Finances publiques et digitalisation

Les réformes fiscales en général favorisent les agents économiques qui déjà profitent de leur situation pour se soustraire au financement des dépenses publiques, par des pratiques d’« optimisation fiscale » fort complexes et variées. Lorsque l’activité économique piétine, l’on continue à croire que la réduction de la charge fiscale qui pèse sur les riches contribuables les amènera à dépenser davantage, soutenant l’ensemble du système économique par le fameux « effet de ruissellement » qui, en fait, est une vue de l’esprit néo-libéral.

À l’époque de la digitalisation des activités économiques, les entreprises n’investissent pas pour augmenter le niveau d’emploi même si elles gagnent davantage de bénéfices nets (après le paiement des impôts), parce qu’elles préfèrent remplacer des travailleurs par l’intelligence artificielle (robots et autres machines intelligentes), vu que cela leur permet de réduire les coûts de production ainsi que les cotisations sociales. Si les entreprises ne réussissent pas à écouler toute la production, elles cherchent à obtenir des rendements sur les marchés financiers, y plaçant leurs profits en attente d’une relance des activités économiques.

De cette manière, le financement des dépenses publiques devient problématique dans la mesure où ni les entreprises ni les personnes physiques les plus nanties contribuent, comme elles devraient le faire, aux investissements publics, qui dès lors sont limités au détriment de l’ensemble des parties prenantes où se trouvent tant les entreprises que les personnes aisées, même si les plus gros perdants de cette situation sont les individus formant la classe moyenne.

Si la politique était vraiment intéressée au bien commun, elle devrait déplacer la charge fiscale sur les bénéfices que les entreprises placent sur les marchés financiers, à partir desquels rien ne « ruisselle » dans l’économie réelle. Il serait alors possible de financer aussi les assurances sociales, notamment les rentes pour les retraité.e.s et les prestations de l’assurance-chômage, de manière à trouver une solution valide à long terme des deux problèmes socio-économiques les plus importants de nos jours, à savoir, le vieillissement démographique et le chômage involontaire.

Or, ces solutions ne vont pas être mises en œuvre avant 2030, étant donné que les partisans du « moins d’État et plus de marché » vont continuer à dicter les choix publics, confirmant l’observation de Karl Polanyi que le néo-libéralisme n’a pas réduit la présence de l’État dans le système économique mais en a grandement transformé le rôle, qui désormais soutient les élites économiques et financières au détriment de l’intérêt général. Le secteur public a ainsi été « capturé » par des intérêts privés qu’il est désormais facile d’identifier, mais qui restent très difficiles à déraciner avant l’éclatement de la prochaine crise…

Sergio Rossi

Sergio Rossi est professeur ordinaire à l’Université de Fribourg, où il dirige la Chaire de macroéconomie et d’économie monétaire, et Senior Research Associate à l’International Economic Policy Institute de la Laurentian University au Canada.

7 réponses à “Finances publiques et digitalisation

  1. Pour le non économiste que je suis, votre description technique du problème est intéressante, mais peut être aussi inquiétante. Les articles courants sur notre économie de marché (libérale ou néolibérale ?) ne me semble pas en parler. Compte tenu des changements économiques prévisibles en raison des alertes récentes du GIEC et de l’IPBES, une information plus générale dans les médias ne serait elle pas souhaitable ?

  2. En effet cher Professeur Rossi, nous sommes plusieurs économistes hétérodoxes à avoir posé le même constat. A ce propos, j’ai personnellement eu l’occasion de m’exprimer et développer ici-même ce nouveau paradigme.

    Bonjour DELAPLANETE, votre question reste très pertinente et d’une part, comme le dit si bien le professeur Rossi, «les partisans du « moins d’État et plus de marché » vont continuer à dicter les choix publics, confirmant l’observation de Karl Polanyi que le néo-libéralisme n’a pas réduit la présence de l’État dans le système économique mais en a grandement transformé le rôle, qui désormais soutient les élites économiques et financières au détriment de l’intérêt général ».

