L’argent est-il neutre ?

L’image télévisée d’un autre temps, la langue de bois, le verbiage martial et l’image contrôlée de vieil apparatchik sombre, raide, menaçant, figé, lifté et botoxé du Maître du Kremlin – qui, pour plusieurs générations, remettent en mémoire ces sinistres visages de la Guerre Froide d’il y a plus d’un demi-siècle, celles des Andropov, des Brejnev, des Khroutchev et des Staline – fait un contraste saisissant avec la modernité, la jeunesse, le naturel (même étudié), l’agilité, l’intelligence, le vocabulaire, l’émotion, la force de conviction et le discours travaillé mais direct et efficace du Président ukrainien Zelinsky qui, lui, fait totalement partie de ce XXIe siècle, réseaux sociaux et sitcom compris.

Cette terrible guerre russe en Ukraine et en Europe – devenue déjà une Troisième Guerre Mondiale qui ne dit pas son nom, dans laquelle sont impliqués à des degrés divers tant l’Union Européenne et ses pays satellites que les États-Unis, la Chine, l’Inde, le Japon, la Corée du Nord et du Sud, Taïwan ou l’Australie dans une géopolitique générale complètement chamboulée –, n’est-elle pas l’acte de décès officiel d’un tout aussi terrible XXe siècle et ses deux autres guerres mondiales causées par des nationalismes et des idéologies qui survivent encore ?

Et cette invasion soudaine, cette guerre, sa violence, ses atrocités et la mobilisation qu’elles suscitent de part et d’autre ne sont-elles pas aussi un effet collatéral de plus de deux ans de covid, avec son terrible impact économique, ses angoisses et ses frustrations accumulées en lien avec l’isolement forcé de chacun, y compris celui de Vladimir Poutine en sa forteresse du Kremlin ?

Et n’est-on pas aussi en train d’assister en première file à un changement de générations, la génération soixante-huitarde, voire les boomers – selon une terminologie actuelle qui inclut quelques générations postérieures –, étant partout poussée à la sortie par une génération plus adaptée au monde actuel, en Russie comme ailleurs, réseaux sociaux compris ?

Il a fallu attendre la guerre de 14-18 pour voir disparaître vraiment le XIXe siècle et laisser place au XXe. Nous assistons aujourd’hui à la naissance au forceps d’un XXIe  siècle déjà sanglant et dont la nouvelle géopolitique est en train de se constituer sous nos yeux, avec la redéfinition de grands ensembles politiques et économiques.

Les petits pays européens (Suisse, mais aussi Finlande, Suède ou Moldavie) vont devoir composer avec ces grands ensembles, neutralité ou pas.

VOUS AVEZ DIT NEUTRALITÉ ?

Aujourd’hui, en Suisse comme partout ailleurs, impossible d’ignorer que des valeurs politiques et géopolitiques qui ont eu leur utilité jusqu’ici sont remises radicalement en question, en particulier la notion de neutralité, qu’elle soit « perpétuelle » comme la neutralité suisse ou autrichienne, ou fortement conseillée et même imposée – par la Russie en particulier –, comme celles de la Finlande et de la Suède. Le cas de l’Ukraine et de sa possible future neutralité va être tranché par le sort des armes. On parle alors de « neutralisation »…

De toute façon, au-delà des conditions géopolitiques et des rapports de force qui pourraient la favoriser, la notion de neutralité n’est applicable, pour le pays qui en bénéficie, que pour autant qu’elle soit acceptée, respectée et défendue par les autres, et qu’on autorise le pays lui-même à se défendre en cas d’attaque.

Pour l’Ukraine, mais aussi pour la Norvège, la Suède, la Finlande, les états baltes, la Hongrie, la Pologne, la Tchétchénie, le Daghestan, la Géorgie ou le Kazakhstan, on pourrait dire, paraphrasant une célèbre phrase sur les rapports États-Unis-Mexique : Si loin de Dieu, si près de la Russie…

Quant à la Suisse, en 2022, elle se trouve en plein milieu de cet autre puissant empire économique et déjà politique qu’est l’Union européenne, tout en n’en faisant pas partie. Un accord-cadre, bénéfique pour les deux parties, fluidifiait les échanges, tout comme les négociations au cas par cas, mais cet accord est aujourd’hui caduque et la Suisse sur la sellette.

