L’effet de ruissellement est un leurre idéologique

Le Canton du Tessin veut réduire la pression fiscale sur les hauts revenus ainsi que sur le capital des entreprises afin de relancer l’activité économique. Or, cette politique n’induira aucun bienfait pour l’économie tessinoise car les catégories de contribuables concernés par ces allègements fiscaux n’augmenteront pas leurs dépenses au sein de cette économie. Les montants épargnés par ces contribuables sont en fait placés sur les marchés financiers, sans aucun effet de ruissellement pour les personnes physiques ou morales qui se trouvent au Tessin. Aucune entreprise ne voudra jamais investir afin d’augmenter sa propre capacité de production lorsqu’il existe (comme il est désormais évident) une offre excédentaire sur le marché des produits, suite aux énormes inégalités de revenu et de richesse au niveau tant local que global.

Il y a toutefois des entreprises situées dans des niches de marché échappant à ce problème, par exemple grâce à des brevets ou des produits haut de gamme qui ne souffrent ni de la mauvaise conjoncture ni des taux de change d’une monnaie forte comme le franc suisse. Il ne s’agit pas uniquement des grandes entreprises transnationales, comme les «big-pharma» en Suisse, mais aussi de petites ou moyennes entreprises avec un attachement historique au territoire cantonal. Pour ces entreprises, l’État pourrait facilement introduire des incitations qui réduisent la pression fiscale sur les bénéfices qu’elles investissement réellement, créant des places de travail et des recettes fiscales au sein dudit territoire.

Au lieu de réduire la charge fiscale sur les hauts revenus et sur le capital des entreprises qui évitent d’investir dans son territoire, l’État doit inciter les entreprises à soutenir l’économie locale. Pour ce faire, il faut que les autorités politiques prennent conscience de la nécessité de repenser sur le fond l’approche aux questions d’ordre macroéconomique. Le Canton du Tessin (entre autres) doit augmenter les dépenses publiques visant à soutenir l’ensemble de l’économie, attirant ainsi de réels investissements privés dans cette même économie. Les recettes fiscales supplémentaires qui en découleront pourront alors être en partie utilisées pour offrir des incitations fiscales aux entreprises innovantes qui investissent afin de créer un véritable cercle vertueux pour le bien commun.

Ces incitations peuvent être des crédits d’impôt, des subsides bien ciblés ou n’importe quel autre allègement fiscal dont l’objectif doit être principalement d’ordre macroéconomique. Il ne s’agit en réalité pas uniquement d’une question éthique ou de responsabilité sociale des entreprises par rapport au territoire où elles sont actives, mais d’une question qui touche à l’ensemble de l’économie, étant donné que tout investissement engendre un revenu national. Ceci élargit l’assiette fiscale et, en général, aussi le niveau d’emploi et de bien-être dans le système économique. L’objectif de toute activité économique devrait être celui-ci au lieu de la maximisation des rentes financières de très court terme au détriment de l’intérêt général à long terme.

Sergio Rossi

Sergio Rossi est professeur ordinaire à l’Université de Fribourg, où il dirige la Chaire de macroéconomie et d’économie monétaire, et Senior Research Associate à l’International Economic Policy Institute de la Laurentian University au Canada.