    D’autre part, le constat a aussi été posé sur le fait que le courant dominant (mainstream) a non seulement handicapé le pluralisme en « science économique et sociale «  mais aussi gangrené à dessein la sphère du quatrième pouvoir. En janvier 2018, sur cette même tribune du Professeur Sergio Rossi, je rebondissais avec ces mots en parlant du syndrome de Stockholm qui frappe justement ce quatrième pouvoir :

    « Bien que j’aurai pu reprendre certains travaux de Noam Chomsky, j’ai choisi pour cet angle une partie du travail de recherche historique issu du fascicule « Les médias en suisse », paru aux éditions LEP, qui offre un point de départ intéressant pour la réflexion: « Dans son ouvrage Psychologie des foules (1895),  Gustave Le Bon (1841-1931) – un des précurseurs des théories des médias – affirme que les individus, lorsqu’ils sont en groupe, raisonnent de manière plus simpliste et sont facilement influençables. Selon lui, un meneur habile peut aisément mettre une foule dans un état proche de l’hypnose. Le Bon ne traite pas directement des médias, mais ses idées ont influencé les théories sur la communication, la propagande et la publicité. Lorsque les médias de masse en sont encore à leurs débuts, Gabriel Tarde (1843-1904) rend les médias responsables de la manipulation que Le Bon attribue au meneur et affirme que l’«âge des foules» sera remplacé par l’«âge des publics», qu’il définit comme une «foule à distance». Les premières études sur les médias en tant que tels et sur leur influence apparaissent dans les années 1920 et appréhendent généralement le phénomène de la propagande. Dans son ouvrage Public Opinion, paru en 1922, Walter Lippmann (1889-1974) étudie la manipulation par les médias et définit le concept de «fabrique du consentement». Il remarque que notre expérience du «monde réel» n’est que très limitée et que notre vision de la réalité se fonde avant tout sur ce que les médias nous en montrent. Toutefois, le prétendu pouvoir d’endoctrinement des médias n’est pas toujours perçu négativement. Harold Lasswell (1902-1978) défend ainsi que la propagande est utile aux démocraties, car elle permet aux citoyens d’adhérer à ce que les «spécialistes jugent bon pour eux ».

    En ce qui concerne à présent la question « des spécialistes », comment ne pas être projeté à nouveau vers Walter Lippmann et à son colloque organisé à Paris du 26 au 30 août 1938 ? Un cercle d’influence auquel participent 26 économistes, entre autres, Hayek, Mises, Rueff, Rüstow, Röpke, et des intellectuels « libéraux ». S’il y fut discuté de la capacité du libéralisme à faire face aux problèmes de l’époque, c’est aussi une des premières fois où les participants s’interrogèrent pour savoir s’il convenait de conserver le mot « libéralisme » ou bien d’adopter celui de néo-libéralisme. Pour l’économiste français François Bilgert, le colloque Walter Lippmann « peut être considéré comme l’acte de naissance officiel du nouveau libéralisme ». Dans la continuité à démolir le modèle keynésien dès le début des années 1930 – et suite au colloque Lippmann – ce n’est qu’à la fin de la seconde guerre mondiale que la société du Mont-Pélerin sera fondée par Hayek et Mises (1947). La première réunion, à laquelle participent trente-six personnalités « libérales » a lieu à l’Hôtel du Parc au Mont-Pèlerin près de Vevey. Ce réservoir d’idées et de promotion du néo-libéralisme fut financé par des banquiers et patrons d’industrie helvétiques (ce même genre de groupes d’influences qui n’a d’ailleurs jamais cessé sa générosité, notamment, auprès des partis politiques suisses).

    Lors de cette réunion d’avril 1947, trois importantes publications des Etats-Unis (Fortune , Newsweek et The Reader’s Digest) y ont envoyé des délégués. Le Reader’s Digest venait d’ailleurs de publier une version résumée d’une œuvre clé de Hayek, « La route de la servitude ». On y trouve notamment le rayonnant passage: « C’est la soumission de l’homme aux forces impersonnelles du marché qui, dans le passé, a rendu possible le développement d’une civilisation qui sans cela n’aurait pu se développer ; c’est par la soumission que nous participons quotidiennement à construire quelque chose de plus grand que ce que nous tous pouvons comprendre pleinement ». Dès lors, en appréhendant la logique de Walter Lippman, je ne peux m’empêcher à percevoir dans le pragmatisme helvétique – érigé comme un temple et dont l’une de ses fondations n’est autre que le quatrième pouvoir – la « fabrication d’un consentement » face à la construction que sera l’ordre nouveau, c’est à dire le néo-libéralisme. Harold Lasswell n’a-t-il jamais défendu « que la propagande est utile aux démocraties car elle permet aux citoyens d’adhérer à ce que les spécialistes jugent bon pour eux » ? Les soi-disant spécialistes de la pensée dominante n’ont-ils jamais porté en eux l’incandescence qui affecte de plus en plus nos démocraties, au point d’en avoir corrompu le capitalisme et saccagé l’intérêt général ? Les tenants du « Public choice » – à raison – postulent que l’État, à l’instar de Dédale, s’est enfermé dans les méandres de sa propre construction. En ce sens, je me pose la question suivante : – Au fil du temps, faute de s’être construit des ailes pour échapper au labyrinthe infernal des chemins de traverse ne conduisant nulle part, comment ne pas percevoir en les médias publics une entreprise Icarienne s’étant finalement brûlée les ailes au soleil de midi ? »

