La responsabilité sociale des entreprises: une coquille vide?

La responsabilité sociale des entreprises est une expression que beaucoup trop d’entreprises (en Suisse comme ailleurs) utilisent dans leurs propres rapports annuels, sans néanmoins la traduire dans la réalité des faits, en ce qui concerne tant les relations avec le personnel que l’impact environnemental de leurs propres activités économiques.

Pour s’en rendre compte, il suffit d’observer le cas de la Suisse, où un nombre croissant d’entreprises qui ont reçu ou qui reçoivent des aides publiques suite à la pandémie de la Covid-19 sont en train de licencier une partie de leur force de travail. Cette vague de licenciements, qui ira en s’amplifiant tout au long de cette année, fait doublement mal au système économique, parce que, d’un côté, elle représente un gaspillage de ressources financières que le secteur public aurait pu mieux dépenser et, d’un autre côté, elle réduira aussi bien les dépenses de consommation que le chiffre d’affaires de l’ensemble des entreprises. Cela ralentira alors davantage le circuit économique, aggravant la situation de bien des personnes qui ne réussiront plus à trouver une place de travail.

Les entreprises devraient être toutes socialement responsables, c’est-à-dire que, dans leur ensemble, elles devraient garantir des emplois correctement rémunérés et avec des contrats à durée indéterminée à toutes celles et tous ceux qui veulent et peuvent travailler, permettant de concilier la vie privée et la vie professionnelle – de surcroît pour les activités qui peuvent être menées à bien par le télétravail.

Le travail à distance, en fait, s’avère être un instrument qu’un nombre croissant d’entreprises utilisent afin d’exploiter davantage la «lutte de classe» entre différentes catégories de travailleurs précaires, élargie désormais à l’ensemble de l’économie globalisée suite à l’éclatement de la pandémie, qui a éloigné physiquement beaucoup de personnes de leur lieu de travail original. En effet, une partie des entreprises en Suisse est en train de délocaliser dans les pays en développement bien des places de travail pour profiter du grand écart salarial existant entre la Suisse et les pays les plus faibles sur le plan économique. Si ce processus va faire augmenter le niveau d’emploi dans les pays en développement, pour une nation comme la Suisse cela ne donnera pas lieu à une augmentation de ses propres exportations vers ces pays, étant donné que leur capacité d’achat sur le plan international ne va pas augmenter au vu de leurs bas niveaux de rémunération salariale.

Les entreprises en Suisse qui veulent être socialement responsables devront donc faire face à cette situation – même si leurs propres profits vont être réduits par la concurrence malsaine sur le plan global – en faisant passer le bien commun devant leurs propres intérêts: en payant des salaires qui permettent à leurs collaboratrices et collaborateurs de mener une vie digne, ces entreprises permettront de concilier l’économie et la santé humaine, qui a été mise à dure épreuve par l’irresponsabilité sociale des soi-disant «entrepreneurs» contemporains qui n’ont rien à voir avec l’entrepreneur mis en lumière par Joseph A. Schumpeter et son idée de «destruction créatrice» impliquant aussi les banques en tant que pourvoyeurs de fonds pour l’innovation et le progrès technique – des activités créatrices d’emplois, bien rémunérés par les entrepreneurs qui veulent ainsi récompenser les efforts de leur personnel et les motiver à faire appel à leur propre esprit critique pour améliorer sans cesse les biens et services qu’ils produisent pour satisfaire de vrais besoins.

Sergio Rossi

Sergio Rossi est professeur ordinaire à l’Université de Fribourg, où il dirige la Chaire de macroéconomie et d’économie monétaire, et Senior Research Associate à l’International Economic Policy Institute de la Laurentian University au Canada.

29 réponses à “La responsabilité sociale des entreprises: une coquille vide?

  1. Prise de position courageuse du professeur Rossi. Le problème soulevé est aggravé par la perte des expériences et des savoirs qui ne seront plus transmis.
    Courtermisme qui a coûté et coûte encore à certaines grosses entreprises du secteur de l’énergie.

  2. Bon diagnostic “travail à distance” est un tueur des emplois en Suisse et le CF a donné l’occasion à toutes les entreprises de l’essayer et d’en prendre goût en grandeur nature !
    Beaucoup d’entreprises vont profiter pour licencier des résidants pour les remplacer par des salariés qui viendront d’en dehors des frontières. En toute logique les entreprises qui reçoivent de l’aide de l’Etat ne devrait pas avoir le droit d’engager de l’étranger, sauf spécialités introuvables en Suisse. Excellent article !

    1. Bonjour Elie Hanna,
      En dépit des considérations de “politique politicienne”, après un changement de paradigme déjà opéré depuis un peu plus de dix ans, et suite à cette dernière année noyée par un choc exogène (pandémie) qui n’a fait qu’accélérer la disruption de nos modèles économiques, je ne peux que vous suggérer de relire – avec des lunettes coperniciennes – la chronique de FÉVRIER 2020 (au sens de l’histoire et des sciences économiques) du professeur Sergio Rossi. Et surtout le contenu enrichissant de certains de nos échanges musclés.

      https://blogs.letemps.ch/sergio-rossi/2020/02/03/trois-reformes-pour-leconomie-et-la-societe/#comments

      Bien à vous

      1. Un revenu de base n’a de sens que dans le cas où le chômage est interdit, où chacun doit travailler, pour produire, et la production nationale à protéger par des droits de douanes et la balance commercial toujours équilibrée et le budget de l’Etat toujours à l’équilibre. ça vous rappelle quelques choses? un régime qui a sévit à l’Est de l’Europe du 17 à 89. Les rêves devraient être au moins logiques pour œuvrer à leur réalisation.

        1. Le revenu minimum universel est une manière de redistribuer les richesses autrement que par le salaire d’un travail.

          PS: Ma réponse plus argumentée et étayée est en cours de modération par notre hôte.

  3. “profiter du grand écart salarial existant entre la Suisse et les pays les plus faibles sur le plan économique”.

    Personnellement j’appelle cela profiter de populations pauvres pour l’avantage de populations riches.

    Je comprends vaguement que la force des monnaies est liée à l’état des économies des pays en développement confrontés entre autre à la spéculation monétaire. Existe-t-il un moyen d’éviter de telles disparités qui me semble tout sauf équitable.

    1. Bonjour Daniel Aebischer,
      Vous devez bien comprendre, en premier lieu, que dans nos économies globalisées, le principe des excédents des uns (pays) a pour corollaire le déficit des autres (pays). L’Union européenne en est un parfait exemple. Par ailleurs, vous aviez des pays riches à l’instar de la France – qui reste un bon exemple- qui a bradé ses richesses au secteur privé tout en maintenant sa tradition d’État providence; puis vous avez la Suisse qui est entrain d’emprunter le chemin de la France avec retard…mais sans tradition d’État providence, c’est-à-dire en dénouant progressivement le filet social de protection pour une très large partie de sa population (yc classe moyenne)

      Je vous invite donc à lire la très enrichissante chronique (datée) de notre hôte, mes humbles commentaires dans le link ci-dessous, et surtout consulter les graph’s y rapportés (OCDE). Vous aurez ainsi une vision “réelle” de la Suisse (comparée aux pays de l’OCDE) avec cette probable question: Mais où part l’argent du peuple suisse?

      https://blogs.letemps.ch/sergio-rossi/2019/01/21/la-suisse-a-dix-annees-de-retard/

      Bien à vous

      1. Merci pour ces liens. Dire que nous les suisses ne sommes pas capable de renverser la vapeur. C’est édifiant.

        Pour revenir aux disparités de valeur absolue des différentes monnaies dans le monde, je pense que le système en place basé sur la loi du marché et la spéculation renforce les forts et rends difficile les échanges pour les pays pauvres. Confirmez-vous cela? Si oui, que pourrions nous faire pour diminuer les différences?

