En lecteur avide de la presse, locale, nationale et internationale, je suis toujours triste qu’un titre disparaisse. La presse, et les médias en général, en version digitale comme en version papier, font partie de notre vie quotidienne et familière, au même titre que le supermarché du coin : on déjeune et on conduit en écoutant la radio, sur le chemin du travail on lit rapidement les unes affichées au kiosque, on se prend le café de dix heures en feuilletant ‘20 Minutes’, ‘Le Matin’, ‘24 Heures’ ou ‘La Tribune de Genève’ (c’est la même chose), et quand il faut patienter, on savoure quelques magazines en attendant son tour, ‘Voici’, ‘Gala’ ou ‘Paris-Match’, chez le coiffeur, ‘L’Illustré’, ‘L’Hebdo’ ou ‘Geo’ chez le médecin ou chez le dentiste…
Mais le nombre de titres disponibles est-il garant de la pluralité de la presse ? Pardon de m’autociter, mais dans le petit glossaire de mon livre ‘CH La Suisse en kit – Suissidez-vous !’ (Xenia, 2012), j’écrivais ceci :
« Presse suisse : on devrait surtout dire presse suisse allemande, car le marché s’est tellement concentré que la majorité des publications sont éditées par trois grands groupes suisses allemands, Ringier, Tamedia et NZZ-Gruppe. On n’ose pas trop demander quel est l’impact sur la diversité et l’objectivité de la presse. Le plus gros groupe, l’entreprise familiale Ringier, dont le siège social se trouve à Zofingen, canton d’Argovie, possède quotidiens et périodiques en Suisse et à l’étranger ainsi que des participations dans des chaînes de télé et de radio. Ses titres phares sont le ‘Blick’, ‘Betty Bossi’ (le magazine de cuisine) ou le ‘Schweizer Illustrierte’ et, pour la Suisse francophone, ‘L’Illustré’, version française, ‘l’Hebdo’, et le quotidien ‘Le Temps’. Le deuxième groupe, Tamedia SA, dont le siège se trouve à Zurich, s’est développé autour de son quotidien, le ‘Tages Anzeiger’ ou ‘TA’, d’où Tamedia. A part ses multiples publications en Suisse allemande et ses participations dans l’audiovisuel (‘Radio 24’ et ‘TeleZüri’), il publie, entre autres, ‘Schweizer Familie’, ‘Annabelle’ et le gratuit ’20-Minuten’ (’20 Minutes’ en version française). Par le rachat du groupe romand Edipresse, qui possédait déjà quasiment toute la presse suisse francophone, il devient le concurrent direct de Ringier. Le 3e groupe, NZZ Medien Gruppe, né autour de la distinguée ‘Neue Zürcher Zeitung’, dont le siège est à Zurich, publie quotidiens régionaux suisses allemands et magazines très urf genre ‘Smash’ (tennis) et ‘Drive’ (golf), dont les espaces publicitaires extrêmement rentables compensent un lectorat somme toute assez limité. Le groupe possède aussi des participations dans des télévisions et des radios locales ainsi que dans divers médias online. »
La loi de la jungle médiatique : manger et être mangé
Hier, ‘La Tribune de Genève’ avait été rachetée par le groupe Edipresse, lui-même repris par le groupe Tages Anzeiger (TA). Auparavant, ‘La Gazette de Lausanne’ avait été absorbée par ‘Le Journal de Genève’, lui-même absorbé par ‘Le Nouveau Quotidien’, devenu ‘Le Temps’ (Groupe Ringier). Aujourd’hui, le groupe Ringier a été englobé dans l’énorme groupe allemand Axel Springer (‘Bild’, ‘Die Welt’, ‘Hörzu’, ‘Maxim’…), dans une logique de concentration capitaliste, mais aussi politique, qui a toujours été la règle dans la presse et les médias depuis leur création et leur développement au XIXe siècle : à l’époque de Balzac, on créait des journaux à tour de bras, pour appuyer la candidature d’un politicien d’une couleur politique ou d’une autre, et pour faire de l’argent. Plus que les abonnés et les lecteurs fidèles ou occasionnels, ce sont surtout les entrées publicitaires, et partiellement les financements politiques – qu’on peut aussi appeler subventions à la pluralité de la presse… –, qui financent en grande partie les salaires des journalistes et les coûts de fabrication.
Dans cette logique-là, les actionnaires des grands groupes de presse suisses et étrangers exigent de leur Chief Executive Officer de faire en sorte que leurs actions rapportent toujours plus, et les titres de presse ne sont qu’un produit comme un autre : quand ça ne rapporte plus, on jette, comme c’est le cas pour ‘L’Hebdo’, avec tous les dégâts humains que suppose la fermeture d’une entreprise quelle qu’elle soit.
