La fête des morts qui ressuscitent comme des zombies

Aujourd’hui, c’est la fête des morts. Parmi eux, Keynes semble être ressuscité depuis l’éclatement de la crise du coronavirus, qui a déjà fait plus d’un million de morts sur le plan mondial. Une partie des économistes de la pensée dominante, en effet, a compris que le dogme du «moins d’Etat et plus de marché» est redoutable, surtout lorsque l’économie se trouve dans une crise globale et systémique comme c’est le cas actuellement.

Comme cela arrive souvent sur le plan politique, les arguments peuvent être renversés lorsque cela arrange celles et ceux qui siègent au gouvernement, à la banque centrale ou au sein de l’administration de l’Etat. Quelque chose de similaire est en train d’arriver en Suisse et dans beaucoup d’autres pays soi-disant «avancés» sur le plan économique. Après le confinement décidé au printemps 2020 pour réduire la diffusion du Covid-19, les autorités politiques se sont souvenues de Keynes, décidant d’augmenter les dépenses publiques mais dans une optique anti-keynésienne, dans la mesure où elles ont décidé de soutenir beaucoup plus l’offre que la demande sur le marché des produits.

Or, il est indiscutable que l’application erronée d’une prescription médicale peut avoir une série d’effets indésirables, voire nuisibles pour la santé du patient. En l’occurrence, augmenter les dépenses publiques pour soutenir l’offre lorsque la demande est déjà visiblement insuffisante pour éponger toute la production va s’avérer un choix erroné. Les entreprises, en effet, n’augmentent pas la production, ni donc le niveau d’emploi ou des salaires, lorsqu’elles ont déjà de la peine à écouler leurs stocks. Les politicien.ne.s et les économistes néolibéraux auront ainsi la possibilité d’affirmer que l’intervention de l’Etat dans le système économique est inutile, voire nuisible, dans la mesure où cela ne relance pas les activités économiques mais augmente la dette publique.

Keynes sera ainsi culpabilisé pour avoir prôné une intervention publique qui ne permet pas à l’économie de sortir de la crise dans laquelle elle se trouve à cause des stratégies et des politiques néolibérales mises en œuvre depuis les années 1980. En fait, Keynes n’est aucunement coupable de cela, à l’instar d’une entreprise pharmaceutique dont les médicaments sont utilisés de manière erronée par les médecins qui devraient songer à la santé des patients.

En clair, la pensée néolibérale, qui dicte encore de nos jours les choix de politique économique, est doublement coupable de la situation actuelle, parce que, d’un côté, elle a posé les bases à partir desquelles la pandémie du Covid-19 est éclatée (suite à la globalisation et à la financiarisation) et, d’autre côté, elle a dénaturé la pensée de Keynes, à qui l’on attribuera de manière injuste la faillite de l’intervention de l’Etat suite à cette pandémie.

Comme l’affirma le Cardinal et Duc de Richelieu, «qu’on me donne six lignes écrites de la main du plus honnête homme, j’y trouverai de quoi le faire pendre

Sergio Rossi

Sergio Rossi est professeur ordinaire à l’Université de Fribourg, où il dirige la Chaire de macroéconomie et d’économie monétaire, et Senior Research Associate à l’International Economic Policy Institute de la Laurentian University au Canada.

3 réponses à “La fête des morts qui ressuscitent comme des zombies

  1. Du temps de Keynes, Madame et Monsieur Lambda achetaient local par manque de moyens de communication avec l’étranger. L’augmentation ponctuelle du pouvoir d’achat aujourd’hui ne garantit pas le ruissellement vers les entreprises nationales et l’économie réelle, la distribution de chèques par l’administration Trump le prouve. Covid-19 est le résultat des ouvertures sans limites des économies et le brassage des populations hors contrôle. La chute aurait dû venir de l’économie mais c’est la santé qui a pris les devants pour sonner la première alarme. Chaque pays ou groupe de pays, comme l’UE, doit construire des barrières douanières et redéployer ses forces et pallier ses faiblesses afin d’équilibrer les rouages des économies et interdire tout simplement le chômage à terme. N’est-il pas écœurant que les 500 millions d’européens achètent des téléphones portables fabriqués en Amérique et en Asie, alors que nous possédons la technologie mais le prix à la production ne serait pas concurrentiel? Les mentalités actuelles des politiques et les divisions classiques entre droite et gauche viendront à bout de l’Occident et risquent de nous livrer aux extrêmes comme les nationalistes ou les verts.

  2. Comme Keynésien, c’est-à-dire comme économiste hétérodoxe, je rejoins bien évidemment votre constat, cher professeur.

    Non seulement la pensée unique, d’ordre néolibéral chez les économistes mainstream, a gangréné le pluralisme des sciences économiques mais le modèle éducatif conditionné a aussi porté sa pierre au grand édifice. Le non moins éminent professeur Noam Chom­sky, mondialement reconnu, n’a t-il pas mis en lumière les effets néga­tifs, voire per­vers, du modèle auto­ri­taire de l’école qui, en impo­sant des pra­tiques édu­ca­tives auto­ri­taires ne pri­vi­lé­gient pas la com­pré­hen­sion, le talent et la créa­t­vité? Penser autrement. Pour illus­trer son pro­pos, il cite l’exemple du pro­gramme édu­ca­tif amé­ri­cain No child left behind de 2001 qui vise avant tout à ensei­gner pour réus­sir un examen. De son point de vue, ce sys­tème sco­laire qui impose l’ignorance a plu­tôt ten­dance à favoriser l’endoctrinement et la for­ma­tion d’individus qui seront for­ma­tés pour être à la solde d’une idéo­lo­gie de nature “coer­ci­tive qui vise à empê­cher le peuple d’exercer un contrôle sur le pro­ces­sus déci­sion­nel dans le but de le concen­trer entre les mains des aristo­crates, ces indi­vi­dus qui méprisent le peuple et cherchent à l’éloigner du pou­voir”.
    Pour Noam Chom­sky, ces intel­lec­tuels formeront à leur tour des indi­vi­dus qui s’attacheront à légi­ti­mer et à per­pé­tuer les valeurs d’une société indus­trielle domi­née par le modèle tech­no­cra­tique où le culte des experts occupe une place centrale. Par ailleurs, il dénonce le nou­vel esprit du temps, c’est-à-dire le sys­tème domi­nant de nature anti-démocratique promu par les poli­tiques et le patro­nat qui pri­vi­lé­gient la pro­duc­tion et l’accumulation de biens ainsi que la for­ma­tion “d’outils à la solde des employeurs.“

    Tout en cri­ti­quant ce modèle de société, N. Chom­sky dénonce “la tra­hi­son des clercs”, ces uni­ver­si­taires, intel­lec­tuels, médias et tous les défen­seurs de ce nou­vel esprit du temps qui glo­ri­fient, pro­pagent et légi­ti­ment ce sys­tème de valeurs dont l’objectif est de condi­tion­ner et d’opprimer les indi­vi­dus et d’entraver l’avènement d’une société “libre, juste et démo­cra­tique”.

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