        1. Bonjour Daniel,
          Oui, indubitablement, je vous le confirme. D’ailleurs le dollar américain est une parfaite illustration du rôle hégémonique d’une devise (monnaie) que lui concéda les accords de Bretton Woods, comme nouvel ordre mondial. Une consécration d’un médium d’échange par lequel graviteraient toutes les autres monnaies du monde selon un taux de change fixe, tout comme l’once d’or dont la valeur se voyait également gelée à 35 dollars. Ce n’est qu’en 1971- avec l’abandon du système de Bretton Woods, que les USA décrétèrent le libre flottement de leur monnaie. Et pour contrecarrer les conséquences extraordinaires de la “fin” de cet étalon monétaire, que rentreront dans la danse les pétrodollars comme “actifs”. Un ancien président des USA n’a-t-il pas émis une maxime qui postule que l’on asservi une nation par le glaive ou par la dette. Sachant que la dette a pour corollaire l’argent.

          Une nouvelle refonte du système monétaire mondial est de plus en inévitable à mon sens. Par ailleurs, l’euro qui gravite dans une Zone Monétaire non Optimale devrait être transformé en monnaie commune, déjà, car, en l’état d’une monnaie unique, les transferts fiscaux entre pays sont rendus impossibles – sans truchements bricolés – par la structure même de l’Union. Donc, réforme monétaire et structurelle. Entres autres, des études sont menées auprès des banques centrales en ce qui concerne la teneur du panier des DTS et du rôle des crypo-actifs, que certains nomment par erreur cryptomonnaies (le gage de confiance n’étant acquis). Désolé de n’être plus précis sur un blog tous publics. 

          Bien à vous

  4. Très pertinente chronique qui s’inscrit à contre-courant de celle(s) des économistes “mainstream”, en dénonçant une de leurs suites (il)logiques. Et pour cause, j’ai envi de dire, venant d’un brillant expert hétérodoxe. Merci cher Professeur Rossi. 

    Il me plaît aussi à rappeler, comme un brûlot envoyé post-mortem au saint-patron des économistes mainstream, qu’en septembre 1970, l’économiste Milton Friedman – monétariste et père spirituel de l’idéologie néo-libérale –  publiait dans The New York Times Magazine un texte qui suscita beaucoup d’opposition à l’époque mais qui, dès lors, fut diaboliquement considéré et encore de nos jours, comme un leitmotiv à penser. Un “Penses-bête!”. Ce texte avait comme sous-titre: “La responsabilité sociale de l’entreprise est d’accroître ses profits” 

    Dans le “psaume” de Milton Friedman, le dirigeant d’une entreprise est l’agent des actionnaires et doit ainsi se conformer à leur objectif tout en respectant les règles de base de la société : “Dans un système de libre entreprise et de propriété privée, un dirigeant d’entreprise est l’employé des propriétaires de l’entreprise. Il est directement responsable devant ses employeurs. Cette responsabilité est de mener l’entreprise en accord avec leurs désirs, qui en général doivent être de gagner autant d’argent que possible tout en se conformant aux règles de base de la société, à la fois celles représentées par la loi et celles représentées par la coutume éthique. Bien sûr, dans certains cas ses employeurs peuvent avoir un objectif différent. Un groupe de personnes peut créer une entreprise dans un but charitable – par exemple, un hôpital ou une école. Le gérant d’une telle entreprise n’aura pas le profit pécuniaire comme objectif, mais de rendre certains services”

    Enfin, si l’on ne peut – au sens sociétal et moral – raisonnablement admettre l’hôpital comme une entreprise “charitable”, mais que cette dernière entre effectivement dans un contrat économique “mainstream ” à pilotage néolibéral – dont les responsables politiques (les gouvernements) ont adopté les statuts depuis des décennies –  alors le principe de rationalité et compression des coûts figure dans l’équation propre à la profitabilité. Preuve en est maintenant avec la pandémie et les nombreuses conséquences que rencontrent les milieux hospitaliers publics (infrastructure/matériel/personnel) et dont les pertes se paient maintenant cash; c’est-à-dire avec nos lots de chair humaine. 

  5. Oui. Les entreprises devraient toutes être socialement responsable, à commencer comme vous le dites par un emploi correctement rémunéré. Je ne crois pas au bon vouloir, nous devons définir des règles acceptables pour le plus grand nombre et les faire appliquer. La rémunération devrait à mon sens également refléter une reconnaissance sociale que votre effort est bon pour la société. Qu’elle devrait vous permettre de vivre correctement, ce qui est valorisant alors qu’une redistribution est plutôt dévalorisante dans le cas d’aide directe à des personnes.

    En ce qui concerne les emplois sous rémunérés, Il me semble que la population à une grande part de responsabilité, par le vote populaire et également car nous voulons tous payer un objet ou un service le moins cher possible, ce qui tire les prix vers la bas et les salaires en même temps.

    Qu’est-ce qu’une vie digne? Il ne me semble pas que le salaire minimum voté récemment à Genève soit suffisant. Je suis ébahi, une fois de plus, que la loi d’application prévoit des dérogation qui sont directement opposées à la volonté populaire. Les secteurs de l’agriculture et de la floriculture ont un salaire en dessous de 3000 francs pour un travail souvent difficile! Il y a du pain sur la planche.

    1. Cher Daniel,
      Au-delà d’une refonte du système monétaire, il faut un changement de paradigme économique et social. Mais cela implique, auprès des peuples et des politiques, de comprendre conscience historiquement des tenants qui nous ont amené où nous (le monde) en sommes maintenant. Peut-être que le choc exogène de la pandémie nous amènera – finalement – à un ré-enchantement de notre monde. Du moins, il me plaît à le croire, même si ça semble profondément naïf de ma part.

      Bien à vous

      1. Merci Raymond.

        Je suis entièrement en accord avec vos propos. Un réenchantement? Oui je le crois nécessaire et inéluctable. Je ne pense pas qu’il soit spécifiquement lié à cette pandémie mais c’est loin d’être naïf, comme nous pouvons le voir au fil des années, des changement lent et profond sont à l’œuvre.

  6. Bonsoir Elie,
    Toujours aussi iconoclaste et provocateur.

    Introduction: L’approche néolibérale n’a pas réduit l’intervention de l’État dans le système économique – à contrario de cette volonté des grands prêtres du laissez-faire – mais a permis aux pouvoirs forts dans ce système de contrôler les institutions publiques afin d’utiliser le rôle de l’État pour atteindre l’objectif final du néolibéralisme, qui consiste à mettre le plus grand nombre possible de personnes dans une situation de besoin – donc dans une position de faiblesse et de servitude face à ces pouvoirs forts, leur permettant ainsi de faire leurs propres intérêts sans aucun type de contrainte. 

    Ma réponse datée (ici-même) avec développement et argumentation (vous avez aussi des graph’s qui valent mille mots)

    RAYMOND

    7 septembre 2020 à 15 h 04 min

    Chapitre 2. Voici la question qui fâche: – Mais à qui profite la Crise du Covid-19?

    Comme l’a justement souligné l’économiste Patrick Artus – dans une chronique – « l’objectif central du capitalisme néolibéral, qui commence dans les années 1980, est d’accroître la profitabilité des entreprises pour augmenter la rentabilité du capital pour les actionnaires. Pour réaliser cet objectif, le capitalisme néolibéral a utilisé un certain nombre de moyens », notamment « la déréglementation des marchés du travail » et a ainsi « obtenu une forte déformation du partage des revenus au détriment des salariés ».

    Sans surprise, nous pouvons constater (selon BusinessAM) une répartition de plus en plus inégale entre les revenus du travail par rapport à la croissance de la productivité…

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    …alors que la croissance de la productivité décline pourtant depuis les années 60 !

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    Parallèlement, de plus en plus d’emplois dans le secteur de la production ont déjà cédé la place à des emplois souvent mal payés dans le secteur des services. Les clés du progrès diront les uns, dans un esprit Schumpetérien (par analogie à la destruction créatrice), tandis que d’autres diront qu’il est abusif d’assimiler progrès technique et progrès social puisque la concurrence conduit toujours à une économie de main-d’œuvre et une baisse des salaires : les manifestations concrètes en sont l’esclavage et le machinisme, cette nouvelle forme de servitude.

