la part d’une société “moderne” (ai-je dis déshumanisée?) qui produit plus avec moins – dont les dernières innovations révolutionnaires et les mentalités sans concessions s’exacerbent – l’abondance ne bénéficie qu’à une infime minorité; un phénomène largement constaté cette dernière décennie par l’accroissement catastrophique des inégalités. Cette fois, et n’en déplaise aux obscurantistes, l’avenir s’inscrira à des années Lumières du schéma schumpétérien de “destruction créatrice”.

    Je comprends déjà que les aficionados du (néo)libéralisme seront tentés d’affubler Sismondi de “gauchiste”, comme ils l’ont fait avec Keynes (Libéral engagé), néanmoins peu reconnaîtront que les gains de productivité massifs finiront par détruire l’économie et le capitalisme, car ils n’ont aucune retombée favorable sur la consommation. En effet, il ne sert à rien au capitalisme de produire avec toujours moins de travailleurs et de salariés s’il y a de moins en moins de consommateurs qui peuvent se permettre d’acheter ses produits et services. Sismondi, d’abord influencé par Adam Smith, a embrassé la cause libérale en fréquentant les salons de Madame de Staël au sein du groupe de Coppet, avant d’opérer sa conversion vers un “Libéralisme modéré”. Dans les années 1817-1819, avec les publications de l’article “Political Economy” (1818) dans l’Edinburgh Encyclopædia et des Nouveaux principes d’économie politique (1819), Jean-Charles-Léonard Simonde de Sismondi (1773-1842) abandonnera certains principes smithiens au profit de “nouveaux principes” qui modifieront significativement son analyse de l’économie capitaliste de libre marché.

    Dans l’”Avertissement” à ses Nouveaux principes (1819), son explication repose sur deux arguments. L’un est que sa reconstruction intellectuelle des principes de l’économie politique, à l’occasion de la rédaction en 1817 de “Political Economy”, l’a conduit à tirer des conséquences analytiques différentes de celles de Adam Smith et de certains de ses continuateurs. L’autre argument est que les faits économiques observés, depuis la publication de “An Inquiry into the Nature and Causes of the Wealth of Nations” (1776), ont révélé certaines conséquences historiques désastreuses de la transition au nouveau système économique: crises de surproduction et dégradation des conditions de travail. Dès lors, Sismondi abandonne en effet explicitement la loi de Say et, ce faisant, l’hypothèse de prévision parfaite retenue par David Ricardo. On comprend de ce point de vue la remarque suivante, souvent citée: “Nous arrivons (…), comme M. Ricardo, à trouver qu’à la fin de la circulation, si elle n’est nulle part arrêtée, la production aura créé une consommation; mais c’est en faisant abstraction du temps et de l’espace, comme feraient les métaphysiciens allemands” (…) “Sur la balance des consommations avec les productions”. L’origine de l’abandon de la loi de Say est attribuée clairement par Sismondi à l’existence d’une économie de marché décentralisée. Dans ce contexte, les décisions de production des entrepreneurs sont fondées sur de véritables anticipations, dit-il, car elles sont en effet antérieures à toute “connaissance du marché” (un marché qui reste inefficient fondamentalement, puisque même la notion d’homo oeconomicus fut définitivement déboulonnée avec les dernières recherches) et le producteur se trouve ainsi confronté à une incertitude qui n’existait pas dans le cas de “l’homme isolé” (cf. le chapitre 1 de Sismondi (1819 et 1827). Ça ne parle toujours à personne en pleine crise sanitaire et économique? (2020-2021). Ainsi, l’importance de cette incertitude est particulièrement forte dans le cadre du processus inter-périodique de reproduction: “la totalité de ce que (la société) produit est destinée à la consommation; et si ses produits annuels, apportés sur le marché auquel ils sont destinés, n’y trouvent point de consommateurs, la reproduction est arrêtée, et la nation se ruine au sein de l’abondance” (Sismondi, 1819 et 1827). Nous voyons bien que la roue ne se réinvente pas deux siècles après!

    À ce jour, l’on constate aisément à quel point les événements ont placé les grands innovateurs de ces dernières décennies dans une position de détenteurs de rentes, c’est-à-dire des profits non justifiés par le montant des capitaux investis. En ce sens – et au regard de l’économie 2.0 – il va sans dire qu’il est particulièrement facile aux producteurs de produits intermédiaires entrant dans la composition de biens essentiels d’acquérir une position de monopole (GAFAM par ex.). En comptant que les intérêts bien établis – par influence (“crony capitalism”) – du grand Capital disposent d’une capacité d’action supérieure à celle des nouveaux innovateurs à se faire entendre du pouvoir politique. Il restera ensuite aux tenants du “crony capitalism” de brandir la menace de licenciements pour se faire entendre des détenteurs de rentes de situation, à savoir la nouvelle succession des politiques au “pouvoir” (c.-à-d. dans une optique correspondante à la durée du mandat politique).

    Le Revenu de Base Inconditionnel n’est plus à envisager comme une option temporaire, car il s’inscrit au même titre qu’une révolution sociétale.

