L’endettement privé comporte un risque systémique

Le mois passé, deux chercheurs travaillant pour Avenir Suisse ont publié un article dans lequel ils font remarquer la forte augmentation de la dette privée en Suisse par rapport à la croissance économique mesurée par le Produit Intérieur Brut (PIB). Comme les auteurs le mettent en lumière, ce qui préoccupe le plus, c’est l’endettement des personnes physiques par rapport au PIB, étant donné que ce rapport a augmenté de 30 points de pourcentage depuis l’éclatement de la crise financière globale en 2008 et de nos jours représente plus de 130 pour cent du PIB helvétique.

Au-delà de la forte augmentation de l’endettement privé par rapport au revenu national, il convient de considérer l’objet de cet endettement. Contracter une dette pour acheter un logement n’est pas un problème d’ordre macroéconomique, pour autant que la dette hypothécaire corresponde à la valeur réelle du bien immobilier – même si cela pourrait représenter un problème pour le débiteur, lorsqu’il n’arrive pas à payer les intérêts et les amortissements à leur échéance. Le problème pour l’ensemble de l’économie nationale apparaît lorsqu’un nombre élevé de débiteurs hypothécaires ne sont plus capables de refinancer leurs propres dettes et que cela fait éclater une crise immobilière frappant aussi les banques et le secteur immobilier. À ce point, la crise bancaire qui en découle affecte l’ensemble du système économique, au vu du rôle essentiel des banques pour le fonctionnement de ce système.

Quelque chose d’analogue pourrait désormais naître aussi de l’endettement des entreprises, dans la mesure où les crédits que les banques ont octroyés aux entreprises – en partie grâce au cautionnement de la Confédération après l’éclatement de la pandémie de Covid-19 – ne seront pas remboursés, suite à l’augmentation du nombre de petites ou moyennes entreprises devant être mises en faillite. Une partie considérable de ces prêts seront alors transformés en aides publiques à fonds perdu (surtout pour les entreprises qui n’étaient pas «compétitives» déjà avant le confinement), transférant dès lors sur le dos des contribuables les coûts de ces faillites, suivant le principe de la privatisation des profits et de la socialisation des pertes.

L’endettement des ménages et des entreprises en Suisse représente désormais un facteur de risque systémique, a fortiori considérant les conséquences macroéconomiques de la pandémie de Covid-19. Cette situation est due à la pensée dominante, qui veut «moins d’État et plus de marché», mettant ainsi sur le dos des débiteurs privés une partie du poids de la dette qui serait mieux supportée par le secteur public – en Suisse comme ailleurs. Sans endettement il n’y a pas de croissance économique, mais le poids de la dette doit être distribué de manière correcte à travers l’ensemble des parties prenantes car sinon l’on crée les bases pour faire enfler des bulles du crédit qui, lorsqu’elles éclatent, provoquent des dommages à l’ensemble du système économique.

Les banquiers et les policien.ne.s au gouvernement devraient le savoir et agir de manière conséquente.

Sergio Rossi

Sergio Rossi est professeur ordinaire à l’Université de Fribourg, où il dirige la Chaire de macroéconomie et d’économie monétaire, et Senior Research Associate à l’International Economic Policy Institute de la Laurentian University au Canada.

15 réponses à “L’endettement privé comporte un risque systémique

  1. Le débat en France tourne un peu autour de l’annulation de la dette publique ( au moins une partie ), tout à fait possible selon certains :
    https://alaingrandjean.fr/2020/11/24/reponse-aux-critiques-de-henri-sterdyniak-livre-monnaie-ecologique/ . Alain Ggrandjean est économiste issu de Polytechnique, membre du Haut Conseil Climat, auteur d’un livre en collaboration avec Gael Giraud. Dans ces conditions, cela changerait beaucoup de choses, avec de grosses marges de manoeuvre pour la puissance publique, qui ne retomberait pas sur le contribuable en dernier ressort.

  2. L’endettement des ménages lié aux taux hypothécaires extrêmement bas représente un risque systémique à retardement. Couplé à des taux fixes à très long terme, le risque est certes réparti sur de nombreuses années en fonction de l’échéance des hypothèques, mais peut par contre être brutal à ce moment pour l’emprunteur, et dans les années précédentes pour le prêteur, à partir du jour où les taux remonteront. Combien de titulaires d’hypothèques sont-ils véritablement capables d’assumer une hausse conséquente (un taux passant de 1% à 5% par exemple), dans un environnement économique instable et marqué par une stagnation, voire une baisse des revenus?