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    Friedrich Hayek aurait pu, lui, ajouter que « le progrès technique, imprévisible, n’a pas à être encadré par l’État, au contraire, c’est la libre concurrence qui empêche un pouvoir totalitaire de s’en emparer ». Sauf qu’Hayek ne vivait pas au 21ème siècle, ni dans un monde globalisé où comme aux USA, un dixième de l’économie se caractérise par des industries dans lesquelles 4 entreprises contrôlent plus des deux tiers du marché. Une tendance similaire également observée en Europe, quoique moins extrême. Ainsi, avec des positions cartellaires, et une telle disruption de l’économie, il devient de plus en plus difficile de détrôner les leaders de quelques marchés – propres à l’économie 2.0 – aux États-Unis, en Europe, mais aussi en Asie.

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    Ainsi, conjointement à une guerre progressiste opposant Capital et Travail depuis les années 70, conjointement aux sauvetages de la sphère marchande par la « main bien visible » de l’État dès 2008 – heureux soient les néolibéraux – et n’en déplaise à ce bon vieux Adam Smith ou à feu Milton Friedman pour qui le Capital reste synonyme de Liberté ; il n’empêche que les entreprises « zombies » sont toujours maintenues au détriment d’entreprises nouvelles au modèle économique renouvelé. En refusant la destruction du Capital, nos sociopathes et technocrates, par choix volontaire et assumé, accrochés aux dogmes, nous ont contraint à renoncer à l’innovation car leur formule a empêché de nouveaux entrepreneurs d’améliorer un marché abandonné par des entreprises non rentables qui ne pouvaient poursuivre leur activité. Le Capital périmé reste donc maintenu en activité grâce à des taux bas, voir négatif, sans véritable impact sur la croissance économique et l’inflation et ce flot ininterrompu de liquidités (et par analogie de « facilités »)…

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    …ne profite, bien évidemment, à la collectivité, elle, se trouvant déjà inscrite au rang des débiteurs à (très) long terme dans l’antinomie de la « destruction-créatrice ». Or, en détruisant de la dette odieuse, l’on détruit du Capital. En détruisant du Capital mal-acquis, on créera à nouveau de la confiance, on favorisera l’innovation, la recherche, le développement et la formation. La destruction du Capital périmé au profit de la création de Capital neuf – grâce au coup de pouce du Covid 19? – pourrait redonner raison « aux utopistes » tels que Sismondi, Engels, Proudhon ou Marx qui prédisaient une société nouvelle reposant sur l’abondance de biens et où le travail (viable, tendra à disparaître) ne constituerait qu’une infime part de l’existence des individus. L’idée fondamentale qui unissait ces différents penseurs résidait dans les espoirs qu’ils plaçaient dans le progrès technique. « Un jour, les machines se substitueront aux hommes. Ce seront-elles qui peineront à leur place. Mais, pour que le temps libre soit synonyme de loisirs et non de chômage, il convient de renverser un modèle par un autre modèle politique et social ».

    Chacun l’aura certainement déjà compris, avec la digitalisation de nos modèles, l’intelligence artificielle, la robotique, les monnaies numériques, la prescience de la société sans cash, les positions cartellaires des GAFAM, nos économies modernes et intégrées sont en disruption et le Covid-19 n’est qu’un accélérateur profitant à la doctrine néo-libérale.

    Enfin et pour terminer, comme Keynésien, il me plaît à reprendre les propos de la présidente de l’Association syndicale des magistrats en Belgique, pour qui, le néo-libéralisme est un fascisme :

    « Le libéralisme était une doctrine déduite de la philosophie des Lumières, à la fois politique et économique, qui visait à imposer à l’État la distance nécessaire au respect des libertés et à l’avènement des émancipations démocratiques. Il a été le moteur de l’avènement et des progrès des démocraties occidentales. Le néolibéralisme est cet économisme total qui frappe chaque sphère de nos sociétés et chaque instant de notre époque. C’est un extrémisme. Le fascisme se définit comme l’assujettissement de toutes les composantes de l’État à une idéologie totalitaire et nihiliste. Je prétends que le néo-libéralisme est un fascisme car l’économie a proprement assujetti les gouvernements des pays démocratiques mais aussi chaque parcelle de notre réflexion. L’État est maintenant au service de l’économie et de la finance qui le traitent en subordonné et lui commandent jusqu’à la mise en péril du bien commun »

    1. Dans le cas où les obscurantismes des grands prêtres (des temps modernes) seraient amenés à vouloir dédouaner leur religion, à réfuter les évidences empiriques, de même qu’à chercher à jeter aux gémonies le premier graphique de mon développement, voir les suivants, alors voici encore un autre extrait de mon intervention (avec graph’s éloquent) datée, ici-même, sur ce blog des plus sérieux:

      RAYMOND – 28 mai 2019 à 21 h 26 min

      (…) à l’aune des années 1970, à l’heure où l’École des monétaristes prenait le pouvoir sur le monde économique, l’émergence de la financiarisation de nos économies, dites modernes, ne fut-elle pas les prémisses d’un détournement planifié des richesses (et le pillage des ressources naturelles) avec la bénédiction successive des détenteurs de rentes de situation à l’instar des pouvoirs politiques, comme déjà décrit dans la théorie des choix publics, ceci au détriment de l’Intérêt général ? (voir les dates)

      https://i0.wp.com/michelsanti.fr/wp-content/uploads/2018/10/%C3%A9cart-productivit%C3%A9-salaires.png?resize=538%2C305&ssl=1

      Après 50 ans d’injustices économiques établis sur des leurres et la croissance exponentielle de la financiarisation, combien d’années faudra-t-il encore pour nier les évidences et changer de paradigme ? Les aficionados de l’ultra-capitalisme d’hier sont-ils devenus à ce point une nouvelle frange du marxisme-léninisme des temps modernes ? (à comparer les dates)

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  7. La chronique du professeur Rossi et les commentaires qui l’accompagnent invitent le lecteur à réfléchir sur des concepts et des innovations organisationnelles qui sont censés faire le bonheur du genre humain comme la responsabilité sociale des entreprises (RSE) ou le télétravail. Mais en réalité ceux-ci véhiculent des intentions égoïstes et une régression sociale quand on les examine avec un regard critique. Autrement dit, la pensée dominante néglige les vrais problèmes avec lesquels nous sommes condamnés à vivre tant que nous ne changeons pas de paradigme. En effet, le discours dominant tant au niveau académique qu’au niveau de la pratique de la politique économique s’intéresse davantage aux conséquences qu’aux causes de la pandémie. Ainsi celle-ci est traitée comme un choc exogène. En clair, elle est considérée comme indépendante des comportements des acteurs économiques et donc du système dans lequel ils interagissent. Alors qu’en vérité il n’est pas besoin d’être grand clerc pour imputer la responsabilité de la crise sanitaire à un système économique guidé par l’appât du gain, la vision myope et le désir d’une croissance sans limite mais incompatible avec un monde clos et fini.

    A cet égard, notons en passant que les partisans du monde idéal de la concurrence parfaite et non faussée continuent de croire aux miracles que la main invisible non régulée est capable d’accomplir, et ce en dépit du pétrin dans lequel elle nous a mis à plusieurs reprises, sans qu’aucune leçon sérieuse ne soit tirée. Ainsi, le premier ministre britannique Boris Johnson a déclaré récemment avec un flegme très British que si le monde dispose aujourd’hui, en un temps record, de vaccins contre le virus, c’est grâce à la cupidité et à l’esprit novateur du capitalisme. Comme on peut le remarquer, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles et cet optimisme béat vient nous rappeler que le docteur Pangloss n’est pas mort!

    Par ailleurs, même si le pire n’est jamais certain, nous devrions nous préparer à vivre avec des crises récurrentes protéiformes tant qu’on n’agit pas sur les vraies causes qui les engendrent: une globalisation non régulée et non respectueuse des normes sociales et environnementales (destruction de l’écosystème et de la biodiversité); l’exploitation des êtres humaines réduits à un état d’esclavage avec parfois la bénédiction de la communauté internationale, comme c’est le cas des travailleurs immigrés au Qatar à qui on a attribué l’organisation de la Coupe du monde de football pour 2022; l’économie casino destructrice du bien commun qui continue à prospérer malgré la crise financière de 2008; les banques systémiques continuent à exercer leur chantage pour que l’argent des contribuables couvre les risques qu’elles prennent de manière inconsidérée (aléa moral) avec sans doute l’assouplissement des règles prudentielles de type Bâle, par suite de la crise sanitaire.

