Le paradoxe de l’épargne

Les économistes orthodoxes ne cessent de croire et de faire croire que l’épargne est nécessaire pour financer des dépenses d’investissement. De là, ils prétendent qu’il faut réduire l’imposition fiscale de l’épargne et (si besoin en est) augmenter l’impôt sur la consommation (par exemple la taxe sur la valeur ajoutée). Le message sous-jacent est parfaitement clair: il faut encourager l’épargne car c’est la condition sine qua non de l’investissement, qui assure la croissance économique et si possible la maximisation du niveau d’emploi, avec par conséquent la réduction du déficit budgétaire et, à terme, l’assainissement des finances publiques.

Cette croyance est logiquement fausse et l’évidence empirique ne fait que confirmer cela. Comme J.M. Keynes l’avait déjà expliqué en 1936, l’augmentation du taux d’épargne des ménages réduit, au lieu de faire augmenter, le niveau d’investissement des entreprises. C’est ce qu’il a appelé le «paradoxe de l’épargne», étant donné que, pour un individu quelconque, il est nécessaire d’épargner avant d’engager une dépense d’investissement – comme l’achat d’une maison ou d’un appartement.

Or, ce qui est vrai au niveau individuel n’est pas forcément vrai pour le système économique dans son ensemble. Ce fameux «paradoxe de l’agrégation» a été mis en lumière par P. Samuelson dans les années 1940, mais, tout comme le «paradoxe de l’épargne», il a été oublié par la suite au sein de la communauté des économistes, obnubilés par les modèles mathématiques qui permettent d’«agréger» les données – qui sont récoltées sur le plan individuel – pour en faire des «agrégats», qui sont censés être valables au niveau macroéconomique (à savoir, pour l’ensemble du système économique).

Si l’ensemble des ménages (ou une large partie de ceux-ci) augmente leur épargne, cela signifie ipso facto qu’ils réduisent leurs dépenses de consommation. Dès lors, les entreprises auront des difficultés accrues pour vendre leurs biens et services sur le marché des produits, avec à la clé une diminution (plutôt qu’une augmentation) des investissements dans le processus de production. Les profits des entreprises iront alors chercher des rendements à très court terme sur les marchés financiers – avec des placements spéculatifs qui n’ont rien à voir avec la dépense d’investissement proprement dite. Comme l’avait déjà expliqué Keynes dans sa Théorie générale de l’emploi, de l’intérêt et de la monnaie, «la spéculation consiste à prévoir la psychologie du marché [tandis que] l’investissement implique de prévoir les recettes futures d’une activité quelconque pendant toute sa durée».

Les économistes qui prônent la réduction de la charge fiscale sur les patrimoines des ménages, sous le prétexte que cela favorise l’épargne et, de là, l’investissement nécessaire pour la croissance économique, sont donc en porte-à-faux avec la réalité – sauf celle qui les concerne sur le plan personnel vraisemblablement…

Sergio Rossi

Sergio Rossi est professeur ordinaire à l’Université de Fribourg, où il dirige la Chaire de macroéconomie et d’économie monétaire, et Senior Research Associate à l’International Economic Policy Institute de la Laurentian University au Canada.

2 réponses à “Le paradoxe de l’épargne

  1. Bonjour Ignace,

    Pour l’anecdote venant appuyer ce brillant (et courageux) billet de l’éminent Professeur Sergio Rossi, voici deux passages de mon commentaire ressortit de mon “hémérothèque” et adressé à un ancien conseiller de banques centrales (Michel), puis à un ancien président du Nasdaq (Georges)

    Envoyé le 28.09.2014 & le 26.11.2014:

    “…Et la rémunération du capital – cher Michel – emprunte le chemin juste à l’opposé de la rémunération du travail, ce, encore au détriment des dépenses d’investissement du capital : Capex*…”

    “…Laurence Fink**, après avoir joué l’artifice pour doper sa rémunération, souhaite-t-il à présent se racheter une conscience à moindre coût avec sa lettre aux plus grandes entreprises américaines? “Trop d’entreprises ont coupé dans leurs dépenses de capex et accru leur dette pour doper les dividendes et les rachats d’actions”(dixit). Décidément, dans ce monde multipolaire, la schizophrénie ne connaît plus de limites!”

    * Les Capital Expenditures (CAPEX) désignent les dépenses d’investissement et sont tournés vers la croissance à long terme de l’entreprise.

    ** Président et CEO de Blackrock en 2014

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    2021 – La gigantesque “fraude fiscale” dite des “CumEx” initialement estimée à 55 milliards d’euros (octobre 2018) vient d’être réévaluée à 150 milliards d’euros en 2021 (pour une période allant de 2000 à 2020). Ces sommes ont été extorquées aux autorités fiscales (donc au budget public) de plusieurs pays européens, en Suisse, ainsi qu’aux États-Unis. Non seulement cette “fraude” aux dividendes (le dividende étant un droit patrimonial, respectivement une rémunération du capital), nommée “CumCum”, porte un préjudice considérable à l’Intérêt général, mais se pratiquerait encore car ce tour de passe-passe est à l’extrême limite de “l’optimisation fiscale”. Rappelons que les gouvernements ne sont pas pressés d’agir sur le sujet. Pourquoi? Les citoyens devraient au moins obtenir une réponse sérieuse de leurs politiciens respectifs, surtout en période de disette (Crise des dettes souveraines de 2009 à 2020 en zone euro, puis crise sanitaire mondiale en 2020/2021…).
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    Bien à vous

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