Y a-t-il un vague francophone dans la publicité suisse ?

C’est triste à dire, mais je ne suis pas très bon public-cible pour la publicité suisse. À la base, j’ai déjà la malchance de faire partie d’une des minorités linguistiques dont la majorité se fout complètement dans ce pays germanique qui se dit pourtant quadrilingue et qui fait partie de l’Organisation internationale de la Francophonie.

Et en plus, je ne calcule pas le nombre de fois où je n’ai pas compris exactement le message publicitaire, et le nombre de fois où je l’ai retraduit en français standard, le slogan de départ étant rédigé dans une sorte de jargon anglo-germanique à forte teneur suisse allemande, dont certains jeux de mots et associations d’idées probablement hilarants dans l’original passent mal – mais trépassent très bien – dans leurs versions simili-francophones.

INITIALES SBB

J’ai par exemple souvenir d’une publicité des Chemins de fer fédéraux (CFF en français, SBB en allemand) qui, dans l’original germanique, et dans la louable et fraternelle ambition de réunir trois des quatre cultures nationales dans une même entente ferroviaire et harmonieuse – si tous les Köbis, les Welsches et les Risottes voulaient se donner la main et le reste, leurs transports amoureux profiteraient avantageusement du demi-tarif – jouait sur les initiales de trois prénoms masculins, du style « Sergio, Bernhard und Blaise im Zug » (oui, ça fait SBB) dont la version francophone avait gardé ces mêmes prénoms, rendant le message particulièrement sybillin, alors qu’une simple adaptation du genre « Christian, François et Fabrizio prennent le train » aurait fait l’affaire et rendu justice à l’imagination du créatif d’origine et à la régie ferroviaire helvétique, qui dépense des millions pour son marketing publicitaire mais qui s’en fout un peu du résultat en français (je n’ose même pas imaginer la version italienne).

Je relevais déjà dans mon précédent article la propension des agences publicitaires suisses – c’est-à-dire suisses allemandes – à utiliser frénétiquement Google Translate ou Reverso, d’excellents programmes de traduction en ligne au demeurant, pour la version française de la Reklam nationale et à faire corriger le résultat à des cadres suisses allemands qui ont l’illusion d’être trilingue Schwytzertütsch-Hochdeutsch-Français.

Et bien, les enfants, on n’est pas sortis de l’auberge.

LE SUISSE FRANCOPHONE ? UN SUISSE ALLEMAND QUI PARLE FRANÇAIS

Exemples à l’appui, les professeurs genevois Jan Marejko et Éric Werner affirmaient déjà, dans De la misère intellectuelle et morale en Suisse romande (Lausanne : L’Âge d’homme, 1981), que, selon eux, les francophones de Suisse parlent le français comme une langue étrangère.

On peut se demander s’il n’y a pas un fond de vrai dans cette affirmation, puisqu’apparemment le charabia publicitaire germano-suisse se porte comme un (mauvais) charme.

Ce qui suscite de multiples interrogations :

1) Google Translate et Reverso mis à part, est-ce que des traducteurs, si possible francophones, interviennent pour relire le résultat avant publication ?

2) Question corollaire : à combien, s’ils existent, se montent les budgets traduction des agences de publicité suisses ?

3) Malgré la formulation incompréhensible, le message publicitaire est-il reçu, voire capté ?

4) Est-ce que le niveau est si bas que personne ne remarque les erreurs, ce qui est tout de même préoccupant dans une optique minoritaire francophone ?

5) Tout le monde s’en fout et je devrais faire de même (mais n’y arrive pas parce que ça m’énerve) ?

DU FRANÇAIS TÜTSCH

Dernier exemple en date, une grande enseigne alimentaire d’origine allemande fait une énorme pub, ces temps-ci, pour le bien-être de ses employé(e)s, avec des conditions de travail – salaires plus élevés, congé paternité de quatre semaines – plus humaines que ses concurrentes et tant mieux pour le personnel.

On y voit la photo d’un et d’une employé(e) se poser la question : « Comment FIRMETRUCMUCHE le rend-il possible ? »

On comprend bien le message. On comprend aussi que c’est une traduction littérale de quelque chose comme : « Wie ÖPISFIRMA mag [macht?] es möglich ? ».

Un francophone aurait écrit, dans un langage familier avec une touche d’humour, quelque chose du style : « Quatre semaines de congé paternité ? Mais comment ils font chez FIRMETRUCMUCHE ? ».

Remarquez, là au moins on comprend quelque chose, mais prenez les affiches pour les apprentissages au sein de la grande enseigne de transports nationaux dont je vous parlais plus haut. On y lisait il y a peu : « De mes propres mains, j’ai rapproché le Valais du Lac Léman. » qui, à part le sens général assez vague, sentait son Zurichois d’origine qui se sent obligé de préciser que c’est un lac là où un autochtone parlerait du Léman tout court.