    L’article de M. Rossi est bâti sur deux idées maîtresses, à savoir la RSE et les conséquences macroéconomiques du télétravail généralisé à l’échelle mondiale, lequel va vraisemblablement produire les mêmes conséquences que la délocalisation ou la sous-traitance. Je me propose ici de discuter ces deux idées en espérant mettre en évidence la fécondité de la pensée hétérodoxe comme l’a montré Paul Krugman avec le “moment Minsky” ou de manière imagée le moment «du vil coyote»: l’endettement est quelque chose de formidable jusqu’au jour où les prêteurs découvrent le pot aux roses.

    Entièrement d’accord avec le professeur Rossi, la responsabilité sociale de l’entreprise est une coquille vide dans la mesure où c’est un slogan qui dissimule la vraie intention de l’entreprise. Celle-ci vise à manipuler les consommateurs et les salariés en vue d’accroître sa part de marché et donc son profit au détriment des concurrents en donnant d’elle une image positive. A ce propos Raymond a raison de rappeler fort opportunément dans son commentaire la position du prêtre ultralibéral Milton Friedman du temple monétariste sur cette question, derrière laquelle les dirigeants des entreprises s’abritent pour nous faire croire qu’ils se comportent de manière éthique: «la responsabilité sociale de l’entreprise est de faire du profit». Point de morale dans tout cela. En effet, les entreprises ont de toute éternité été régies par un même et seul principe: l’efficacité. Notons en passant que l’efficacité et la rentabilité sont deux choses totalement distinctes dans la mesure où une entreprise rentable n’est pas forcément efficace et où les salariés sont bien traités. Les entreprises rentables sont en général celles qui externalisent leurs tâches en faisant du chantage à leurs sous-traitants, en pressurisant les tarifs de ceux-ci et en offrant des emplois précaires avec de bas salaires et de mauvaises conditions de travail à leurs employés. De telles entreprises recourent au management par le stress et elles ne se préoccupent guère de la santé ou de la valorisation du capital humain de leurs employés.

    Par ailleurs, l’idée de responsabilité sociale de l’entreprise est en conflit avec la vision libérale de l’économie et l’idée que le capitalisme n’est ni moral ni immoral. A ce sujet, le père fondateur de l’économie politique, Adam Smith, nous dit en substance que ce n’est pas de la bienveillance du boulanger, du boucher ou du brasseur de bière que nous attendons notre dîner, mais du soin que ces artisans apportent à la gestion de leurs affaires. Dans la même veine, Vilfredo Pareto nous invite à ne pas mélanger les genres: efficacité et morale ne font pas bon ménage. «On commet la même erreur quand on accuse l’économie politique de ne pas tenir compte de la morale, c’est comme si on accusait une théorie du jeu d’échecs de ne pas tenir compte de l’art culinaire» (Manuel d’économie politique (1906), Droz, 1966).

    En clair, une entreprise qui arrangerait ses affaires au nom de la morale serait une mauvaise entreprise, à l’instar d’une mère qui s’occuperait de son enfant par devoir. En général, quand une entreprise prétend avoir des comportements moraux en ayant le souci de ses employés ou de la protection de l’environnement ou de la santé des consommateurs, c’est toujours, en réalité, par souci d’efficacité ou pour accroître ses ventes. Par exemple, la politique du doublement des salaires ouvriers mise en place par Henri Ford dans ses usines au début du vingtième siècle en est l’archétype: la politique de cinq dollars par jour visait avant tout à lutter contre l’absentéisme, la rotation du personnel et l’alcoolisme sur le lieu de travail des ouvriers dont une forte proportion était constituée de Polonais et de Siciliens accomplissant un travail répétitif, ennuyeux et aliénant (le travail à la chaîne).

    Depuis, cette pratique a été rationalisée comme un instrument de contrôle de la productivité des employés: le salaire efficient est celui qui maximise le profit de l’entreprise. Voir l’article de Mark Shipiro et Joe Stiglitz, intitulé «Equilibrium Unemployment as a Worker Discipline Device», publié dans l’American Economic Review en 1984. La seule leçon positive qu’on retient de cette expérience est que la hausse des salaires induit paradoxalement une réduction des coûts de production, comme l’écrit noir sur blanc l’industriel Ford dans ses mémoires. Mais le fordisme n’a pas su inventer le keynésianisme: une société peut s’enrichir en dépensant par le truchement du partage des gains de productivité en faveur des agents ayant une forte propension à consommer et à investir, afin de soutenir la demande globale, laquelle est soumise à des fluctuations de l’investissement et d’autres chocs aléatoires comme l’aléa sanitaire dont nous pâtissons actuellement. En résumé, la hausse des salaires limitée à une seule firme n’est pas suffisante pour soutenir la demande globale et sa généralisation à toute l’économie comporte un risque inflationniste, tout particulièrement si l’évolution des salaires n’est pas régie par les gains de productivité. Je discuterai dans la seconde partie de mon commentaire la remarque de M. Rossi à propos de la généralisation du télétravail et ses conséquences macroéconomiques délétères liées à la compression des salaires à l’échelle mondiale.

    Il n’est pas excessif d’affirmer que les entreprises sont guidées avant tout par le souci d’atteindre les objectifs fixés par les actionnaires avec les yeux rivés sur les indices boursiers. Elles n’hésitent pas à couper dans le vif de la chair en licenciant du personnel, tout particulièrement quand leurs actions boursières font du surplace ou plongent, car les marchés financiers aiment les «cost-killers» qui pressent le citron en utilisant le stress comme méthode de gestion efficace.

    Cependant, même si l’on admet que les entreprises n’arrangent pas leurs affaires au nom de la morale, leurs employés nomment pourtant leur souffrance au travail en termes moraux et ces derniers ne sauraient être assimilés à des consommateurs dans un supermarché face à des objets dont le propre disait Marx est de masquer les conditions sociales et humaines qui ont permis de les produire. Il est trivial de rappeler que les entreprises sont le lieu de rapports interindividuels qui permettent l’émergence de la coopération et de la réciprocité entre les employés. A ce propos, l’économiste français Daniel Cohen écrit: «Une entreprise qui ignorerait cette tendance spontanée de ses employés à la réciprocité, à la coopération faillirait à son obligation morale, au sens de Friedman. Il est dans son intérêt de prendre en compte les comportements moraux de ses salariés… Si l’entreprise n’a pas elle-même de comportement moral, elle exploite parfois, à ses propres fins, celui de ses employés. Pour ces derniers, le raisonnement est tout à fait différent. Dans un cas, on leur permet de travailler en harmonie avec leurs sentiments moraux, dans l’autre, on les paie ou les menace pour les ignorer.»  (in: Homo economicus, prophète -égaré- des temps nouveaux).

    (Il y aura une deuxième partie à ce commentaire.)

    1. La morale dans les entreprises est une denrée rare qui me fait rire, surtout, depuis que les colonels de l’armée suisse ne gèrent plus l’économie du pays (fin des années 80). La globalisation est géniale pour les pays pauvres, mais les économistes des pays riches qui la favorisent manquent d’intelligence et manquent de moral autant que les entreprises, et ceux qui appellent à un revenu sans devoir travailler sont des fainéants qui se veulent savants!

  8. Bonjour cher NOEL,
    Toujours un plaisir de vous lire et d’échanger. D’ailleurs, vous faites bien de préciser qu’effectivement la pandémie reste traitée comme un choc exogène, c’est-à-dire un “Cygne blanc” et un non pas un “Cygne noir”(…)

    RAYMOND 02 février 2021 à 14 h 20 min (sur ce blog) Extrait:

    (…) pour reprendre le titre de l’ouvrage de l’ancien trader et professeur à l’Université de New York, Nassim Nicholas Taleb, auteur « The Black Swan: The Impact of the Highly Improbable », dans les faits et fondamentalement, l’imprévisible n’en est rien puisque à proprement parler cet événement majeur (Pandémie Covid-19) était quelque chose de l’ordre du prévisible, pour peu que « l’on ait regardé complètement les conséquences de la mondialisation ». Pour ce philosophe et statisticien américano-libanais, « le problème, c’est que les gens regardent les choses sans les effets secondaires, et ce virus, c’est l’effet secondaire de la globalisation ».

