Cette année, à Morges, Le Livre sur les quais, rendra hommage au polar suisse, qui a le vent en poupe en ce moment, avec de tout nouveaux auteurs (Quentin Mouron, Marc Voltenauer, Sébastien Meier…) qui débarquent avec succès dans le genre et on leur tient les pouces. Mais n’oublions pas qu’il y a depuis longtemps d’excellents auteurs de romans policiers dans notre pays, à commencer par Friedrich Dürrenmatt et son Commissaire Bärlach (Le Juge et son bourreau, Le Soupçon…) ou l’excellent Hansjörg Schneider et son Commissaire Hunkeler de la police de Bâle, le Wallender suisse, toujours pas traduit en français….
Et ce n’est pas grâce à une aide fédérale à la traduction, toujours assez incohérente, mais bien grâce aux éditions Le Promeneur, à Paris, qu’on peut lire ceux du pionnier du genre, le bernois Friedrich Glauser (1896-1938) et sa série de l’inspecteur Studer de la police de Berne, un policier à la Philip Marlowe (Bogart et son imper, à l’écran), le héros de Raymond Chandler, désabusé comme il se doit par toute la saleté qu’il découvre derrière les façades bourgeoises d’une Suisse bien trop discrète pour être honnête. Ce grand écrivain suisse, premier auteur de romans policiers en langue allemande, prête son nom, depuis 1987, à un célèbre prix littéraire récompensant le meilleur polar de l’aire germanophone.
Le crime, révélateur des sociétés
Glauser, pour écrire cette série, avait potassé les ancêtres de la science forensique, il connaissait la méthode de l’enquête judiciaire pour magistrats de l’autrichien Hans Gross (1893), et l’ouvrage sur les techniques d’exploitation des traces du crime du français Edmond Locard (1912), qu’il cite dans ses livres.
Il était aussi attentif aux faits divers, qui dévoilent toujours un pan de la réalité intime d’un pays. Il évoque notamment la fameuse et mystérieuse affaire Riedel-Guala (1926), où le Dr Riedel, un médecin de Langenthal, et « son amie Antoinette Guala » avaient été condamnés pour le meurtre de Mme Riedel, empoisonnée à l’arsenic. Un article du 10 juillet 1931 de la Feuille d’Avis de Neuchâtel revient sur les faits :
« L’affaire Riedel-Guala : Le premier jugement est cassé
(De notre correspondant de Berne)
Le docteur Morgenthaler et le professeur Claparède ont présenté le rapport psychologique. Après avoir étudié et analysé le caractère de Mme Riedel, les experts se demandent si elle était, par nature ou sous l’influence de circonstances consécutives à son mariage avec le docteur Riedel, portée au suicide. Un élément précieux est fourni par le journal de la défunte. À chaque page presque, on y trouve des pensées de désespoir, elle souhaite que la mort vienne la délivrer d’une existence qu’elle ne peut plus supporter, seul le sentiment du devoir envers son enfant lui redonne un peu de courage.
(…) Mais, disent-ils plus loin, beaucoup de constatations parlent contre le suicide : par exemple la carte et une lettre qu’elle envoya peu de jours avant sa mort et qui ne contiennent rien qui puisse annoncer un funeste projet. Son attitude envers son enfant aussi est à considérer. Il semble que dans ses derniers moments, alors que les forces faiblissent, elle aurait dû ne plus pouvoir cacher son jeu, en face de la fillette qu’elle aimait tant. Pourtant, on ne doit pas oublier, dit le rapport, à quel point Mme Riedel savait se posséder et avec quel entêtement elle savait garder en elle les sentiments refoulés.
Quant aux experts médicaux, ils avaient à étudier si le poison, en l’occurrence de l’arsenic, avait été absorbé en une ou plusieurs fois. Dans le premier cas, le suicide est probable, dans le second, on peut conclure plus facilement au crime.
Et ici encore, c’est le doute complet. Il y a des considérations pour et d’autres contre et les médecins concluent en disant que même la grande quantité d’arsenic trouvée dans le corps de Mme Riedel ne permet pas de trancher la question. »
L’air du temps passé…
Je relevais, dans mon article précédent, ce qui, au détour d’une phrase, revit soudain et, quelquefois, ramène à la surface, chez le lecteur, de multiples souvenirs liés à l’enfance, à la famille et à ce tissu d’une certaine réalité qu’on oublie et qui, d’un coup est rappelé dans toute sa densité.
Chez Friedrich Glauser, c’est toute une Suisse allemande populaire, tout un univers du temps passé que cet excellent écrivain a su capter, emprisonner même et qui fait le délice des lecteurs d’aujourd’hui, à la manière d’une madeleine de Proust.
L’Inspecteur Studer se déplace en moto de marque Zehnder.
Dans les cafés, on joue au Zuger, une variation du jass, en se racontant les dernières blagues du célèbre comique de cabaret Hegetschweiler, lié au fameux Cabaret Cornichon.
On y fume des cigarettes qu’on roule dans du papier Rizla, liée au papier de riz (au départ Riz La Croix, du nom du fabriquant français, puis raccourci en Riz La +, vite contracté en Rizla) ou alors des cigarillos Brissago, de l’usine tessinoise Fabbrica Tabacchi Brissago.
Sur les tables de nuit trainent des romans à l’eau de rose d’Hedwig Courths-Mahler (1867-1950), la Barbara Cartland allemande.
Dans les hôtels garnis miteux, les hommes feuillètent les aventures de John Kling, de la science-fiction allemande très populaire dans les années 30, publiée dans des revues de quatre sous (l’équivalent des Pulps américains et de leurs super-héros).
… et l’air d’aujourd’hui
Et on y entend même les rengaines de l’époque, notamment le Brienzer Buurli :
Es git nit lustigers uf der Wält
Als so nes Brienzer Buurli…
Et ce qui est étonnant, c’est que ce ‘petit paysan de Brienz’ : (« Il n’y a pas plus marrant au monde que le petit paysan de Brienz »), que tout le monde chantait alors, vient d’être repris et modernisé il y a peu par le tout jeune groupe Trauffer, qui en a fait un tube cool et branché avec yodle et guitare électrique tonitruante. Comme quoi la culture suisse populaire existe et elle se porte plutôt bien, en tout cas en Suisse allemande où on est apparemment moins complexé… À quand une version rock ou techno d’Allons danser sous les ormeaux ?