Travailler moins pour (faire) travailler tous

Il y a deux parallélismes importants entre le travail et le revenu national. Le premier concerne leur lien de causalité, c’est-à-dire que le revenu est produit par le travail humain. Ni les robots ni les équipements de toute sorte ne peuvent être à l’origine d’une valeur ajoutée, parce qu’ils sont eux-mêmes le résultat du travail humain, qui est le seul véritable facteur de production comme l’avait déjà expliqué J.M. Keynes dans sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie. Le deuxième parallélisme entre le travail et le revenu est donné par le fait que tous les deux sont distribués de manière fort inéquitable et très problématique dans l’ensemble du système économique. À côté des chômeurs de tout genre, qui pourraient et souhaiteraient travailler, il existe beaucoup de personnes qui, en réalité, travaillent trop longtemps ou intensément – contrairement à leur souhaits. Les cas de «burn out» sont de plus en plus fréquents et engendrent des souffrances et des coûts énormes pour les individus et la société dans son ensemble.

La solution à ces problèmes sur le marché du travail – qui ont un impact négatif sur les dépenses de consommation et, de là, sur l’activité économique – fut suggérée dans les années 1930 par le patron de FIAT, Luigi Einaudi, qui, en tant qu’entrepreneur dans la branche de l’automobile, avait bien compris le fonctionnement du système économique. Einaudi proposa de «travailler moins pour travailler tous» afin d’éviter la chute des dépenses de consommation induite par le chômage. Si à son époque cela pouvait paraître une hérésie, de nos jours même un pays où domine l’éthique protestante devrait s’activer afin de mettre en pratique la proposition de L. Einaudi, ne serait-ce que pour soutenir les entreprises tournées vers le marché domestique.

Suite au processus de digitalisation croissante des activités économiques, en effet, le nombre de places de travail diminuera de plus en plus dans l’ensemble de l’économie nationale. Cela aura pour conséquence, entre autres, une polarisation toujours plus marquée de la distribution du travail et des revenus sur le plan macroéconomique. Si dès lors l’on veut vraiment éviter la prochaine crise de surproduction ou de sous-consommation, il faudra nécessairement travailler moins pour faire travailler tous.

Il sera néanmoins aussi nécessaire de reconnaître qu’une partie très importante du travail effectué par les êtres humains n’est aucunement rémunérée en l’état. Il suffit de penser au travail fait au sein de son propre ménage et aux activités de volontariat, qui contribuent indirectement à la formation du produit intérieur brut. Il faudra également prendre en compte que la digitalisation des activités économiques fera augmenter le chômage et empêchera le financement des politiques sociales avec les seuls revenus du travail. Les partisans d’un revenu de base inconditionnel seront donc de plus en plus nombreux à l’avenir, au fur et à mesure que l’évidence empirique sera incontournable à cet égard.

Sergio Rossi

Sergio Rossi est professeur ordinaire à l’Université de Fribourg, où il dirige la Chaire de macroéconomie et d’économie monétaire, et Senior Research Associate à l’International Economic Policy Institute de la Laurentian University au Canada.

3 réponses à “Travailler moins pour (faire) travailler tous

  1. Le pari démissionnaire des sciences molles ? « Sciences politiques » vs « Sciences économiques » 

    Pour les néolibéraux, le marché du travail devrait fonctionner exactement comme les autres marchés : ajustement de l’offre et de la demande par les prix. Or le travail est encadré par la lourdeur des législations (salaire minimum, obtention d’un permis de travail, filet social obligatoire, indemnités de licenciement, restrictions sur les mises à pied et délais d’avis, limitations des heures d’ouvertures des commerces, assurance-chômage et autres indemnités) qui augmentent considérablement le coût de la main d’œuvre et qui fausse le marché, toujours selon doctrine néolibérale.

    Les marxistes, quant à eux, nous apportent un élément de réponse avec la théorie de la destruction du travail par le capital : la tendance du capitalisme est de remplacer la main-d’œuvre par le capital pour augmenter le profit. Ceci se fait forcément au détriment de l’emploi. Par conséquent, l’existence du chômage est une bonne chose pour les « patrons » car elle engendre la baisse du coût du travail. D’ailleurs, Karl Marx ne parlait-il pas déjà de « l’armée de réserve de travailleurs », développé dans le chapitre 25 de son ouvrage Das Kapital?

    Arrêtons-nous à présent sur Jean Charles Léonard Simonde de Sismondi. Cet économiste suisse, d’abord influencé par Adam Smith, embrassa la cause libérale et fréquenta les salons de Madame de Staël au sein du Groupe de Coppet (avant que ses théories n’entachent la constellation de Coppet). Son adhésion au libéralisme économique de Ricardo et Smith prendra fin en 1819 avec la publication des Nouveaux principes d’économie politique. Pour la première fois, un économiste évoque une nécessaire redistribution des richesses. Selon lui, loin d’assurer le bien-être de tous, le libéralisme économique accroît la misère des travailleurs parce que la concurrence exerce une pression à la baisse sur les coûts de production, et donc sur les salaires également, puis, le rythme élevé du progrès technique fait que les anciens résistent en bradant les prix et donc les salaires. Ajouter de la valeur c’est ajouter du capital fixe, des machines, des entrepôts, des forces aveugles de la nature qui ont été redirigées par l’intelligence et l’habileté qui sont autant de richesse future. Ce capital ne produit que s’il est fécondé par le travail, qui le met en mouvement. Sismondi ajoutera que le surplus et le profit sont accaparés par les riches, qui sont propriétaires du capital et de ce fait peuvent décider seul du partage de la valeur ajoutée, et de la richesse. En ce sens où de nos jours la vélocité du capital n’a plus rien de comparable au facteur travail pour fructifier, le travail (comme facteur de production) tend à disparaître .