    Bien à vous

    1. Bonsoir Raymond, merci pour votre commentaire et la référence bibliographique. Oui j’ai lu l’essai de Nassim Nicolas Taleb et si ma mémoire est bonne, li nous dit que nous devrions nous méfier des modèles des prévisionnistes qui sont en réalite des arnaqueurs. Car ils utilisent des modèles qui attribuent de faibles probabilités à des événements importants qu’il considére comme un cygne noir, c’est-à-dire dont la reàlisation est improbable. N.N.Taleb cite les travaux des mathématiciens français comme Henri Poincaré et Benoit Mandelbrot. Or H. Poincaré est le père du chaos : une petite cause peut avoir de grands effets et dans ce contexte il est difficile de prévoir l’évolution des phénomenes physiques comme la trajectoire d’une boule de billard ou économiques comme celle du cours d’une action, en raison notamment de la sensibilité aux conditions initiales. En clair, l’incertitude à laquelle Keynes s’est aussi intéressé en rédigeant sa thèse sur le calcul des probabilités, n’est pas domesticable à l’aide des méthodes de la statistique. Le coronavirus n’est effectivement pas un cygne noir, puisque voilá maintenant plus de vingt ans que les Cassandre ont tiré la sonnette d’alarme pour nous inviter à nous préparer à la survenue d’une pandemie.Mais force est de constater que leur discours est resté inaudible dans un contexte de mondialisation heureuse.
      Bien à vous!

  9. Suite du commentaire.

    La RSE reste un concept flou et controversé, même si l’histoire économique et sociale des pays industrialisés nous montre qu’elle a parfois joué comme un substitut à l’absence des services publics ou des institutions. Par exemple, constatant un faible degré d’implication de la puissance publique dans les questions sociales, le patronat chrétien en France et sans doute en Suisse à la fin du dix-neuvième siècle a mis en place des politiques sociales sous forme de logements pour ouvriers, allocations familiales, caisses de chômage, centres de soins, écoles, clubs sportifs etc. De nos jours, la responsabilité sociale des entreprises peut revêtir de multiples formes: l’adoption par les entreprises d’une vision compatible avec le développement durable, un comportement vertueux désiré par les parties prenantes (employés, clients, fournisseurs, investisseurs, collectivités territoriales, ONG etc.) et une philanthropie initiée de l’intérieur et souvent intéressée.

    Cependant, nous ne devrions jamais perdre de vue l’idée que les institutions économiques résultant d’un processus long et inachevé reposent sur deux principes fondamentaux, à savoir la création de valeur et la responsabilisation. Point n’est besoin de préciser que ces deux principes sont au cœur des analyses d’Adam Smith et d’Arthur Pigou. Responsabiliser les entreprises, c’est les inciter par des instruments de politique économique ou les contraindre par la réglementation pour qu’elles prennent en compte les externalités négatives associées à leurs décisions et affectant les différentes parties prenantes. Par exemple, la fiscalité verte pour lutter contre le réchauffement climatique, un système de bonus-malus sur l’assurance-chômage afin de récompenser les entreprises vertueuses qui se soucient des conséquences de leurs décisions sur la collectivité en ne licenciant une partie de leur personnel qu’en ultime recours, et celles qui licencient à tour de bras à la moindre difficulté conjoncturelle en usant et en abusant du bien commun qu’est l’assurance-chômage. C’est pourquoi la puissance publique devrait veiller au grain pour que l’argent public soit utilisé à bon escient. Comme le souligne le professeur Rossi dans sa chronique, certaines entreprises ayant bénéficié du soutien public en raison des conséquences de l’épidémie pourraient exploiter ces circonstances défavorables pour tailler dans leurs effectifs, et donc avoir le beurre et l’argent du beurre.

    En tout état de cause, la responsabilisation des entreprises semble difficilement envisageable en l’absence d’une politique d’incitations en matière de protection de l’environnement et de la gestion des ressources humaines. On peut faire la même observation en matière d’innovations technologiques: sans l’aide de l’Etat, on voit mal l’industrie automobile abandonner spontanément les innovations autour du moteur thermique, en raison de son avantage comparatif dans ce domaine. C’est sans doute cet argument qui a prévalu pour que les plans nationaux de relance mis en place tant au niveau national qu’à l’échelle européenne allouent des subventions substantielles à l’industrie automobile dans le cadre de la transition énergétique, compte tenu de son poids dans le PIB et dans l’emploi global.

    J’en arrive à présent au télétravail et ses conséquences microéconomiques et macroéconomiques. Remarquons d’emblée que le télétravail préexistait à la pandémie et que celle-ci a plutôt joué un rôle d’accélérateur pour son extension à un grand nombre d’entreprises. Le travail à distance est étroitement associé à la révolution numérique, mais celle-ci n’a pas pu lui donner l’impulsion nécessaire à sa généralisation dans les activités de service et concernant le travail qualifié. Sans doute à cause de la réticence des employeurs et des syndicats dont la conception du travail est fortement imprégnée de la tradition de la société industrielle. Un travail efficace se déroule au sein d’une équipe et sous le regard encadrant de la hiérarchie, seule susceptible d’évaluer la performance des employés. Il semble prématuré d’établir un bilan circonstancié et définitif de cette nouvelle organisation du travail, du fait que nous ne disposons pas suffisamment de recul. Néanmoins, une chose est sûre, c’est qu’il existe une forte probabilité pour que ce mode d’organisation du travail engendre une attraction et une répulsion à l’instar de l’organisation scientifique du travail ou le travail à la chaîne. En attendant des travaux scientifiques approfondis explorant les multiples effets du travail à distance, nous disposons d’ores et déjà de nombreuses enquêtes qui ont établi la liste de ses avantages et inconvénients aussi bien en France qu’en Suisse et dans d’autres pays de l’OCDE. Voici un inventaire à la Prévert.

    Avantages: la conciliation de la vie professionnelle et de la vie familiale; un impact favorable sur le climat du fait de la limitation des déplacements domicile-lieu de travail; économies substantielles pour l’entreprise; un gain de temps appréciable pour les employés; un exode urbain vers les bourgades et les petites villes de province souffrant du chômage et de la perte des commerces et des services publics; une détente sur le marché immobilier des grandes villes; une baisse significative des accidents de la route.

    Inconvénients: la fusion de la vie professionnelle et de la vie privée; l’absence d’une déconnexion rendant les télétravailleurs taillables et corvéables à merci est nuisible à leur santé; détérioration du sort des télétravailleuses à cause de la garde des enfants et des tâches domestiques (augmentation de la charge de travail pour les femmes); perte de l’avantage de la séparation du lieu de la vie privée et celui du travail, qui permet de retrouver l’identité dans la solitude et la motivation au contact des autres; affaiblissement de l’esprit d’équipe et donc du sens du collectif dont se nourrit le syndicalisme; risque de traitement inéquitable par la hiérarchie entre les employés en présentiel et les employés en distanciel notamment en matière de promotion: le télétravailleur pourrait se trouver dans une position de faiblesse: loin des yeux, loin du cœur comme en amour!

    Bien évidemment il est difficile d’être exhaustif sur un sujet aussi vaste que le travail à distance sans encourir le risque de lasser le lecteur par la longueur de mon commentaire. Retenons en guise de conclusion sur le plan microéconomique que le télétravail ne saurait être généralisé à toutes les entreprises et à tous les salariés et qu’il serait accepté socialement et économiquement seulement si l’on trouve un compromis optimal entre le présentiel et le distanciel.