La publicité, la plus grosse mamelle des médias
À part quelques cas très rares comme l’ancien ‘Nouvel Obs’ (qui disposait de la fortune de son commanditaire) ou comme ‘Vigousse’ ou ‘Le Canard Enchaîné’, qui, parce qu’il ne coûtent pas cher à produire, arrivent à peu près à s’autofinancer par leurs abonnements (et quelques subventions, tout de même), c’est toute l’ambiguïté des médias d’être des organes informatifs, l’expression d’une langue, d’une culture, d’une tendance politique ou sociale, mais aussi, mais surtout, des entreprises et des produits commerciaux : on crée des marques, auxquelles les consommateurs s’attachent, et ces marques ciblent chacune une clientèle particulière (homme, femme, de gauche, de droite, riche, pauvre, universitaire, prolétaire…) qui sont autant de parts d’un marché avant tout publicitaire que chaque titre se dispute.
Or ce marché publicitaire, en particulier pour la presse papier, se raréfie au fur et à mesure des développements technologiques, sans compter la multiplication des supports (papier, digital, smartphone, tablette, internet…) et la segmentation du public-cible, les nouvelles générations ne lisant que très rarement un journal papier, et les autres se partageant de plus en plus entre la version papier et la version digitale, selon le moment de la journée.
‘L’Hebdo’, au départ, était un magazine papier novateur en Suisse francophone, un vrai news, comme le sont ‘L’Express’ et ‘Le Point’ pour la France. Un ton bien à lui, des reportages passionnants, des articles de fond, une vraie critique littéraire, théâtrale, cinématographique, des fortes plumes, qui savaient accrocher le lecteur, et, bien sûr, l’extraordinaire Mix & Remix, qui a connu la carrière internationale que l’on sait. Malheureusement, depuis, une quinzaine d’années, pour des raisons commerciales – et ça a dû être rentable en son temps –, le magazine s’est rapproché du style ‘L’Illustré’, privilégiant les sujets vendeurs et les unes tapageuses et cycliques (en vrac : le sexe chez les Romands, comment payer moins d’impôts, les plus belles terrasses de Romandie, les assurances maladies, l’AVS, etc…) sans pour autant assurer à l’arrière : on était régulièrement frustré à l’arrivée, les articles restant dans une prudente superficialité qui laissait sur sa faim le lecteur avide d’information, d’enquête, d’opinion.
J’ai mon opinion et je la partage
D’opinion, en particulier. Toujours dans mon livre, un de mes personnages, un fonctionnaire fédéral, faisait un tour de la presse suisse francophone : « Il s’assit, mit les pieds sur le bureau, savoura son café tout en jetant un coup d’œil sur les titres de la presse romande, ‘Le Temps’, dont il aimait la chronique de Joëlle Kuntz, ‘La Tribune de Genève’ où l’analyse de Claude Monnier le faisait toujours réfléchir, ‘Le Courrier’, et sa vision alternative de l’information, ‘24-heures’, dont il lisait la critique littéraire de Jean-Louis Kuffer, goûtait les petites histoires de Gilbert Salem et appréciait sans toujours la comprendre la dissertation du jour de Christophe Gallaz, ‘La Liberté’ de Fribourg, dont il aimait les enquêtes sans concessions de Roger de Diesbach, décédé il y a peu, ‘L’Impartial’ de Neuchâtel et les phrases alambiquées de François Nussbaum, correspondant à Berne, médaille d’argent du Prix Champignac, en 2001 pour sa fameuse phrase : « La Comco envoie ainsi un coup d’épée dans l’oreille d’un sourd », ‘Le Nouvelliste du Valais’, et son côté catho-réactionnaire, l’hebdomadaire L’Hebdo et ses couvertures racoleuses… »
Pour une réelle pluralité, on rêverait d’avoir un grand hebdomadaire, disponible sous tous les formats, avec un vrai style, des signatures aussi brillantes que celles qu’on trouve encore au quotidien ‘Le Temps’, avec de vrais articles de fond, une vraie critique culturelle (critique télévision et radio compris), de vraies grandes interviews, quelque chose que la presse suisse allemande a su garder à travers ses multiples avatars (les ‘Feuilleton’ du ‘Tages Anzeiger’ ou de la NZZ font le prestige de ces publications, tout comme leurs suppléments dominicaux, et c’était un plaisir d’y retrouver régulièrement des auteurs comme Peter Bichsel ou Hugo Loetscher).
Et pourquoi ne pas créer, avec les énormes compétences disponibles, un tout nouveau ‘Le Temps Dimanche’, avec l’équipe de ‘L’Hebdo’ et de nouvelles plumes, pour donner enfin une concurrence haut de gamme, culturelle, économique et politique de poids au ‘Matin Dimanche’, avec toutes les entrées publicitaires du secteur luxe, qui trouverait là une vitrine à la hauteur de ses ambitions et de ses attentes ?