    Compte tenu de l’apport extraordinaire de masse monétaire en raison du Covid, on constate un report partiel de la crise économique et, paradoxalement, une augmentation des prix de l’immobilier, valeur “refuge”. Les taux d’intérêt ne vont certainement pas remonter rapidement. Mais le jour où l’économie marquera des signes de reprise, la BNS pourrait soudain être amenée à augmenter les taux d’intérêt pour éviter une trop grande inflation générée par l’augmentation de la masse monétaire. Mais, consciente de cette dimension systémique du problème, pourra-t-elle alors vraiment agir comme son mandat le prévoit?

    Nul ne connaît le scénario que le futur nous réserve. Les mutations sociétales ont commencé, à toute vitesse. Les logements d’aujourd’hui seront-ils encore adaptés aux nouveaux défis climatiques et aux réalités économiques de demain? Le “temps long” des hypothèques fixes nous le dira…

  3. Très intéressante analyse, merci !
    Cependant, il me manque de connaître des chiffres absolus sous-jacents que je n’ai non plus trouvés dans les 3 articles d’Avenir-Suisse que vous citez.
    Prenons le PIB 2019 du Pays, disons, 730 milliards. Si les dettes, principalement hypothécaires, des ménages sont de 130% du PIB, cela fait une dette de 950 milliards. Il est aussi indiqué que « 38% des Suisses sont propriétaires », cela est une donnée imprécise : nombre de logements, nombre de ménages ou nombre de personnes ? Les 8,5 millions d’habitants représentent quelque 3,8 millions de ménages. Selon les donnés de l’OFEN (que je consulte pour les consommations d‘énergie), il y a en Suisse 4,4 millions de logements, y compris les résidences secondaires. Je pense que c’est sur ce chiffre que l’on doit prendre les 38% de propriétaires ayant des hypothèques privées, cela fait 1,7 millions de logements hypothéqués. Les 950 milliards de dettes font donc une dette moyenne de 560’000 francs par logement. Si l’autofinancement nécessaire est de 25%, ces 75% appuyés sur des hypothèques font que le logement aurait un prix moyen de 745’000 francs. Tous ces chiffres et ces calculs avec cette hypothèse sont-ils cohérents. Je vous remercie de les confirmer ou, le cas échéant, de les corriger.

  4. L’article du professeur tombe à point nommé, car il attire l’attention sur un sujet qui ne semble pas être au centre de préoccupation des responsables politiques et des analystes de l’actualité économique à quelques exceptions près : l’endettement du secteur privé risque de devenir une bombe à retardement, et pas seulement en Suisse mais aussi dans la plupart des pays de l’OCDE, et de manière inattendue dans les pays frugaux de la zone Euro. Rappelons que ceux-ci ne ratent pas une occasion pour fustiger l’endettement public des pays de l’Europe du Sud en accusant ces derniers de cigales vivant au-dessus de leurs moyens en oubliant au passage que les politiques d’austérité préconisées comme des recettes vertueuses ont failli mettre fin à l’expérience de la monnaie unique.
    Il va sans dire que le problème de l’endettement du secteur privé est sous-estimé, sans doute en raison du fait que toute l’attention est focalisée actuellement sur les dangers de l’explosion de la dette publique et sa monétisation par la banque centrale, comme en atteste le débat actuel en France sur l’annulation ou le cantonnement de la dette liée au covid. En outre certains libéraux semblent se soucier davantage de la crédibilité de la monnaie et des réactions des marchés financiers que des méthodes efficaces pour sortir rapidement de la crise et éviter la détresse économique et la souffrance psychologique à des milliards d’êtres humains.
    A cet égard il n’est pas absurde d’affirmer que les crises n’ont pas que des inconvénients dans la mesure où elles peuvent inciter à trouver des solutions innovantes dans la lecture des livres anciens : sans doute nous avons beaucoup de choses à apprendre non seulement de l’histoire des faits économiques, mais aussi de la lecture des travaux comme de ceux de John Maynard Keynes, d’Irving Fisher ou de Hyman Minsky plutôt que des modèles des marchés efficients dont les recommandations nous ont mis à plusieurs reprises dans le pétrin. C’est pourquoi le problème d’endettement privé que soulève le professeur Rossi pourrait constituer en soi une vraie crise systémique, sachant que la pandémie que nous continuons à vivre en dépit des belles promesses du côté des vaccins, a poussé les entreprises à s’endetter auprès du secteur bancaire, certes avec la bénédiction de l’Etat sous la forme d’un dispositif de prêts garantis : afin d’éviter l’effondrement de l’économie et donc la dépression, l’Etat a distribué généreusement des cadeaux tel le Père Noël sans discriminer entre les entreprises viables et les entreprises zombies. Mais dans l’urgence c’est ce qu’il fallait faire : secourir tout le monde dans un souci d’équité et d’efficacité macroéconomique, même s’il est vrai que la méthode de l’open- bar n’est pas idéale : le mécanisme de soutien public ignore l’aléa moral et le coût d’opportunité, et donc de l’efficience. D’où le risque d’une mauvaise utilisation des ressources financières rares.
    .C’’est pourquoi il n’est pas exclu qu’il existe une forte probabilité que certaines entreprises deviennent insolvables dans l’après-covid. Dans un tel scénario il existe deux méthodes : 1) laisser la sélection darwinienne accomplir son œuvre de création destructrice avec cependant la socialisation des pertes :les contribuables passeraient à la caisse pour régler l’ardoise aux banques, en plus l’Etat devrait accompagner les individus victimes de la crise selon le principe en vigueur dans les sociétés scandinaves : protéger les individus et non les emplois des secteurs obsolètes par le biais de la formation et l’indemnisation des chômeurs afin d’améliorer la mobilité professionnelle et géographique de la main-d’œuvre.2) En secourant les entreprises frappées par le crise du Covid, l’Etat joue le rôle d’assureur auprès des banques, mais ce statut pourrait se muer en celui de propriétaire dès lors que les entreprises aidées par l’argent public sont dans l’incapacité de payer les intérêts et de rembourser le principal du capital emprunté. Dans ces conditions, ne faudrait-il pas transformer les prêts en fonds propres, du moins pour les entreprises endettées mais jugées viables dans le monde d’après-crise? A cet égard il est piquant de remarquer que le virus pourrait réaliser la socialisation des moyens de production dont rêvait Marx, dès lors que la main invisible pique dans la caisse de l’Etat.