    Quand je lis ce genre de couplet (ai-je dis une effrayante vue de l’esprit?) attribué à l’économiste en chef d’ÉconomieSuisse – le Prof. Dr. Rudolf Minsch – à savoir que “les choses sont assez simples en réalité: plus le revenu de base est élevé, plus il faut augmenter les impôts et plus les coûts au niveau économique seront importants. À l’inverse, plus le revenu de base est bas, moins il peut suppléer le système d’assurances sociales existant (…). Il n’existe pas de revenu de base financièrement viable qui puisse maintenir le niveau actuel de soutien aux personnes dans le besoin en Suisse”, je ne peux donc m’empêcher à penser à certains intellectuels, dont le psychologue et économiste hétérodoxe Daniel Kahneman, qui différenciait la pensée rapide (“rassurante, mais très souvent fausse”) de la pensée laborieuse (“lente, mais plus exacte”) et à l’économiste hétérodoxe Richard J.Thaler, qui considère qu’aujourd’hui “les fous sont à la tête de l’asile” (dixit). Grâce à ces deux économistes, le monde a pu redécouvrir l’importance des biais cognitifs (réf. économie comportementale) dans les “sciences économiques”. En effet, l’économie comportementale intègre “les mécanismes psychologiques et sociaux à l’œuvre dans les décisions des consommateurs ou des investisseurs”. Ce que les obscurantistes de la pensée dominante réfutent depuis des siècles au nom de leurs croyances. Pourtant, les récents lauréats au prix de la banque de Suède en économie (2021) en mémoire à Alfred Nobel vont eux aussi bouleverser l’univers des “sciences économiques mainstream”, puisque cette distinction semble acter de manière certaine l’influence de plus en plus importante de “l’économie expérimentale” au détriment des théories classiques qui sont au cœur des analyses économiques depuis le XVIIIème siècle. Inutile de rappeler que “la théorie des esprits animaux” de l’économiste hétérodoxe John Maynard Keynes, ennemi juré de cette doxa d’obscurantistes, soulignait déjà au début du XXème siècle combien “l’économie réelle est bizarre, incertaine, irrégulière, et ne doit pas faire abstraction de nos esprits animaux. Les esprits animaux, étant les facteurs psychologiques qui influencent notre économie, sa part d’incohérence et d’instabilité naturelles. Car si l’incertitude qu’elle génère, à certaines périodes, nous paralyse, elle se révèle, à d’autres, stimulante et féconde”. Et ce ne sont pas les auteurs d'”Animal Spirits”, les économistes hétérodoxes Robert Shiller (professeur à l’université de Yale) et George Akerlof (professeur à l’université de Californie à Berkeley), qui viendront le démentir en 2009 (date de parution de l’ouvrage). Pourtant, les crises économiques et financières de ces cinquante dernières années restent imputables aux modèles économiques dominants, c’est-à-dire théorisés par les orthodoxes. Ainsi, au regard des études des économistes hétérodoxes, l’économie comportementale apparait véritablement comme une révolution (ai-je dis qu’il en aura fallu du temps pour contredire les apothicaires en sciences économiques?).

    D’ailleurs, la place que réservent les grandes revues scientifiques internationales aux articles théoriques est proche de 60% au début des années 1980, contre moins de 20% au début des années 2010. Faut-il encore que certains académiciens changent de braquet dans la dispense de leurs cours désormais désuets ou leurs conseils non avisés en matière d’économie politique. Ces “apothicaires” (adeptes des saignées) d’un temps désormais révolu nous servent toujours, pourtant, la notion d’innovation en s’appuyant sur le Nobel “obsolète” d’économie de Robert Solow (1987), crédité d’avoir modélisé à l’aide des mathématiques la manière dont l’augmentation des facteurs de production (travail et capital) se répercutait sur le niveau de la croissance économique, avec une tendance autistique à ne préciser que le modèle de Solow ne rendait compte de l’essentiel: les augmentations de la productivité du travail qui ne dépendent pas de l’augmentation du côté du capital!

    Bref, si l’océan de serfs ne comprend toujours pas la nécessité (par anticipation) du Revenu de Base Inconditionnel (parfaitement finançable d’ailleurs); qu’il ignore le phénomène de surproduction cherchant ses débouchés face à une demande agrégée ne parvenant plus à suivre le rythme effréné des gains en productivité; qu’il n’a conscience que le bandit manchot des bourses ne pourra pas indéfiniment faire son beurre, car tôt ou tard les bourses seront infectées par le monde réel, à savoir celui de “l’armée de réserve des travailleurs” (expression de Karl Marx) qui doit toujours lutter et souvent souffrir pour subsister, alors que faut-il comprendre par la notion de progrès sur deux siècles? Que l’océan de serfs sache au moins que le nouveau pillage en cours de “ses” richesses s’opère progressivement par le truchement de ses fonds de pension, ensuite la boucle sera définitivement bouclée pour lui. Trop tard!

    Bien à vous

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