L’illusion du «taux de chômage naturel»

Cette année marque le cinquantième anniversaire de la publication d’un article scientifique de Milton Friedman qui encore de nos jours dicte les choix de politique économique au plan global. Il s’agit d’un article sur le rôle de la politique monétaire au niveau macroéconomique. Selon Friedman, la banque centrale doit se concentrer sur l’objectif d’assurer la stabilité des prix à la consommation sans vouloir agir sur le taux de chômage, parce que, à son dire, la politique monétaire n’est pas en mesure d’influencer les grandeurs réelles (à long terme). Il n’y aurait donc pas de relation inverse entre l’augmentation des prix et le taux de chômage, qui avait été mise en lumière par William Phillips il y a soixante ans.

L’article de Friedman a avalisé l’idée qu’il existe un «taux de chômage naturel». Ce taux serait par conséquent impossible à réduire par des politiques économiques agissant sur la demande de biens et services. L’augmentation de la masse monétaire par des politiques expansives ne ferait dès lors qu’augmenter les prix à la consommation selon Friedman. Il faudrait plutôt agir du côté de l’offre, par des réformes structurelles sur le marché du travail, afin de réduire le coût unitaire de production – qui est devenu désormais le seul critère pour évaluer la «compétitivité» d’une entreprise et celle de l’ensemble de l’économie.

En fait, déjà Friedman expliquait dans son article de 1968 que «[m]alheureusement, nous n’avons pas encore mis au point une méthode permettant d’estimer avec précision et rapidité le taux de chômage naturel». Cependant, comme cela arrive souvent dans les «sciences économiques», bien des chercheurs ignorent ce qui contredit leur idée (et l’idéologie sous-jacente), afin de proposer des solutions parascientifiques qui satisfont davantage leurs intérêts personnels que ceux de la société dans son ensemble. Il en va ainsi, par exemple, sur le plan de la politique monétaire: aux États-Unis, encore récemment, le gouverneur de la banque centrale affirmait dans un discours officiel qu’«il est important d’essayer d’estimer le taux de chômage [naturel] qui équivaut au niveau d’emploi maximum, car lorsqu’on est constamment en dessous de ce taux, l’inflation augmente».

Le même raisonnement est appliqué à la politique budgétaire: l’État ne doit pas dépenser au-delà des ressources fiscales disponibles, parce que l’endettement public ne comporte aucun bienfait pour l’ensemble de l’économie, même lorsque celle-ci est en difficulté suite par exemple à une crise financière globale.

Cette vision idéologique est profondément ancrée dans la pensée de Milton Friedman et ses disciples continuent de croire au «taux de chômage naturel», utilisant cette croyance aveugle pour empêcher toute relance économique dans le sillage des politiques keynésiennes à l’origine des «Trente glorieuses» années qui suivirent la fin de la Deuxième guerre mondiale.

Pour sortir de la crise, il est nécessaire de changer de perspective et de songer au bien commun.

Sergio Rossi

Sergio Rossi est professeur ordinaire à l’Université de Fribourg, où il dirige la Chaire de macroéconomie et d’économie monétaire, et Senior Research Associate à l’International Economic Policy Institute de la Laurentian University au Canada.

Une réponse à “L’illusion du «taux de chômage naturel»

  1. Bienvenue en Autocratie !

    Les « Élites politico-économiques » n’ont-elles pas une fâcheuse tendance à l’autisme ? Si le développement du capitalisme dans sa phase industrielle reposait sur l’expansion de la production – le capital devait être alloué en partie à des investissements productifs, c-à-d qui permettent d’augmenter la capacité de production, par exemple, l’achat de machines plus performantes ou la construction de nouvelles usines (…) – avec le processus de financiarisation de nos économies modernes suite aux bouleversement induits par les décisions politico-économiques menées dans les années 1970/1980, le capital n’a plus à passer par le détour de la production pour fructifier ; sa simple circulation engendre une création de capital neuf. L’investissement à court terme devient ainsi la norme et c’est la spéculation qui fait augmenter la valeur d’un actif. Posséder un actif financier, c’est posséder le droit sur un revenu futur, obtenu par une fluctuation de la valeur de cet actif que génère la spéculation. Or, pour continuer de croître, la finance doit créer davantage de monnaie (en octroyant des prêts) et transformer de nouveaux flux d’argent en actifs financiers (par exemple en titrisant des dettes en titres revendables sur les marchés). Ce faisant, étudier, travailler, consommer, épargner, prendre sa retraite, diriger une entreprise, etc. sont autant de réalités qui tendent à être financiarisées. Loin d’être deux sphères déconnectées, les flux d’argent associés à cette « économie réelle » (la production, le rapport salarial, la consommation et l’épargne) tendent à être captés par la finance et ses disciples…

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    Dans cette logique de compétitivité totalement financiarisée, la stagnation des salaires est, elle, compensée par le recours au crédit à la consommation, qui devient ainsi un pilier de la croissance économique et une illusion de richesse pour « la masse exploitable et corvéable ».

    Question de « spoliation économique », quelqu’un aurait-il fait référence à une injustice notoire?

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    Toujours dans cette logique de profit sans foi ni loi, hormis celle des marchés financiers toujours qualifiés d’efficients selon les monétaristes et les économistes orthodoxes ; les banques centrales n’ont-elles pas pour objectif ultime la maîtrise des pressions inflationnistes ? Le plein emploi est en effet un écueil pour elles car un taux de chômage bas incite souvent les travailleurs et les syndicats à faire jouer la règle de l’offre et de la demande, c-à-d à réclamer des augmentations de salaire qui auront pour corollaire… une accélération de l’inflation. Si les banques centrales ne le reconnaîtront jamais (comme le précisait un ancien conseiller de banques centrales) : « elles ont naturellement tendance à remonter leur taux d’intérêt dès lors que la conjoncture s’améliore, afin de maintenir le chômage à un niveau tel que les salaires soient toujours sous contrôle. Pourquoi ? D’une part afin de pouvoir afficher leur succès dans leur mission en termes de stabilité des prix. D’autre part pour préserver le capital et les épargnants, ayant, comme on le sait, horreur de l’inflation. Enfin et surtout, pour ne pas trop entamer les profits des entreprises, et donc pour soutenir les marchés boursiers. »

    Lorsqu’on connaît un tant soi peu les (hypo) thèses d’Edmund Phelps et de Milton Friedman dans les réformes structurelles visant à agir sur l’offre de biens et de services par la déréglementation du marché du travail, et les attentes de ces dernier envers l’État, il est toujours aussi jouissif de se rappeler les propos de Ronald Reagan lors de son investiture, le 20 janvier 1981 : « l’État n’est pas la solution à notre problème, l’État est notre problème ». Ainsi, l’on comprend mieux que derrière une idéologie dominante, la doctrine du « moins d’État et plus de marché » reste la norme des économistes mainstream. En ce sens, ces détracteurs de l’État peuvent à présent le remercier d’avoir travaillé pour eux. Et comme Keynésien, il m’est amusant à mettre en relief un certain constat avec celui de Ricardo et Marx, qui prétendaient que le système capitaliste réalise ses profits en maintenant en permanence une « armée de réserve de chômeurs ». Tout comme il est aussi amusant de ressortir du tiroir le sentiment ironique de Joseph Stiglitz, lorsqu’il parle du concept du « chômage naturel » selon Milton Friedman : « Ce fut comme si un édit royal établissait le taux naturel comme une nouvelle constante universelle ».

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