    En ce qui concerne les conséquences macroéconomiques du télétravail, nous devrions nous attendre à ce qu’il amplifie les délocalisations dans les pays à faibles salaires et à faible protection sociale et qu’il bénéficie à la main-d’oeuvre qualifiée. Autrement dit, le télétravail pourrait accentuer la concurrence entre les salariés des vieux pays industrialisés de l’Europe et ceux des pays émergents avec une aggravation des inégalités en matière de salaires et de patrimoine qui seraient néfastes pour la croissance économique au niveau mondial. En outre, une migration massive des emplois tertiaires pourrait nourrir des ressentiments et faire prospérer les partis populistes et nationalistes, comme on l’on vu avec la désindustrialisation en France. Au plan théorique, le professeur Rossi établit implicitement à juste raison une relation entre la croissance et la répartition des revenus avec un parfum kaleckien ou kaldorien tout en mettant en évidence l’idée que la rationalité individuelle peut conduire à une catastrophe collective du fait que les acteurs économiques n’internalisent pas les conséquences de leurs décisions sur leur environnement. En effet, si toutes les entreprises offrent des bas salaires en délocalisant leurs activités tertiaires, il existe un risque que le pouvoir d’achat ne soit pas suffisant au niveau mondial pour absorber leur production, et ce déséquilibre pourrait s’accentuer si le partage de la valeur ajoutée était fortement infléchi en faveur des profits. Dans ces conditions, on devrait s’attendre à ce que des pays développés comme l’Allemagne ou la Suisse rencontrent des difficultés pour écouler leur production de biens et services sur le marché intérieur en raison d’un fort chômage occasionné par les délocalisations et sur les marchés extérieurs, surtout si la demande mondiale est faible et que les salaires sont bas partout. Notons que l’analyse standard qui fait jouer un rôle essentiel à la main invisible néglige les défauts de coordination et les situations de jeu non coopératif qui peuvent bloquer l’économie dans un équilibre de faibles niveaux d’activité et d’emploi, ce qui n’est évidemment pas le cas des analyses d’inspiration keynésienne (le courant post-keynésien ou la nouvelle macroéconomie keynésienne).

  10. LA RESPONSABILITE SOCIALE DE LA BANQUE NATIONALE SUISSE (BNS).

    Nos amis suisses ont de la chance de disposer de la démocratie directe. «La démocratie directe à la mode helvétique se nourrit à la fois du mythe romantique de la pureté alpestre et de l’idée rationnelle d’un citoyen capable de décider seul de son destin», selon l’historien Olivier Meuwly dans son livre publié en 2018 sous le titre «Une histoire de la démocratie directe de la Suisse». Cet outil démocratique qui a fait preuve de son utilité et de sa solidité au fil des siècles permet aux citoyens de s’exprimer sur une diversité de sujets, y compris ceux qui sont réputés tabous en France, par exemple la question de l’immigration de masse ou celle de la place de l’Islam dans la République. Il suffit qu’un groupe de citoyens actifs récoltent un certain nombre de signatures, fixé à 100000 par la loi et dans un délai de 18 mois, pour déclencher une initiative populaire. Si celle-ci est ratifiée par le suffrage universel, elle est immédiatement gravée dans le marbre de la Constitution de la Confédération et devient donc une règle intangible comme le frein à l’endettement public, même si celui-ci apparaît comme une aberration économique, tout particulièrement si nous le regardons avec des lunettes keynésiennes en raison des fluctuations inhérentes à l’économie de marché. Cette dernière est soumise à de multiples chocs en permanence. A cet égard, la crise sanitaire a montré la nécessité d’utiliser les marges de manœuvre budgétaires. Or, la Suisse ne s’en sert pas, malgré le risque de se trouver dans la situation de l’âne de Buridan: mourir de faim et de soif à côté d’un sac d’avoine et d’un sceau d’eau.

    La Suisse dispose d’un réseau bancaire qui a prospéré au fil du temps grâce au savoir-faire de ses banquiers, à la stabilité de ses institutions, à la douceur de sa fiscalité sur l’épargne et au secret bancaire (aujourd’hui abandonné). Notons en passant que cette pratique lui a permis de siphonner l’épargne de ses voisins en répondant aux préoccupations des citoyens riches des pays voisins trouvant aide et conseils précieux auprès des banques suisses pour échapper à l’enfer fiscal de leur propre pays, comme en témoigne le procès de l’Union des banques suisses (UBS) actuellement en cours au Tribunal du commerce de Paris.

    Cependant, cette prospérité des banques helvétiques est due, du moins en partie, à la politique monétaire de leur banque centrale créée en 1907 pour pallier les dysfonctionnements liés au système des banques privées avec ses monnaies et ses ruptures fréquentes dans l’approvisionnement de l’économie en liquidités. C’est pourquoi il n’est pas déraisonnable d’affirmer que la Banque nationale suisse (BNS) incarne à la perfection le parangon du banquier central conservateur qui doit valoriser la lutte contre l’inflation dans ses préférences ou dans sa fonction-objectif. En effet, il n’est pas impossible que la gestion de la monnaie par la BNS ait influencé les travaux théoriques et empiriques sur l’indépendance des banques centrales et la crédibilité de la politique monétaire. Sans doute la BNS a subi aussi l’influence des monétaristes suisses comme Karl Brunner ou Jürg Niehans dans la mesure où l’évolution de la masse monétaire pendant un certain temps a été régie par la règle de k% chère à Milton Friedman, avant que la BNS change son fusil d’épaule en faisant de la politique du change son principal instrument. Cette option est plus jamais d’actualité en raison du rôle du franc comme monnaie internationale très prisée en période d’incertitudes économiques et géopolitiques.

    Rappelons d’abord quelques faits avant de préciser en quoi la BNS a failli à sa mission de banque centrale socialement responsable. La BNS est dirigée par une troïka d’experts, souvent des économistes partisans d’une économie libérale, et donc censés refléter les intérêts des milieux économiques et financiers; mais il leur arrive dans leur communication au grand public de donner une tonalité sociale à leur politique monétaire, par exemple la BNS défend l’emploi des Suisses dans l’industrie ou le secteur du tourisme. Ce directoire de la BNS est épaulé par un Conseil de banque dont la diversité ne semble pas être le point fort (je vous prie de m’excuser si mon affirmation est inexacte). Lors de la crise des dettes souveraines au sein de la zone euro, le franc suisse s’est fortement apprécié du fait de son rôle de valeur-refuge et a mis en difficulté l’économie suisse. La crise des dettes européennes a révélé les faiblesses de l’économie suisse: sa forte dépendance à la zone euro et donc l’absence de la diversification géographique de ses échanges commerciaux.

    La BNS a mis en place un taux plancher: un euro pour 1,20 franc suisse afin d’éviter l’asphyxie des secteurs exportateurs. Cette cible de taux de change du franc contre l’euro a suscité des débats techniques et politiques parfois houleux au sein de la société suisse au point que certains se sont interrogés sur la légitimité démocratique des experts; en l’occurrence, de la troïka qui prend des décisions pour l’ensemble des citoyens.

    Pour défendre sa cible de change la BNS a fait fonctionner sa planche à billets et de ce fait elle a accumulé des réserves de changes considérables au point de faire dilater son bilan dans des proportions jamais vues auparavant. L’explosion de celui-ci a suscité des craintes sur sa crédibilité. Mais aux yeux de nombreux experts totalement acquis au discours de la BNS, cet argument n’a aucun fondement sérieux, car une banque centrale dispose d’un pouvoir illimité en matière de création monétaire, et par conséquent elle ne saurait être assimilée à une banque commerciale qui doit se soucier de son bilan et donc de ses fonds propres.