    En vérité, la dette n’est pas une mauvaise chose en soi dans une société en croissance, mais c’est son niveau excessif qui est problématique, tout particulièrement quand un nombre d’acteurs économiques en deviennent addictifs et tentent de s’en sortir tous simultanément en se désendettant et en réduisant leurs dépenses au moment où les choses tournent mal. Ce qui est souvent le cas après une euphorie souvent fabriquée de manière artificielle par les banques et vendue sous forme d’innovations financières censées réaliser le rêve d’accès à la propriété immobilière des catégories modestes souvent sans collatéral ou l’enrichissement par le biais de la spéculation boursière grâce à l’achat des actions à découvert.
    En général une économie ayant un faible taux d’endettement est une économie où la dette publique semble sûre. Mais l’idée que la dette est sûre pourrait conduire au relâchement des critères de prêt de la part des banques : les entreprises et les ménages prennent l’habitude à emprunter et le niveau général d’endettement de l’économie s’élève mécaniquement, surtout si la banque centrale n’est pas exigeante en matière de ratios de dettes au revenu ou aux actifs. Comme l’explique Paul Krugman dans son ouvrage consacré à la crise des subprimes : « une fois que les niveaux d’endettement sont suffisamment élevés, tout peut déclencher un moment Minsky : une récession ordinaire, l’éclatement d’une bulle immobilière et ainsi de suite… La cause immédiate importe peu, ce qui compte c’est que les prêteurs redécouvrent le risque de la dette, le débiteur est forcé d’entreprendre son désendettement , la spirale dette-déflation de Fisher est amorcée. »