    Le macroéconomiste de Cambridge, John Maynard Keynes, n’avait-il pas prédit, dès 1938, en estimant qu’avec l’augmentation de la productivité due aux machines, il suffirait en l’an 2000 que chacun s’astreigne à trois heures de travail productif par jour pour que chacun subvienne à ses besoins ? Pourtant on travaille toujours au moins 35 heures par semaine dans nos sociétés modernes, et la valeur-travail se porterait plutôt bien selon certains avis bien tranchés – alors qu’on devrait dire que la valeur-travail s’accroche autant que faire ce peut. Pourquoi donc s’inquiéter ? Si l’Histoire a pour l’instant démenti le pronostic de John M. Keynes, c’est que tout n’était pas aussi simple. Tout d’abord, si l’évolution technique détruit des emplois, elle en fabrique en contrepartie selon le précepte schumpétérien de la « destruction créatrice ». Or, bien que l’économie digitale va temporairement pulvériser des pans entiers de l’économie marchande, en parallèle du progrès technologique et de l’innovation disruptive, que la nouvelle génération silencieuse (Z) et la génération (X) vivent déjà – à leur manière – une mise à la marge du monde du travail ; ce dernier n’arrêtant pas de se complexifier et le travail de se diviser, alimentant ainsi la « machine capitaliste » d’emplois de plus en plus précaires, pour ne pas dire des « Jobs à la c.n » en paraphrasant l’anthropologue américain David Graeber, alors oui…il y a en effet de quoi véritablement s’inquiéter sur les défis de demain laissés aux mains de la « science politique ».

  2. Avant les Politiques c’est d’abord les Entreprises qui doivent agir. En 2018 celles qui font le geste de répartir le travail sont rares. On pourrait imaginer des Entreprises responsables qui permettraient à un ancien de diminuer son temps de travail par exemple à 20% à 60 ans, à 30% à 62 ans, à 50% à 63 ans et ainsi de suite sans trop perdre au même pilier. Ainsi il pourrait former le jeune qui vient en suite tout en finissant sa carrière tranquillement. L’expérience serait conservée. Tous seraient gagnants: l’Entreprise, le futur retraité, le nouvel employé, la société.
    Aïe Aïe je viens de me réveiller!
    Moi je me fais des soucis pour le futur laissé aux mains de “Managers” payés et intéressés qu’au chiffre d’affaires qui génère des bénéfices (réels ou fictifs), donc des bonus. La Société et les dérives que donnent ce genre de raisonnements à long terme ne les intéressent pas; ils pensent et réfléchissent à court terme. Comme certains “jeunes” qui oublient que certaines facilités normales aujourd’hui, peuvent vite disparaître. Elles ont été initiées par des gens, d’une autre génération, qui réfléchissaient et se comportaient en pensant au long terme.

    1. La financiarisation de nos économies modernes et le Court-Termisme mis au pilori par un ex-formateur des prix !

      [« Chacun devrait se convertir au long-termisme et mettre sa vie quotidienne en conformité avec ce nouveau mot d’ordre. Jacques Attali suggère que nous nous imaginions à chaque instant devant un parterre de représentants des générations futures en train de juger nos actions. Excellent conseil !
      Nous ne sommes pas assez nombreux à vouloir le faire, mais imaginons qu’une masse critique puisse être atteinte, une perspective à long terme émergerait-elle pour autant de la somme de nos comportements devenus vertueux ? Il est hélas permis d’en douter. Essentiellement parce que le Court-Termisme est désormais boulonné dans la logique-même de nos économies.

      Qui l’y a mis ? Les règles comptables et les nouvelles pratiques financières que nous nous sommes donnés. « Nous » est bien entendu une façon de parler : la rédaction des règles comptables en particulier a été abandonnée par les États à des organismes privés (le FASB pour les États-Unis, l’IASB pour le reste du monde). La comptabilité moderne a évolué en trois étapes : 1) au début du XIXe siècle, des bénéfices n’étaient comptabilisés que lorsqu’ils étaient véritablement apparus ; 2) au milieu du XIXe siècle, on faisait apparaître prématurément des bénéfices en « enkystant » le passif, et ceci, n’est-ce pas, pour ne pas décourager les petits investisseurs ; 3) dans les années 1980, on se mit à distribuer des bénéfices anticipés (« marking-to-market ») – Y a d’la joie !

      Résultat : on partage désormais entre soi la moindre ombre de bénéfice et s’il manque de l’argent pour des choses accessoires comme refinancer l’entreprise ou la recherche et le développement, eh bien, on l’emprunte ! Dans les années 1975, le cabinet d’études McKinsey s’attaqua à un problème d’envergure : les intérêts des investisseurs et des dirigeants des grosses entreprises n’étaient pas alignés : d’une certaine manière ce que les uns obtenaient dans le partage des bénéfices, les autres en étaient privés. Cet antagonisme larvé bénéficiait aux salariés. Il y avait donc là un problème urgent à résoudre ! et McKinsey & Co le résolut. Les dirigeants des entreprises se verraient attribuer des options sur l’achat d’actions de leur compagnie au cours du jour où ces « stock-options » leur seraient attribuées. Si le cours de l’action grimpait, ils bénéficieraient de la hausse en fonction du nombre de leurs options.

      Les dirigeants, tout comme les actionnaires, auraient dorénavant les yeux fixés sur le cours des actions de l’entreprise, s’efforçant de booster son bilan de trimestre en trimestre par tous les moyens possibles et par la « comptabilité créative (imaginative !) » en particulier. Le court-termisme était désormais inscrit dans l’économie : McKinsey avait réussi ! l’avenir avait été entièrement sacrifié au présent ! »]

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