2 réponses à “L’effet de ruissellement est un leurre idéologique

  1. Les dogmes n’en finissent plus de nous étonner, en effet, cher professeur.

    Bien que nos économies modernes – en occident – se confrontent à des phénomènes impactant directement la demande agrégée, les élites y répondent systématiquement au moyen de boîtes à outils néo-libérales ou ordo-libérales. Les partisans du « trickle down » n’ont-ils pas été désavoués par les résultats issus du groupe de travail du FMI en 2015 ou encore ceux prévalant en 2014 et produit par l’OCDE ? Toujours dans la question de « l’alibi du  ruissellement », ne trouve-t-on pas aussi quelques stratagèmes hérités outre atlantique et mis en évidence par les travaux de William Lazonick – économiste de l’université du Massachusett- intitulés « Profits Without Prosperity », qu’il faille à tout prix persister sur la voie de la pensée dominante ? C’est pourtant avec ce même genre de comportement privilégiant une caste que le rôle de l’État se délite au profit de la loi du marché. De la même manière, « le hochet » d’Arthur Laffer a souvent créé une véritable dichotomie de la dime entre Capital et Travail et/ou entre personnes morales et personnes physiques, pourtant, qui peut raisonnablement aujourd’hui encore ignorer que la seule circulation du capital suffit à le faire fructifier à contrario du travail qui, lui, tend à disparaître ? La vélocité de ce phénomène amène donc l’État à revoir la copie de ses propres contraintes en reportant la prime de risque sur ses administrés – la baisse des dépenses du filet social en étant une parfaite illustration – ou en abandonnant les PME à leur sort. Dans le débat théorique dominant, non seulement la « Supply-side economics » a justifié la réduction des dépenses publiques (neutralisant par effet de manche une relance via le levier budgétaire) mais la courbe de Laffer a induit au sein de la même pensée dominante une allergie fiscale comme Say et Smith l’ont fait avant lui. Se pose alors la question : Dans leurs prérogatives, les Etats font-ils face à une crise des recettes ou des dépenses ? Nos économies modernes – et occidentales – ne sont-elles pas finalement confrontées à une« Supply-side economics » à bout touchant ?

    Si la « théorie » de Laffer est néanmoins recevable dans le cadre de l’hypothèse ceteris paribus, les études empiriques tentant de vérifier cette relation aboutissent à des résultats plus que controversés. Il est donc difficile de faire une étude empirique sérieuse car d’autres facteurs entrent en jeu, comme les besoins de l’État qui peuvent être différents ou non constants; la structure des prélèvements obligatoires et la façon de les percevoir par la population; l’histoire fiscale du pays, et le niveau habituel des prélèvements pour ce pays; la confiance dans l’avenir et le contexte économique général; le niveau de prise de risque par les investisseurs et les entrepreneurs ; le défit démographique du vieillissement des populations au regard des systèmes de pensions (…) En effet, la maxime du « trop d’impôts tue l’impôt » n’est pas une systématique à appliquer au pied de la lettre !

    D’ailleurs, les cas du Royaume-Uni (sous Thatcher en 80) et Américain (sous Reagan) sont très révélateurs. Après l’économie vaudou de Reagan, les effets des baisses d’impôts ont créé des déficits fiscaux alors que sous Thatcher, quelques années après, les mesures ont entraînée une hausse des rentrées fiscales. Toujours sous l’administration Reagan, certes, l’économie américaine a rebondi rapidement de 1979 à 1982, mais la majorité des économistes sont plutôt d’avis qu’il s’agit du résultat de la baisse des taux d’intérêts mis en place par la Réserve Fédéral et non pas les incitatifs fiscaux. Enfin, en 2003, l’administration Bush décida une baisse d’impôts et les recettes fiscales augmentèrent comme sous Thatcher dans les années 80. Enfin, si le monétarisme s’est imposé dans l’argumentaire des politiques de lutte contre l’inflation et les modèles néo-walrasiens ont fourni les hypothèses favorables à la réduction du coût du travail, que les théories néo-institutionnalistes ont expliqué les fusions acquisitions des grands groupes en termes d’efficience organisationnelle, il n’en demeure pas moins qu’en dépit des apparence cohérentes, les politiques néo-libérales en place depuis les années 1970 n’ont pas toujours atteint leurs objectifs, pire, elles se sont même avérées contradictoires les unes avec les autres lorsqu’elles furent appliquées simultanément.

    Si, comme keynésien, je partage votre chronique et sa conclusion, je ne cesse à m’interroger de savoir si, finalement, nos politiques ne visent pas plutôt – depuis quelques lustres déjà – la pérennisation de leurs rentes de situation au détriment de l’intérêt général.

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