      1. Merci RAYMOND pour vos remarques et compléments d’information qui sont toujours pertinents et stimulants. Effectivement nous sommes face à ce qu’il convient d’appeler le paradoxe du désendettement que l’économiste américain Irving Fisher a résumé par par une formule lapidaire : plus le débiteur paie et plus il doit. Dans une telle situation, une chose est certaine c’est que la baisse des salaires et des prix n’est pas la méthode appropriée pour sortir l’économie de la récession ou de la dépression. De surcroît la politique monétaire expansionniste risque de se révéler impuissante tout particulièrement lorsque l’économie se trouve engluée dans la trappe à liquidité que le Japon a expérimentée consécutivement à l’éclatement de la bulle immobilière des années 1990 et que la plupart des pays de l’OCDE se trouvent actuellement dans une telle situation, compte tenu des taux d’intérêts très bas, voire négatifs, si bien que nous avons basculé dans un monde qui marche sur la tête : c’est le prêteur qui paie l’emprunteur. A ce propos je crois que nos amis suisses ont une longueur d’avance sur nous grâce notamment aux taux d’intérêt négatifs mis en place par la BNS pour lutter contre l’appréciation du franc. Remarquons en passant que cette tâche assignée à la banque centrale ressemble de plus en plus à une tâche de Sisyphe avec” un bilan décevant” pour reprendre l’expression du professeur Rossi. Alors que la Suisse dispose de solutions budgétaires alternatives, par exemple une dévaluation fiscale ou une augmentation de la dépense publique compte tenu de la faiblesse du ratio dette publique/PIB. A quoi serviront les marges budgétaires, si l’on ne les utilise pas dans les moments de crise? Sauf bien évidemment accepter le sort de l’âne de Buridan: mourir de faim et de soif à côté d’un sac d’avoine et d’un sceau d’eau!
        Revenons à Fisher et au paradoxe du désendettement. En effet Fisher était très sensible à la détresse des débiteurs confrontés à la baisse de leurs prix (donc leurs revenus) et à l’alourdissement du fardeau de leurs dettes. Pour lui le remède était la ” reflation” et non la déflation. En effet dans toute économie, il y a deux groupes d’agents économiques : les débiteurs et les créanciers et il ne semble pas excessif de supposer en première approximation que la propension marginale à dépenser des premiers est supérieure à celle des seconds. Cette hypothèse qui est loin d’être farfelue ou tirée par les cheveux est lourde de conséquences macroéconomiques : la baisse des prix pourrait ne pas produire un effet de richesse suffisant susceptible de sortir l’économie du marasme comme le prétendent les partisans libéraux de l’effet-Pigou. Il y a de bonnes raisons de penser que tel est le cas dans le monde réel. En effet la population n’est pas répartie de manière aléatoire entre débiteurs et créanciers. les débiteurs ont de bonnes raisons d’emprunter et la majorité d’entre eux révèlent une propension marginale à dépenser élevée. que l’on considère le patrimoine, le revenu courant ou toute autre ressource liquide dont ils peuvent disposer. Bien évidemment les emprunteurs sont confrontés à un rationnement du crédit à cause des imperfections des marchés et leur attitude à l’égard du risque n’est pas forcément la même que celle des prêteurs dans la mesure où ils peuvent surestimer la rentabilité de leurs projets d’investissement.
        En résumé la leçon qu’on retire de l’analyse de Fisher est que la baisse des prix et salaires se traduit par un alourdissement des dettes privées en termes réels, les débiteurs ne pouvant solliciter de nouveaux prêts du fait de la dégradation de leurs fonds propres, se trouvent exposés au risque de faillites et de défauts de paiement. Dans une telle situation nous devrions nous attendre à ce que la détresse des débiteurs se transmette à leurs créanciers en menaçant la solvabilité et la liquidité des banques. Pour toutes ces raisons, la déflation est un vrai fléau car elle pourrait transformer les dettes existantes en un multiple astronomique du PIB. Quand les débiteurs ne peuvent pas dépenser et les créanciers ne veulent pas ou ne peuvent pas dépenser, il faudrait bien un agent économique qui compense la chute de la dépense et donc de la demande globale, autrement dit un agent qui va à contre-courant du désendettement généralisé avec ses effets macro-économiques délétères, et naturellement cet agent ne peut être que la puissance publique.

        1. .
          Je crois que j’encourrais le risque d’enfoncer des portes ouvertes, si je disais que le contexte de crise systémique que nous sommes en train de vivre est favorable à la réflexion et à la plongée dans l’histoire de la pensée économique dans l’espoir de nous prémunir contre les fausses bonnes idées exprimées ici ou là par les tenants de la pensée dominante. Ainsi il m’arrive de lire les articles du journal économique “les Echos” où publient les gens sérieux et souvent avec un CV académique impressionnant, mais cela ne les met nullement à l’abri du risque de raisonner de manière erronée sur des sujets sérieux et d’une brûlante actualité. Pour illustrer mon propos je cite quelques exemples :
          1) La dette publique est une bombe à retardement et les acteurs économiques vont accroître leur effort d’épargne pour faire face à l’augmentation future des impôts en vertu de la solidarité intergénérationnelle. Autrement dit en s’endettant l’Etat ignore l’effet Ricardo-Barro et dans cette hypothèse la politique budgétaire expansionniste financée par un emprunt n’aurait aucune influence sur les variables réelles telles que le PIB ou l’emploi.