    1. “le pragmatisme helvétique – érigé comme un temple et dont l’une de ses fondations n’est autre que le quatrième pouvoir ”

      Vous pouvez aussi citer le troisième, dont on ne parle jamais est qui est bien plus pernicieux, car qui serait théoriquement celui du rééquilibrage des forces (au moins selon la trilogie), les troisième et quatrième étant phagocytés pour mieux manipuler les deux autres
      🙂

      1. Bonjour Olivier. Merci de votre réaction très pertinente. En reprenant le voyage de Gödel et après avoir croisé Victor Hugo à son retour d’exil de Guernesey, on peut affirmer qu’au 21ème siècle le crime paie encore. Enfin, le crime économico-financier pour lequel le troisième pouvoir a sérieusement apporté sa contribution. Et la Suisse n’échappe malheureusement pas à ce paradoxe (ou changement de paradigme?) bien au contraire. Voici la chronique d’un ami (2013).

        https://michelsanti.fr/analyses/le-crime-paie

        1. “Qui vole un oeuf, vole un boeuf”.

          Hélas, la dérive commence déjà au niveau des avocats et autres Tribunaux de District ou Prudhommes (pour rester en Suisse) 🙂

          “Selon que vous serez puissant ou misérable, les jugements de cour vous rendront blanc ou noir.
          Jean de La Fontaine (1678)

          1. P.S.
            Cuba, même accusé de “crime contre l’humanité”, c’est dire, l’ami Raymon si on nage en plein délire…de la CPI !!!! (cf l’icone Carla.kalach.nikov.ch, statufiée par le bois suisse, comme ma grand-tante, la Gilberte)
            mdr 🙂 🙁 !!!!!

            Golan for ever Donuts 🙂

  3. Cher M. Rossi,

    Merci pour cet article.

    Je rebondis sur le dernier paragraphe, en me posant la question : n’est-ce pas là que se situe le principal problème ? Dans ce que l’on pourrait appeler un “masque terminologique” ? Nous en sommes arrivés à un point, me semble-t-il, où les foules s’accordent à dire que le plus grand ennemi est le mode de pensée que l’on appelle “libéral”, au sens large, alors qu’en réalité, comme vous le suggérez dans votre dernier paragraphe, il y a confusion de cible puisque les politiques monétaires menées par les banques centrales ne sont pas libérales (au sens de l’école autrichienne, par exemple) mais au contraire dirigistes.

    L’école libérale autrichienne disait, en substance : on ne doit rien imposer à personne ; il est hautement probable qu’une ouverture à la concurrence soit favorable pour l’économie, mais toute personne, tout groupe, toute nation, qui refuserait cette ouverture ne pourrait jamais être contrainte, c’est contraire au code de base.

    Et en fait voilà où la confusion sur la nature du libéralisme que l’on pointe du doigt comme l’ennemi commun aujourd’hui devient évidente. Le monde dans lequel on vit est tout sauf un marché ouvert. C’est un marché mis en place, régulé, contrôlé, et dont les bénéfices vont à une caste bien particulière et qui possède ses intérêts propres. C’est un marché mis en place et contrôlé par les banques centrales. On nous dit qu’à l’intérieur de ce marché tout est libre et dérégulé, mais par contre on nous interdit formellement, par des moyens de pression financiers, puis militaires, de nous extraire de ce marché, et de commercer avec qui l’on veut commercer.

    C’est précisément, et fondamentalement contraire à la doctrine libérale originale du laisser-faire… Notre monde ressemble plutôt à un système où l’on dit : vous serez forcés par tous les moyens possibles et imaginables à entrer dans notre marché, avec nos règles du jeu, que l’on pourra moduler et transformer à l’envie, sans rendre de comptes à personne. Et si une nation refuse d’entrer dans la danse, on la détruit, économiquement d’abord, et si cela ne suffit pas, militairement.

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