    Afin de faire fructifier ses avoirs, la BNS a acheté à tour de bras des dettes souveraines notées triple A et des actions des sociétés. Le problème, c’est que parmi celles-ci on trouve des entreprises qui sont dans le pétrole, le charbon, la fabrication des armes, l’exploitation des forêts tropicales ou l’exploitation des enfants dans les mines. C’est pourquoi il nous semble que la BNS ne se comporte pas comme un fonds socialement responsable. Pour mettre un terme à cette pratique qui viole les critères de la RSE, le peuple suisse qui bénéficie des dividendes de la BNS versés à la Confédération et aux cantons et qui semble sensibilisé aux normes sociales et environnementales, ne devrait-il pas utiliser des leviers de la démocratie directe? Je crois que la Suisse et la Suède sont les deux pays qui sont les plus engagés dans la lutte contre le réchauffement climatique, quand bien même leur impact sur l’environnement est epsilonesque, c’est-à-dire une goutte dans un océan, ils peuvent entraîner le reste du monde par leur exemplarité. En résumé, la BNS devrait sélectionner les entreprises qui déploient le plus d’efforts pour réduire leur pollution et mettre leurs actions dans son portefeuille afin de les encourager à un comportement vertueux. En tout cas un comportement socialement responsable ne semble pas incompatible avec l’indépendance de la BNS pour peu que ses dirigeants soient attentifs aux préoccupations éthiques de leurs concitoyens.

      1. Bonjour Raymond,
        Merci pour votre commentaire qui m’a éclairé sur de nombreux aspects. Je tiens à préciser que mon texte sur la responsabilité sociale et environnementale de la BNS n’est pas en fait un commentaire à l’article du professeur Rossi, bien que cela ait un lien étroit avec la RSE. Je l’ai publié ici parce que je n’avais pas d’autres moyens pour vous faire parvenir mon texte, dans l’espoir de provoquer une discussion autour de la politique monétaire menée par la BNS. Mon texte était très imparfait car je l’ai rédigé rapidement pour ne pas dire que je l’ai bâclé et je vous prie de m’excuser. Avec le recul je me suis aperçu qu’il contient beaucoup de passages flous et parfois des affirmations inexactes. En cela, je dois dire que Je l’ai soumis à un professeur d’Université et homme de la gauche suisse qui connait parfaitement l’histoire économique et sociale de la Suisse ainsi que les arcanes de la vie politique de son pays . Il a eu la gentillesse de me faire de nombreuses remarques constructives. En voici quelques exemples : contrairement à mon affirmation selon laquelle la démocratie directe a fait preuve de son utilité et sa solidité au fil du siècle, alors qu’en vérité la vraie démocratie directe a démarré en 1891! Le frein à l’endettement résulte d’une initiative du parlement et non de l’initiative populaire comme je l’ai écrit par erreur. De plus j’ai appris qu’il a été suspendu temporairement à cause de la crise de la covid-19. En tout cas j’ai lu quelques articles à ce sujet; notamment ceux du collègue de Monsieur Rossi, Bernard Daflon et un autre économiste de sensibilité libérale, Cédric Tille. Dans mon commentaire j’ai également omis de préciser que la BNS a mis fin à son taux-plancher le 15 janvier 2015 peu avant 10h30. mais il n’en demeure pas moins qu’elle continue à intervenir de manière discrète sur le marché des changes pour défendre une parité tenue secrète entre l’euro et le franc. La politique monétaire non-conventionnelle avec ses taux négatifs me semble toujours en vigueur avec le risque de mettre beaucoup de monde sur la paille : les caisses de pension, les banques cantonales, les compagnies d’assurance, les épargnants, etc. Je suis entièrement d’accord avec vous Raymond quand vous pointez du doigt la politique monétaire coûteuse menée par la BNS. A ce propos j’ai lu qu’au moment fort de la mise en place de la ligne de défense de la BNS en l’occurrence le taux-plancher, de nombreux économistes comme P. Bacchetta et Sergio Rossi ( je crois?) se demandaient si la politique monétaire n’avait pas atteint ses limites. Dans cette hypothèse, il semblerait qu’il existe une alternative à savoir la dévaluation fiscale. C’est une idée qui a été développé par John Magnard Keynes et que certains économistes français ont exhumée pour créer un avantage compétitif pour l’économie française dans le cadre de la monnaie unique, sachant que celle-ci a annihilé les marges de manoeuvre de la politique monétaire dans le cadre national. l’idée que la politique fiscale peut répliquer les effets d’une dévaluation monétaire remonte à Keynes lui-même. Tout d’abord en 1925 il s’oppose à Churchill lorsque celui-ci décide de revenir la parité or d’avant-guerre, et résume sa position dans son célèbre ouvrage intitule Les Conséquences économiques de Monsieur Churchill.

        Puis en 1931, prenant acte de l’opposition de l’élite britannique à toute dévaluation de la livre par rapport à l’or, il suggère de parvenir au même résultat par un autre moyen, à savoir une dévaluation fiscale. C’est ainsi qu’il écrit : “Précisément les mêmes effets que ceux produits par une dévaluation de la livre sterling d’un certain pourcentage, peuvent être produits en combinant l’introduction d’un tarif sur les importations à celle d’une subvention équivalente sur les exportations, avec l’avantage de ne pas affecter la parité de la livre par rapport à l’or, et donc la valeur des obligations britanniques en or.” Ainsi Keynes lui-même avait compris le rôle que peut jouer la dévaluation fiscale pour stimuler l’activité économique lorsque le recours à l’instrument monétaire est contraint.
        Enfin, last but not least les banques centrales et notamment la BCE se préoccupent de verdir leur politique monétaire, même si on est enclin à penser a priori que cette mission ne fait pas partie du mandat assigné à un banquier central. Celui-ci se résume à veiller à la qualité de la monnaie émise et donc et à ne jamais baisser la garde face à l’inflation quand bien même celle-ci est imaginaire. Quant à la BNS, elle donne l’impression de gérer ses réserves de change comme un bon père de famille. A priori cette gestion ne souffre aucune critique du fait que les gains réalisés sont en partie distribués sous forme de dividendes aux cantons, et donc aux citoyens. Le problème que c’est que la composition du portefeuille de la BNS ne semble pas contenir que des actions des entreprises vertueuses, c’est-à-dire celles qui respectent les normes sociales et environnementales. Sans doute les citoyens à l’instar des consommateurs seraient -ils disposés à accepter un arbitrage en faveur des placements responsables socialement et écologiquement en échange de moins de dividendes.

        Bien à vous!

        1. Cher NOEL,
          Vous voulez une confidence bien visible et assumée suite à celle de votre intermédiaire (professeur/et homme politique)? : “il n’en demeure pas moins qu’elle (BNS) continue à intervenir de manière discrète sur le marché des changes pour défendre une parité tenue secrète entre l’euro et le franc”(dixit)

          Ma réponse pour casser votre secret : Exactement, cette pratique dans le milieu reste bien connue sous le terme de “sous-marin”. Une pratique qui s’opère la nuit et de concert à la BNS grâce à la puissance de feu des deux banques commerciales que sont UBS et Credit Suisse.

          PS: Ce n’est pas pour rien que la FED a déjà accusé la Suisse, notamment la BNS, de manipuler le marché des changes

          Cordialement.

          1. Bonjour Raymond,
            Merci pour vos remarques qui sont toujours éclairantes et stimulantes.
            A propos de la BNS, en effet celle-ci a été accusée par les Etats-Unis depuis la mise en place du taux plancher de manipuler le taux de change à des fins domestiques, et si j’ai bien compris cette accusation est toujours d’actualité même après l’abandon de la parité franc/euro. Au risque de me faire l’avocat du diable, le passage à un système de changes flexibles n’exclut pas l’intervention de la banque centrale sur le marché des changes, en la matière on parle souvent d’un “dirty floating system”. Il n’existe aucun doute que les responsables de la FED connaissent parfaitement cette réalité: une banque centrale n’abandonne pas totalement sa monnaie aux forces de marché sous peine d’asphyxier son industrie exportatrice et par voie de conséquence exposer un grand nombre de salariés suisses au chômage. Je crois que les Etats-Unis recourent aux taxes et aux subventions pour défendre leurs intérêts économiques et il est peu probable que cette situation change avec l’Administration Biden.

            Il va sans dire que la politique monétaire en Suisse a montré ses limites. Par conséquent, il serait souhaitable d’en trouver une alternative moins coûteuse pour l’économie et la société. Par exemple une dévaluation fiscale, qui a été suggérée par Keynes lorsque l’instrument monétaire est contraint.