          Bien évidemment il convient de relativiser cet argument par de nombreux éléments du monde réel;
          Le rationnement du crédit: les ménages et les PME ne peuvent emprunter toutes les sommes qu’ils désirent en raison de l’asymétrie informationnelle ou de l’absence d’un collatéral. Certaines familles sont sans descendants ou restent indifférentes au bien-être de leur progéniture. Les legs dépendent du patrimoine des parents et ceux-ci utilisent l’héritage à des fins stratégiques, par exemple faire du chantage à leurs enfants notamment dans les familles riches, même s’il est vrai qu’en France par exemple la législation protège les héritiers via la part réservataire. L’altruisme intergénérationnel a peu de chance de se produire dans une économie en progrès où les parents pensent que leurs enfants et petits-enfants seront mieux lotis qu’eux-mêmes en termes de bien-être notamment grâce à l’effort d’éducation, lequel pourrait être renforcé notamment quand l’Etat s’endette en ajournant les impôts. L’endettement public devrait s’analyser comme un prêt de l’Etat aux ménages et aux entreprises à un taux d’intérêt inférieur à celui des banques, sachant que les possibilités d’emprunt en échange de futurs revenus de travail sont limitées même dans les pays dotés d’institutions financières modernes et de marchés du capital bien développés. Les travaux empiriques nous fournissent des conclusions mitigées en ce qui concerne la corrélation positive entre le déficit public et le taux d’épargne des ménages. En tout état de cause on est enclin à penser que le système des retraites en France et l’AVS et la prévoyance professionnelle en Suisse sont de nature à modérer l’effort d’épargne. Certes une forte épargne a été accumulée en raison des épisodes récurrents du confinement et des incertitudes économique et sanitaire ( dégradation du marché du travail, pas de vaccin efficace et sans risque…), mais il est peu probable qu’elle soit imputable à la détérioration des finances publiques.
          2) En France le débat fait rage à propos du remboursement de la dette publique. Ainsi le ministre de l’économie M. Bruno Le Maire avec son sérieux du gardien du Trésor nous répète ad nauseam sur un ton policé mais peu convaincant qu’une dette doit être remboursée: “Je le redis avec beaucoup de force parce que j’entends des discours très légers qui ne sont pas responsables. Je le redis pour une raison simple, qui est que cette dette doit être rachetée par des investisseurs. Si vous voulez que les investisseurs continuent d’être intéressés par la dette française, il faut leur garantir qu’on la rembourse. Il y a une autre raison qu’on oublie trop souvent. Est-ce que vous savez quel est le pourcentage de dette publique qui est détenu par les épargnants français ? C’est à peu près un quart. Moi je n’irais jamais dire aux Français, jamais à un épargnant français qu’on ne lui rembourse pas l’argent qu’on lui doit. C’est exactement ce que disent ceux qui affirment qu’il ne faut pas rembourser la dette. On doit rembourser.” Bien évidemment personne ne nie le fait que la dette publique en France est passée de 100% du PIB à 120% du PIB en 2020 et que la forte augmentation de 20% est due à la crise sanitaire inédite. C’est pourquoi il est difficile d’adhérer au raisonnement de l’argentier français en dépit de son apparence de sérieux. Car, me semble-t-il, il mélange des choux et des carottes. De quoi s’agit-il? En vérité toute personne sensée ne remet pas en cause l’idée que la dette publique contractée avant la pandémie puisse être intégralement remboursée sous peine que l’Etat perde sa réputation de débiteur sérieux auprès des marchés financiers, et ce d’autant plus que l’Etat est dans un jeu répété avec ceux-ci jusqu’à la fin des temps ou tant que nous continuons à vivre dans une économie libérale.

