Faut-il adopter l’euro en Suisse?

La question de l’euroisation de l’économie suisse a refait surface ces dernières semaines, suite à l’interview d’un entrepreneur bernois par Bilanz, selon lequel l’abandon du franc suisse – pour adopter l’euro – permettrait de résoudre, d’un seul coup, tous les problèmes qui sont attribués (à tort ou à raison) au «franc fort».

À première vue, en effet, si l’on considère les bénéfices que l’adoption de l’euro a comportés pour plusieurs grandes entreprises et banques allemandes durant au moins les dix premières années d’existence de l’Euroland, la Suisse devrait en faire de même, afin surtout de relancer les exportations de ses biens et services dans le reste du monde et de là retrouver le sentier de croissance économique qu’elle avait parcouru durant la première décennie de ce siècle.

Or, il n’en est rien: l’adoption de l’euro en Allemagne a comporté aussi des problèmes, notamment pour bien des personnes appartenant à la classe moyenne, au vu de la destruction de très nombreuses places de travail et de la réduction du revenu disponible des individus qui doivent accepter des conditions de travail et de rémunération indécentes pour un pays soi-disant «avancé» sur le plan économique.

Sous le prétexte d’augmenter la «compétitivité» de leurs produits sur les marchés étrangers, en effet, les grandes entreprises allemandes, rapidement suivies par celles de taille inférieure, ont constamment mis la pression à la baisse sur le «coût salarial unitaire» (correspondant au salaire versé pour produire une unité du bien ou service considéré), qui a ipso facto entraîné une diminution de la capacité d’achat des salariés concernés, se reflétant alors (peu ou prou) sur le niveau des dépenses de consommation, sur les investissements des firmes tournées vers le marché domestique, ainsi que sur les finances publiques allemandes.

L’éclatement de la crise de l’Euroland, fin 2009, a amené à une baisse rapide et considérable du taux de change de l’euro dont la dévaluation profite aux entreprises allemandes tournées vers l’exportation au-delà de l’Euroland et surtout en Asie, en Amérique latine et aux États-Unis. Toutefois, il ne faut pas se leurrer: ce n’est pas en adoptant l’euro que l’économie suisse pourra renouer avec la croissance et surtout avec la création de places de travail pour occuper les personnes au chômage, tant que le leitmotiv des chefs d’entreprise sera basé sur la baisse des «coûts du travail» pour enfler sans cesse des profits qui seront placés sur les marchés financiers car leur investissement productif n’est pas rentable à cause d’une demande insuffisante sur le marché des biens et services.

En réalité, la Suisse doit garder sa monnaie nationale afin de pouvoir mener une politique monétaire servant les intérêts généraux du pays, comme l’indique l’article 99, alinéa 2, de la Constitution fédérale. Pour ce faire, toutefois, il est impératif que la Banque nationale suisse fasse des choix de politique monétaire orientés au bien commun au lieu de ne servir que l’intérêt particulier d’une poignée de personnes – dont le nombre est inversement proportionnel à leur capacité financière et au pouvoir politique qu’elles détiennent ou arrivent à soudoyer facilement.

Au lieu de vouloir reproduire stupidement le régime de croissance de l’économie allemande, les entrepreneurs suisses devraient s’activer à l’échelle nationale afin que l’autorité monétaire helvétique change son fusil d’épaule avant d’assister à la désertification du paysage industriel dont la Suisse a su entretenir le tissu par un passé désormais lointain et largement oublié également par la classe politique contemporaine.

Sergio Rossi

Sergio Rossi est professeur ordinaire à l’Université de Fribourg, où il dirige la Chaire de macroéconomie et d’économie monétaire, et Senior Research Associate à l’International Economic Policy Institute de la Laurentian University au Canada.