Une autre enseigne de transports, plus ailée – mais pas plus zélée, hélas – se  présentait ainsi avant la pandémie : « Les rooftops ne sont plus à la mode. Sauf ceux au 3457e étage. » À part le lien qu’il faut faire entre l’altitude de l’étage avec celle du zinc, j’avais tiqué sur ces « rooftops » qui doivent être plus courants en Suisse allemande que nos bêtes terrasses sur le toit, et encore plus, dans cette phrase précise, sur ce « au » 34557e étage plutôt que « du »  34557e.

L’INFLUENCE DE FREUD ET DE GROUCHO MARX

Dans la publicité suisse, il y aurait toute une étude – et même toute une psychanalyse – à faire sur les associations d’idées, lexicales et visuelles, et leur relation avec les quatre langues nationales.

J’en veux pour preuve un slogan pour un autre apprentissage qui disait : « Apprends coiffeur, deviens biologiste » avec la photo d’un blaireau (celui du coiffeur, pas l’animal) à côté d’une autruche de même couleur. Si j’étais apprenti coiffeur ou apprenti biologiste, je ne saurais pas comment je devrais le prendre.

Certains se souviendront aussi des slogans bizarres d’une marque de bricolage qui envoyait ses employé(e)s se faire voir ailleurs à l’aide de citations que Groucho Marx n’aurait pas désapprouvées, et avec des guillemets allemands : “Avec ce sourire, il pourrait aussi aller à Hollywood.„

Tout récemment, une marque de voiture nous ordonne de manière très germanique : « Découvrir maintenant » alors qu’un « À découvrir  maintenant » aurait été un peu plus français et un peu moins autoritaire.

 

Une boutique gastronomique allèche le chaland avec un « Faites saliver vos papilles gustatives » qui le plonge dans des abîmes de réflexion : est-ce que les papilles gustatives salivent ?

À Lausanne, et toujours dans la gastronomie, on lit un grand : RESTAURANT OUVERT À L’EMPORTER sans ponctuation, et on se dit « Chic, on peut emporter le resto ! ».

MAIS QUE FAIT L’OFFICE FÉDÉRAL DE LA CULTURE ?

Et, une foule de questions m’assaillent :

1) Pourquoi le mauvais français des publicités suisses se maintient-il et prospère-t-il depuis tant d’années et sur tous les supports, notamment à la télévision publique, où le doublage en français lourdaud est de rigueur, avec syntaxe exotique et insertion obligée de certains termes improbables du type « avantageux », modulable en « toujours avantageux », « si avantageux » ou « toujours si avantageux » ?

Pour une étude plus poussée encore, je ne saurais trop vous conseiller de visionner la brillante vidéo explicative – jamais égalée à ce jour – de l’humoriste suisse Yann Marguet sur le processus créatif lié à la fabrication de la pub nationale (c’est à la minute 2 :43 jusqu’à la minute 5 :50).

2) Qui sont les stars de la pub télévisée, ce comédien et cette comédienne qui assurent à eux seuls une grande partie des versions francophones de la réclame suisse allemande ? A mon avis, dans une centaine d’année, l’espace publicitaire Coop va devenir culte au même titre que les photos de la Mob ou celle du pâtre Appenzellois à boucle d’oreille.

3) Est-ce qu’on dispose d’études marketing et statistiques précises sur la composition socio-culturelle du public visé et sur l’efficacité de ces publicités ?

4) Est-ce que survivent encore des traducteurs allemand-français dans la pub suisse, et, si c’est le cas, est-ce que les agences de publicité et les entreprises, régies fédérales comprises, les font travailler ?

5) Est-ce que l’Office fédéral de la culture, chargé entre autres de promouvoir les quatre langues nationales, ne pourrait pas intervenir pour faire respecter au minimum l’intégrité, l’originalité et la beauté de chaque langue ?

Et non, je vous rassure, l’anglais n’est pas encore officiellement une langue nationale, donc, une fois finie la pandémie, on va pouvoir retourner danser au Main Floor du MAD de Lausanne – « 4 dancefloors, 5 floors, 1 restaurant. More than 1’800 m2… » – ou  siroter un daiquiri dans son Jetlag Club, et continuer à se goinfrer de « New Orleans Special » au fastfood du coin, ou, pour les plus sélects, se choisir un Swiss Wine au Manor Food après un jogging où notre Samsung Gear Fit mesure notre fréquence cardiaque (profitez des « Super Sale » régulières).

Take care, guys.