          En revanche, la dette liée au Covid-19 qui nous a été imposée par une mondialisation sans régulation et par le saccage de l’écosystème par des acteurs économiques mus par une rationalité myope et cupide, et donc sans considération pour le bien commun, ne devrait pas subir le même traitement que la dette avant-covid pour de multiples raisons : force est de constater que le soutien de l’Etat à l’économie ( chômage partiel, report des cotisations sociales et des charges fiscales, prêts garantis par l’Etat…) a été et continue à être financé par la monétisation de la dette publique auprès de la BCE. En principe la Banque centrale est la propriété de l’Etat, c’est dire que la dette Covid émise par l’Etat est détenue par la BC : l’Etat est à la fois créancier et débiteur, si bien qu’on peut annuler cette dette, sans qu’il y ait des conséquences macroéconomiques dramatiques ou que la crédibilité de l’Etat soit abimée, tout particulièrement quand cette éventualité survient dans un contexte exceptionnel et observable par tous les acteurs économiques du monde entier. En tout cas il existe peu de doute que la monétisation de la dette soit interprétée comme la conséquence d’une mauvaise gestion des finances publiques.
          Néanmoins il faut bien admettre qu’il existe un réel obstacle au sein de la zone euro : la BCE est la copropriété de plusieurs Etats ayant adopté l’Euro. De plus les traités de l’UEM interdisent à la BCE de financer directement les déficits budgétaires des Etats. Le problème c’est que les traités ne pourraient jamais tenir compte de toutes les circonstances favorables ou défavorables ou des chocs adverses exogènes susceptibles d’affecter les économies sachant que les fluctuations endogènes font partie de leur ADN ( chocs technologiques, changement des préférences des consommateurs…). C’est pourquoi une certaine dose de flexibilité adossée à un mécanisme de réputation due à l’interaction répétée des autorités budgétaires et monétaires avec le secteur privé est préférable à la rigidité des règles: en clair la vie économique est plus riche et plus complexe que les traités et les règles techniques visant avant tout à faire régner la discipline parmi les Etats qui partagent un bien commun en l’occurrence l’Euro. C’est pourquoi l’argumentaire de Monsieur Le Maire semble un peu déconnecté du pétrin dans lequel nous nous trouvons actuellement et semble regarder la nouvelle réalité avec des lunettes anciennes : les règles ou les traités ne sont pas des vaches sacrées et les lois du texte de la Torah ont été complétées par le Talmud chez les Hébreux, il en va de même que dans le domaine de la macroéconomie et ce d’autant plus que les institutions sont des constructions humaines et donc forcément perfectibles. Enfin notre ministre de l’économie donne l’impression qu’il nage en pleine contradiction : quand les règles budgétaires prudentielles ont été abandonnées ou mises entre parenthèses et quand la BCE a affiché sa disposition à répondre favorablement aux besoins financiers des Etats, lesquels ont été, faut-il le rappeler, frappés de manière uniforme par la crise sanitaire, et ce en dépit de la diversité des situations budgétaires, la France faisait partie des principaux pays de la zone euro à plaider pour la flexibilité des règles budgétaires et monétaires. C’est surprenant d’entendre cette référence aux traités européens, sans parler de la contradiction avec le crédo du “quoi qu’il en coûte” répété comme un mantra par le président Macron. En vérité l’argumentaire de M. Le Maire vise à préparer le terrain pour une réduction des dépenses, les réformes structurelles et éviter l’augmentation des impôts pour les couches aisées de la population. En clair le remboursement de la dette Covid semble être un prétexte pour mettre en place une politique d’austérité, ce qui est aux antipodes de l’apprentissage par l’expérience et des enseignements de l’analyse keynésienne dans un contexte de récession ou de dépression.

  5. Excellent article, qui pose un problème et ne suggère aucune mesure concrète, pour éviter que cette crise de l’endettement nous arrive bientôt. Les professeurs d’Universités, les banquiers, les syndicats, les citoyens, les salariés, les ONG et même l’UE !!! devraient plaider pour ne pas faire fondre nos salaires en Suisse, qui assurent le remboursement des prêts. Il serait essentiel de fermer un peu le robinet de notre marché du travail à des nouveaux arrivants, car avec des dizaines et de dizaines de millions de nos frères européens, qui veulent échapper à la mauvaise gestion de Bruxelles en prenant nos emplois et nous jeter au chômage, ils ne manqueront pas indirectement de nous causer ladite crise. Les gouvernants n’osent pas s’exprimer librement sur l’emploi car ils sont victimes du chantage quasi-public de l’UE, mais pourquoi les intellectuels ne se mêlent pas? tout simplement parce qu’il est plus “cool” de se montrer, soi-disant, ouvert – c’est tout ! L’auteur de l’article sait mieux que tout le monde que la crise à venir est inversement corrélé au niveau des salaires, mais le dire serait contre le courant qui va nous emporter. Laissons-nous emporter !

  6. Idée peut être saugrenue de la part du non économiste que je suis: ne pourrait on introduire une taxe sur les transactions financières ? Ne permettrait elle pas d’éviter cette socialisation des dettes et par la même occasion supprimer l’IFD et le droit de timbre ?

