La Fed soudoyée par la finance de marché

Au début de ce mois, Janet Yellen a dû laisser le fauteuil à Jérôme Powell en tant que président de la Réserve fédérale (Fed) – la banque centrale états-unienne. Donald Trump avait décidé, en novembre 2017, de remplacer une “colombe” par un “faucon” en ce qui concerne leur attitude en matière de réglementation financière (bien davantage qu’au sujet de la conduite de la politique monétaire américaine).

Ce changement majeur à la tête de la plus importante banque centrale au monde (au vu du rôle joué par le dollar états-unien dans l’économie globale) doit faire réfléchir toutes les personnes qui sont lésées par les choix de politique monétaire. Les réflexions les plus importantes sont au nombre de deux.

D’une part, en nommant Powell à la présidence de la Fed, Trump a indiqué qu’il est possible de donner le levier monétaire à quelqu’un qui n’a jamais fait d’études en sciences économiques. Powell, en effet, a une formation de juriste, qui lui a permis de travailler dans le secteur financier pour une trentaine d’années au niveau managérial. Ce n’est donc pas l’expérience dans le secteur financier qui lui manque, mais plutôt la connaissance approfondie de l’analyse et de l’histoire de la pensée économique. Il est vrai que les décisions de politique monétaire de la Fed sont prises par un comité formé par onze autres personnes, en plus du président de la banque centrale américaine. Il reste, toutefois, que l’influence (du moins informelle) de son président a un certain impact sur les discussions et les choix de politique monétaire aux États-Unis – donc indirectement dans le reste du monde, considérant le rôle du dollar états-unien.

D’autre part, la nomination de Powell montre (une fois de plus) l’ampleur du pouvoir politique des institutions financières. Il n’est pas difficile de comprendre que les décisions de politique monétaire, aux États-Unis comme ailleurs, ont un impact considérable sur la répartition du revenu et de la richesse dans l’ensemble du système économique. Par exemple, la réduction des taux d’intérêt décidée à plusieurs reprises par les principales banques centrales durant les dix dernières années a induit une plus forte concentration du revenu et de la richesse aux mains de la classe supérieure, au détriment de la croissance économique et de la cohésion sociale.

Pour les institutions financières états-uniennes, qui s’intéressent de manière prépondérante (si pas exclusivement) aux riches, il sera désormais plus facile d’engranger des profits, si Powell (comme cela apparaît fort vraisemblable) utilise tout son pouvoir afin d’édulcorer les réglementations qui ont été défendues avec acharnement par Janet Yellen sous la présidence de Barack Obama, afin d’éviter la prochaine crise financière d’ordre systémique.

Il conviendra de rappeler que les choix de politique monétaire sont plus un art que le résultat d’une analyse scientifique rigoureuse et approfondie. Ce ne sera pas certainement Powell à pouvoir convaincre du contraire.

Sergio Rossi

Sergio Rossi est professeur ordinaire à l’Université de Fribourg, où il dirige la Chaire de macroéconomie et d’économie monétaire, et Senior Research Associate à l’International Economic Policy Institute de la Laurentian University au Canada.

3 réponses à “La Fed soudoyée par la finance de marché

  1. Économie spéculatrice et Crony Capitalism?

    On se souvient encore du « Triomphe de la cupidité » de Joseph Stiglitz, ce prix Nobel d’économie qui précise en page P.47 de son ouvrage qu’«une réglementation laxiste sans argent bon marché n’aurait peut-être pas conduit à une bulle (réf. du subprime). Mais l’important c’est que l’argent bon marché avec un système bancaire bien géré ou bien réglementé aurait pu conduire à une expansion». Par analogie, comment ne pas revenir aussi sur le phénomène du « Moral Hazard » soulevé en P.231, lorsqu’il fait référence aux différents sauvetages publiques? « Ce renflouement et ses nombreux prédécesseurs des années 1980,1990 et des premières années 2000 ont envoyé un signal fort aux banques : n’ayez pas peur des prêts qui tournent mal, l’État ramassera les morceaux ».

    Alors même que la loi Sarbanes Oxley, dénommée « Public Company Accounting Reform and Investor Protection Act of 2002 », fut adoptée par le congrès américain en juillet 2002, c’est en faisant appel à l’expertise de Joseph Stiglitz, cette même année, et suite aux dénonciations de parlementaires républicains américains à l’instar des deux candidats à la présidentielle de 2008 – qui dénonçaient la politique des « Governement Sponsored Enterprises » consistant à cautionner sur demande des Démocrates les crédits immobiliers aux ménages insolvables et ceci malgré le danger de défaillance du système bancaire que cela représentait – que les deux organismes à caution publique Fannie Mae et Freddie Mac mandatent Joseph Stiglitz pour répondre à ces attaques. Ce dernier publiera un rapport qui conclura à leur quasi absence de risque de défaillance, affirmant qu’ils disposaient de suffisamment de capital.

    Une conclusion qui, pourtant, n’anticipa ni les coups d’avance de l’ingénierie financière – encouragés par la mise à mort d’une partie essentielle des dispositions du « Glass-Steagall Act de 1933 », via son abrogation au travers du « Gramm-Leach-Bliley Act Financial Services Modernization Act de 1999 », loi américaine votée par le Congrès dominé par une majorité républicaine et promulguée par l’administration Clinton, dont le président démocrate ne jugea opportun à faire usage de son droit de veto) – ni « l’exubérance irrationnelle » qui gagnait les acteurs de l’économie de marché et des marchés financiers qui furent – après le retournement de la bourse avec la chute de l’indice Nasdaq à plus de 70 % et l’indice S&P500 à plus de 50 % de mars 2000 à octobre 2002 – alimentés d’argent à bon marché grace à la courroie de transmission de la politique monétaire laxiste et conduite par celui que Wall Street nommait « le Maestro ». Alan Greenspan, cet économiste des économistes fit donc chavirer le taux directeur de la Fed ancré à 6.5 % en 2000 jusqu’à 1 % le 25 juin 2003 ; mais comme tout ce qui descend fini par remonter et qu’un « hawk » se focalise sur la stabilité des prix, le resserrement monétaire vit le taux directeur de la Fed évoluer successivement de 1 % à 5.25 % le 29 juin 2006.