            Enfin j’ai lu la chronique du professeur Rossi que vous mentionnez dans votre correspondance et je partage les arguments qui y sont développés comme d’ailleurs je partage avec vous l’idée selon laquelle la BNS est prise en otage par le risque systémique que font planer les deux grandes banques suisses: UBS et CREDIT SUISSE, alors que de nombreux acteurs continuent à souffrir de sa politique des taux d’intérêt négatifs: caisses de pension, compagnies d’assurance, banques cantonales, épargnants, etc. Un mot sur le défi climatique: aujourd’hui la plupart des banques centrales ont pris conscience de la nécessité de verdir les finances en donnant des incitations aux acteurs économiques pour développer des innovations réduisant la pollution. A cet égard, la BNS bien que participant à toutes les conférences internationales consacrées à cette thématique, ne semble pas être à la pointe du combat en faveur du climat. Sans doute continue-t-elle à être dominée par l’idéologie libérale, selon laquelle le risque climatique et le risque systémique sont deux objets distincts et qu’une banque centrale doit se concentrer sur sa principale mission, à savoir la stabilité des prix et celle du système financier. En un mot comme en cent, la BNS continue à acheter les actions des entreprises qui ne respectent pas les normes sociales et environnementales, même si elle garde le secret sur cette pratique.
            Cordialement.

  11. LA RESPONSABILITE SOCIALE DE LA BANQUE NATIONALE SUISSE (BNS).

    Nos amis suisses ont de la chance de disposer de la démocratie directe. «La démocratie directe à la mode helvétique se nourrit à la fois du mythe romantique de la pureté alpestre et de l’idée rationnelle d’un citoyen capable de décider seul de son destin» selon l’historien Olivier Meuwly dans son livre publié en 2018 sous le titre «Une histoire de la démocratie directe de la Suisse». Cet outil démocratique qui a fait preuve de son utilité et de sa solidité au fil des siècles permet aux citoyens de s’exprimer sur une diversité de sujets, y compris ceux qui sont réputés tabous en France, par exemple la question de l’immigration de masse ou celle de la place de l’Islam dans la République. Il suffit qu’un groupe de citoyens actifs récoltent un certain nombre de signatures fixé à 100000 par la loi et dans un délai de 18 mois pour déclencher une initiative populaire.

    Si l’initiative populaire est ratifiée par le suffrage universel, elle est immédiatement gravée dans le marbre de la Constitution de la Confédération et devient donc une règle intangible comme par exemple le frein à l’endettement public, mais celui-ci doit être utilisé de manière souple, tout particulièrement si nous le regardons avec des lunettes keynésiennes en raison des fluctuations inhérentes à l’économie de marché. Cette dernière est soumise à de multiples chocs en permanence. A cet égard, la crise sanitaire a montré la nécessité d’utiliser les marges de manœuvre budgétaires. Or, la Suisse ne s’en sert pas, malgré le risque de se trouver dans la situation de l’âne de Buridan : mourir de faim et de soif à côté d’un sac d’avoine et d’un sceau d’eau. Mais il est vrai que le frein à l’endettement divise les spécialistes de l’économie dans le contexte actuel de l’épidémie : certains sont favorables à son assouplissement et d’autres y sont opposés par crainte d’ouvrir la boîte de Pandore et donc le dérapage des finances publiques.

    La Suisse dispose d’un réseau bancaire qui a prospéré au fil du temps grâce au savoir-faire de ses banquiers, à la stabilité de ses institutions, à la douceur de sa fiscalité sur l’épargne et au secret bancaire (aujourd’hui abandonné). Notons en passant que cette pratique lui a permis de siphonner l’épargne de ses voisins en répondant aux préoccupations des citoyens riches des pays voisins trouvant aide et conseils précieux auprès des banques suisses pour échapper à l’enfer fiscal de leur propre pays, comme en témoigne le procès de l’Union des banques suisses ( UBS) actuellement en cours au tribunal de Commerce de Paris.

    Cependant, cette prospérité des banques helvétiques est due, du moins en partie, à la politique monétaire de sa banque centrale créée en 1907 pour pallier les dysfonctionnements liés au système des banques privées avec ses monnaies et ses ruptures fréquentes dans l’approvisionnement de l’économie en liquidités. C’est pourquoi il n’est pas déraisonnable d’affirmer que la Banque nationale suisse (BNS) incarne à la perfection le parangon du banquier central conservateur qui doit valoriser la lutte contre l’inflation dans ses préférences ou dans sa fonction-objectif. En effet, il n’est pas impossible que la gestion de la monnaie par la BNS ait influencé les travaux théoriques et empiriques sur l’indépendance des banques centrales et la crédibilité de la politique monétaire. Sans doute la BNS a subi aussi l’influence des monétaristes suisses comme Karl Brunner ou Jürg Niehans dans la mesure où l’évolution de la masse monétaire pendant un certain temps a été régie par la règle de k% chère à Milton Friedman, avant que la BNS change son fusil d’épaule en faisant de la politique du change son principal instrument. Cette option est plus jamais d’actualité en raison du rôle du franc comme monnaie internationale très prisée en période d’incertitudes économiques et géopolitiques.

    Rappelons d’abord quelques faits avant de préciser en quoi la BNS a failli à sa mission de banque centrale socialement responsable. La BNS est dirigée par une troïka d’experts, souvent des économistes partisans d’une économie libérale ,et donc censés refléter les intérêts des milieux économiques et financiers ; mais il leur arrive dans leur communication au grand public de donner une tonalité sociale à leur politique monétaire, par exemple la BNS défend l’emploi des Suisses dans l’industrie ou le secteur du tourisme. Ce directoire de la BNS est épaulé par un conseil de banque dont la diversité ne semble pas être le point fort. Lors de la crise des dettes souveraines au sein de la zone euro, le franc suisse s’est fortement apprécié du fait de son rôle de valeur-refuge et a mis en difficulté l’économie suisse. La crise des dettes européennes a révélé les faiblesses e le l’économie suisse: sa forte dépendance à la zone euro et donc l’absence de la diversification géographique de ses échanges commerciaux.

    La BNS a mis en place un taux plancher: un euro pour 1,20 franc suisse afin d’éviter l’asphyxie des secteurs exportateurs. Cette cible de taux de change du franc contre l’euro a suscité des débats techniques et politiques parfois houleux au sein de la société suisse au point que certains se sont interrogés sur la légitimité démocratique des experts en l’occurrence la troïka qui prend des décisions pour l’ensemble des citoyens.
    Pour défendre sa cible de change la BNS a fait fonctionner sa planche à billets et de ce fait elle a accumulé des réserves de changes considérables au point de faire dilater son bilan dans des proportions jamais vues auparavant. L’explosion de celui-ci suscité des craintes sur sa crédibilité. Mais aux yeux de nombreux experts totalement acquis au discours de la BNS, cet argument n’a aucun fondement sérieux, car une banque centrale dispose d’un pouvoir illimité en matière de création monétaire.

    Afin de faire fructifier ses avoirs, la BNS a acheté à tour de bras des dettes souveraines notées triple A et des actions des sociétés. Le problème c’est que parmi celles-ci on trouve des entreprises qui sont dans le pétrole, le charbon, la fabrication des armes, l’exploitation des forêts tropicales ou l’exploitation des enfants dans les mines. C’est pourquoi il nous semble que la BNS ne se comporte pas comme un fonds socialement responsable. Pour mettre un terme à cette pratique qui viole les critères de la RSE, le peuple suisse qui bénéficie des dividendes de la BNS versés à la Confédération et aux cantons et qui semble sensibilisé aux normes sociales et environnementales, ne devrait-il pas utiliser des leviers de la démocratie directe ? Je crois que la Suisse et la Suède sont les deux pays qui sont les plus engagés dans la lutte contre le réchauffement climatique, même si leur impact sur l’environnement est epsilonesque, ils peuvent entraîner le reste du monde par leur exemplarité. En résumé, la BNS devrait sélectionner les entreprises qui déploient le plus d’efforts pour réduire leur pollution et mettre leurs actions dans son portefeuille afin de les encourager à un comportement vertueux. En tout cas un comportement socialement responsable ne semble pas incompatible avec l’indépendance de la BNS pour peu que ses dirigeants soient attentifs aux préoccupations éthiques de leurs concitoyens.

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