  7. Par paresse et facilité, comprenons bien que nos gouvernements ont délibérément choisi la voie de la “zombification” de nos économies réelles au travers du levier de l’endettement. En effet, que les flambées immobilières ne nous induisent pas en erreur car, tant aux Etats-Unis qu’en Europe (bien évidemment aussi en Suisse), les multiples aides en faveur de l’accession à la propriété n’ont été que la manière la plus facile pour les banques et pour l’Etat de créer des capitaux afin de nous donner une illusion de confort matériel et, ce, à mesure que nos salaires pour leur part étaient en plein déclin. Le processus est élémentaire car l’argent créé par les banques est ainsi utilisé au jour le jour pour l’ensemble de nos transactions quotidiennes, sans même que l’on y pense ou qu’on le soupçonne. De fait, nos cycles économiques sont désormais très substantiellement affectés par le marché immobilier, car c’est à ce dernier que nos économies doivent l’essentiel de la masse monétaire en circulation (selon la logique des crédits font les dépôts et non l’inverse). Dès lors, et comme l’immobilier est le régulateur fondamental de notre croissance, toute crise immobilière exerce des effets quasiment dévastateurs sur l’ensemble de l’activité économique. L’effet multiplicateur du marché immobilier est donc magnifié, dans le bon sens mais surtout dans le mauvais, car huit des dix dernières récessions occidentales furent provoquées par des crises immobilières. En effet, en dépit de l’intégration de nos économies, malgré toutes leurs avancées technologiques et leur taille parfois gigantesque (comme celle par exemple des Etats-Unis), une tourmente immobilière dégénère quasi-immanquablement en récession généralisée, car l’immobilier est aux sources d’une création monétaire massive. Comme le système financier, et avec eux les pouvoirs publics, sont pertinemment conscients des dangers existentiels d’une chute brutale de ce marché, c’est également le système de la valorisation des biens qui se retrouve faussé. Il y a en effet trois principales méthodes pour estimer la valeur d’un bien immobilier: le cash flow, le coût de remplacement et par comparaison. Cependant, comme le cash flow – c’est-à-dire les loyers – et comme les coûts de remplacement – c’est-à-dire la reconstruction pure et simple du bien en question – ne justifient évidemment pas les prix pratiqués, c’est donc la valorisation par comparaison qui prévaut. Cependant, comme le système bancaire privé s’adosse principalement sur l’immobilier pour sa création monétaire, et comme nul mécanisme ne saurait remplacer de nos jours l’effet de richesse induit par ce marché permettant de soutenir la consommation au sein de nos économies, nous nous retrouvons donc dans des situations aberrantes comme celle qui prévaut toujours aujourd’hui aux Etats-Unis où c’est l’Etat qui contrôle de facto le marché immobilier. En d’autres temps et avec l’or, ceci s’appelait l’étalon or, dont la convertibilité avec les billets de banque était légale et clairement définie. Aujourd’hui, les dollars, les euros et les francs suisses que nous possédons sont indirectement convertibles contre de l’immobilier car l’essentiel de la monnaie créée par les banques est justifiée par l’essor du marché immobilier. Comme les banques et comme le “shadow banking” créent de l’argent ex-nihilo simplement adossé sur une valorisation de l’immobilier (dont on sait de surcroît qu’elle est fallacieuse), nous vivons donc – non dans un système d’étalon or – mais d’”étalon immobilier”, où la quasi-totalité de notre monnaie n’existe que par ce marché et que pour encourager son appréciation.

    1. Système d’étalon immobilier, qui, si je vous suis, mène à bétonner le pays, km2 après km2, mécaniquement.

  8. Ni le professeur Rossi ni tous les commentateurs, tous très bien informés et trop courtois pour le dire clairement (peut-être à l’exception de Delaplanète), il apparaît que les pratiques éprouvées de “socialisation des pertes et de privatisation des bénéfices”, observées de tous temps et surtout depuis 2008, sont encore mises en oeuvre de façon sournoise et hypocrite un peu partout (cf. notamment Carrefour en France qui profite du chômage partiel et des PGE pour distribuer des dividendes…). N’étant ni économiste ni courtois, je me permets de qualifier ces pratiques de dégueulasses et de honteuses pour des soi-disant “leaders” ou “top managers” sans scrupule ni éthique. Exemplarité ?

    1. Bonsoir A.Thomas,
      Votre réaction est très pertinente en ce sens qu’elle nous renvoie à l’anniversaire d’un paradoxe. C’est-à-dire au cinquantième anniversaire du célèbre article de l’économiste de l’université de Chicago – Milton Friedman (un des pères spirituels du néo-libéralisme) – publié dans le New York Times le 13 septembre 1970 et intitulé “The Social Responsibility Of Business Is to Increase Its Profits”, autrement dit, “la responsabilité sociale de l’entreprise consiste à augmenter ses profits”. Un paradoxe, pourtant, comme nous avons pu l’observer et le constater – depuis 2008 – avec les différents sauvetages largement exercés au travers de la socialisation des pertes d’entités privées (et cotées en bourse). Des mécanismes qui auraient dû faire pâlir les économistes orthodoxes, les mêmes adorateurs de la pensée dominante faisant partie des tenants de l’école de Chicago, ces extrémistes des sciences économiques, ces nouveaux terroristes de l’économie réelle. Nous voyons bien, et encore mieux en cette période de choc exogène et endogène (choc sanitaire, choc d’offre et choc de demande) comme vous le soulignez très justement, la face sombre et prédatrice d’une idéologie qui non seulement a gangrené une discipline des sciences molles mais a aussi mis au service sa propre rationalité (certitude idéologique) dans l’organisation d’un gigantesque pillage (transfert) des richesses qui aurait fait pâlir de jalousie le non moins célèbre Charles Ponzi.

      Bien à vous

  9. Complément : par pure coïncidence, dans Le Temps du 2 décembre on peut apprendre que le marché hypothécaire suisse est évalué à 1102 (et non pas 950) milliards de francs, selon l’étude IFZ Re​tail Ban​king 2020, publiée le 26 novembre par la Haute Ecole de Lu​cerne. Cela fait donc 151% du PIB et non plus 130%.