    Un certain corpus d’Elites a très bien saisi qu’avec la financiarisation de nos économies modernes, le capital à une vélocité de circulation inégalable à celle du travail, et qu’à lui seul, le capital est à même de s’accroître – par le truchement des bourses et/ou des mesures non conventionnelles des banques centrales – sans une juste mobilisation du facteur travail. Comme le soulève bien un macroéconomiste et ancien conseiller de banques centrales de pays émergents : « la vocation première des bourses était de mettre les pourvoyeurs de capitaux en relation avec les sociétés ayant besoin de leurs liquidités. Alors que les investisseurs sont supposés percevoir une participation au développement de l’entreprise en contrepartie du risque assumé en mettant leurs capitaux à sa disposition, le contexte des taux très bas – voir négatifs – stérilise de facto toute la palette des investissements. La dépendance accrue des entreprises à ces détenteurs de liquidités – préoccupés par obtenir du rendement sur le court terme – opère une redistribution en profondeur des ressources, tout en contraignant les sociétés à modifier leur stratégie voire leur façon de diriger et de gérer leur outil de travail. Le chef d’entreprise et son directeur financier sont progressivement devenus des pourvoyeurs de revenus réguliers au détriment de l’investissement et bien-sûr de l’emploi. De même pour les banques centrales qui constatent que leur politique, souvent agressive, de taux d’intérêts proches du zéro – loin de forcer la main des entreprises pour placer sur le long terme – conduit celles-ci à opter au contraire pour des instruments privilégiant la liquidité à court, voire à très court terme ».

    1. 01 juin 2018 : Un futur Oscar risque bien d’être décerné à Jérôme Powell pour son rôle de « spin-doctor » dans « bullshit artist » ! La nomination de Powell montre (une fois de plus) l’ampleur du pouvoir politique des institutions financières.

      [Dix ans après le début de la crise financière, la Fed (Réserve fédérale) a proposé, mercredi 30 mai 2018 d’assouplir l’une des principales règles qui avaient été adoptées pour empêcher les banques de prendre des risques boursiers trop importants. La Banque centrale américaine veut s’attaquer à la règle Volcker, qui interdit aux banques de détails de faire des paris boursiers pour leur compte avec l’argent des déposants. La nouvelle mouture du texte viendrait « simplifier » la mesure pour la rendre « plus efficace », d’après Jérôme Powell, le nouveau président de la Fed, nommé à ce poste le 5 février 2018 par Donald Trump.

      https://www.wsj.com/articles/fed-floats-changes-to-volcker-rule-on-big-bank-trading-restrictions-1527705603

      La règle Volcker partait d’un bon sentiment : éviter que les contribuables ne paient pour les risques inconsidérés des banquiers. Avant 2008, les banques pouvaient utiliser l’argent de leurs clients – et qui était garanti par l’État – pour boursicoter à leur guise et faire des profits. En cas de perte, l’État intervenait pour rembourser les déposants. C’est ainsi que, durant la crise, les banques ont réussi aux États-Unis (et sur le Vieux Continent) à faire éponger une partie de leur dette par les contribuables.

      Mais l’interdiction édictée par la règle Volcker n’est toutefois pas absolue. Les banques peuvent toujours avoir recours à l’argent des clients, s’il est utilisé à leurs profits ou pour couvrir un pari risqué fait avec les fonds propres de l’établissement. D’où le problème : ces exceptions peuvent entraîner des audits et contrôles à répétition pour établir si les opérations boursières sont faites dans le respect de la règle Volcker. Les banques ont utilisé le prétexte du casse-tête des tracasseries administratives pour contester le bien-fondé de cette mesure. Ainsi, la règle Volcker, érigée en symbole de l’effort de la réforme bancaire d’Obama de 2010 pour protéger les contribuables contre les excès de la finance, n’est entrée en vigueur qu’en 2015 après d’intenses tractations pour en définir précisément le champ d’application. La règle Volcker 2.0, voulue par la Fed, limiterait les contrôles auxquels sont soumises les banques. Ces dernières auraient aussi moins de preuves à fournir pour établir la légitimité d’une opération boursière. C’est donc un assouplissement en bonne et due forme des règles de régulation bancaire qui est proposé par la Fed. Ce n’est pas le premier. Le Congrès a voté, le 22 mai 2018 une annulation partielle de la réforme bancaire 2010. Cette autre victoire pour Wall Street prévoit qu’il n’y aura plus désormais qu’une dizaine de très grandes banques qui seront soumises à l’intégralité des contrôles établis après la crise financière de 2010]

      https://www.nytimes.com/2018/05/22/business/congress-passes-dodd-frank-rollback-for-smaller-banks.html

  2. Jerome Powell n’est pas (macro)économiste. Soit. Mais est-ce une telle innovation ? Après tout, il n’y a pas besoin de traverser l’Atlantique pour trouver un non-économiste à la tête d’une banque centrale d’importance significative. Philipp Hildebrand par exemple, était docteur en relations internationales, ce qui le rapproche peut-être plus de la formation d’un économiste, mais n’en fait pas un expert des politiques monétaires, du moins à priori. Je me trompe ?

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