  10. Bonjour Christophe de Reyff, merci pour votre intervention ô combien pertinente qui, entre-autres, donne encore plus de corps à mon intervention du 30.11.2020 (19h10).

    Ceci dit, n’en déplaise aux penseurs «mainstream», la question aujourd’hui n’est plus de savoir si la Suisse connaît une bulle immobilière, mais bien quand la crise immobilière va-t-elle frapper. Or nos organes de surveillance peuvent bien s’entraîner à la fuite en avant, à l’instar du personnage créé par Tex Avery, «Road Runner», il n’empêche que nous pouvons aussi – et raisonnablement – nous interroger sur le bon fonctionnement de l’autorité indépendante de surveillance des marchés financiers, c-à-d la FINMA. Les experts du FMI n’ont-ils pas ausculté le fonctionnement du système financier suisse et appelé au renforcement des règles de gouvernance de la FINMA? Ces experts n’ont-ils pas mis le doigt sur une pratique selon laquelle l’autorité de réglementation et de supervision délègue des tâches de contrôle des banques à des cabinets d’audit qui sont rémunérés par ces dernières, nous laissant se poser légitimement des questions sur le conflit d’intérêts? Comme l’a fait comprendre Paul H. Mathieu, un des experts du FMI qui a conduit l’examen du secteur financier, «le régulateur devrait payer lui-même les mandats d’audit. Une telle mesure est non seulement dans son intérêt, mais aussi dans celui de la crédibilité internationale de la place financière suisse».

    Comme l’indiquait Paul Krugman dans un de ses livres déjà daté («Sortez-nous de cette crise…maintenant») – faisant notamment un clin d’oeil au livre majeur d’Hyman Minsky («Stabilizing an Unstable Economy») – dont le marché immobilier n’échappera – est celui du «Minsky Moment». Ce moment est décrit par Krugman comme celui de « Vil Coyote ». Pour être plus précis, c’est la «Théorie du Coyote suspendu» qui fait aussi référence aux travaux de Galilée. Et, est illustrée dans les dessins animés de Tex Avery (Warner Bros.) par le personnage créé par Chuck Jones : «Vil Coyote» qui, emporté par son élan en pourchassant Bip Bip, poursuit sa course au-delà du bord d’une falaise dans les nuages, il ralentit, s’immobilise, reste un court instant suspendu en l’air et, prenant conscience soudainement de sa situation qu’il courrait dans le vide, nous regarde l’air incrédule, cherche à tâter la terre ferme avant la une chute vertigineuse. Et si le «moment Minsky» comme le nomment Paul Krugman ou Gaël Giraud est inexorable, c’est parce les autorités monétaires et financières, elles-aussi, n’exercent pas leur rôle de régulation financière en amont, se contentant de gérer les conséquences des crises par leurs politiques non conventionnelles. Dans un tel contexte, avec autant d’environnements instables, est-il encore utile de préciser l’exposition non négligeable des caisses de pension au risque d’un crash landing immobilier, comme de préciser que la recherche de «yied » par les caisses de pension est devenu un véritable parcours du combattant dans l’univers des taux négatifs sur les emprunts souverains? Faut-il encore préciser que le bilan de la BNS (Banque Nationale Suisse) est quasi-entièrement composé d’actifs non helvétiques (des actions par exemple), et donc libellés en monnaies étrangères ? En effet, tandis que la Fed, que la BCE et que la Banque du Japon sont détentrices d’un portefeuille certes également gigantesque mais constitué d’obligations (emprunts souverains) exprimées en leur propre devise nationale, la politique volontariste d’affaiblissement du franc suisse a donc forcé la BNS à investir de plus en plus de réserves partout…sauf dans son propre pays. Donc autant de risques cumulés par décrochage des marchés financiers.

    Enfin et pour terminer, comme l’a très bien dénoncé l’économiste Vincent Held au travers de son ouvrage, la BNS a massivement mis à contribution le système bancaire suisse – ainsi que diverses institutions de prévoyance ! – pour financer sa très coûteuse politique d’affaiblissement du franc. S’appuyant sur la confiance traditionnelle du peuple suisse dans sa banque centrale, cette institution mal contrôlée n’aura pas hésité à s’empêtrer dans une alliance contre-nature avec la finance spéculative européenne. Elle aura ainsi elle-même créé les conditions d’un ébranlement économique majeur pour le pays dont elle était censée servir les intérêts.

    https://michelsanti.fr/creation-monetaire/la-suisse-exemple-a-suivre

    Bien à vous

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