On comprend mieux pourquoi, tout d’un coup, la Suisse se sente obligée de sortir de sa neutralité perpétuelle pour appliquer – en traînant les pieds, il faut bien le dire, et la prudence n’explique pas tout – les mesures de rétorsions que son gros partenaire commercial européen impose à la Russie.

Remarquons aussi qu’à part la lenteur d’application de certaines sanctions, lenteur qui serait apparemment due au fait que ce seraient aux cantons et non à la Confédération d’appliquer certaines mesures (les cantons protestent),  un article du Temps paru le 30 mars 2022  – « Visés par l’UE, des mercenaires et des espions russes échappent aux sanctions suisses » – relevait que des personnages-clés dans cette guerre, en particulier un général biélorusse, un oligarque ukrainien, deux membres du groupe de mercenaires Wagner, ainsi que toute une liste de hauts fonctionnaires russes, 27 personnes en tout, dont des tas de diplomates-espions disséminés dans les différents organismes internationaux de Genève, n’ont toujours pas été sanctionnés ou expulsés…

UNE NEUTRALITÉ SUISSE DE DROIT DIVIN

Il fallait s’y attendre, le sang de notre tribun conservateur de droite Christoph Blocher – notre Jeanne d’Arc nationale, le Guillaume Tell des multinationales pharmaceutiques et des milieux bancaires – est entré en croisade contre la décision du gouvernement suisse d’appliquer les sanctions européennes, cette décision allant à l’encontre, selon lui, de notre imprescriptible neutralité historique et de droit divin, une neutralité qui n’a jamais été un problème pour lui lorsqu’il participait activement au groupe de travail Afrique du Sud, qui soutenait l’Apartheid, par exemple.

Confondant la neutralité historique de la Suisse et la neutralité absolue du Comité international de la Croix-Rouge, vitale dans le sens fort du terme, et attaquée de toutes parts, notamment par les Russes en ce moment, M. Blocher et les membres de son parti sont choqués par ce qu’ils estiment être un abandon de la neutralité de la Suisse dans cette violation russe de toutes les règles internationales.

On ne les entend pas du tout lorsque la Suisse collabore avec l’OTAN bien qu’elle n’en soit pas membre, se procure des avions militaires américains plutôt que français, ou laisse prospérer sur son territoire des entreprises comme Crypto AG dont les appareils à chiffrement vendus dans plus d’une centaine de pays et censés protéger les informations confidentielles qu’ils transmettaient, permettaient aux États-Unis et à l’Allemagne de se servir en toute confidentialité et en toute impunité en renseignements géopolitiques de première main…

LA SUISSE N’EST PAS LE SEUL PAYS NEUTRE DU MONDE

Rappelons quand même que l’Autriche bénéficie de la même « neutralité perpétuelle » que la Suisse, et même si elle ne fait pas partie de l’OTAN, ça ne l’empêche pas de faire partie de l’Union européenne, ni d’héberger des organismes internationaux à Vienne, tout comme Genève héberge les siens.

Et l’Autriche, tout comme d’autres pays neutres en Europe, fait autant bénéficier de ses « bons offices » certains pays en litige avec d’autres pays que la Suisse, dont on connaît les missions de défense des intérêts américains en Iran ou à Cuba, par exemple.

De même, les conférences ou les pourparlers de paix ont lieu tout autant ailleurs qu’en Suisse, et la neutralité, pour utile ou symbolique qu’elle soit, n’est pas nécessairement le premier critère pour choisir l’endroit où se déroulent ces pourparlers, qui tiennent à d’autres facteurs tout aussi importants : l’infrastructure sécuritaire, la confiance dans le pays-hôte, l’importance géopolitique, l’aire culturelle… La Turquie, peu connue pour sa neutralité, offre actuellement ses « bons offices » dans les pourparlers entre la Russie et l’Ukraine.

Et n’oublions pas que la Confédération suisse, notre Suisse actuelle, est née en 1848 avec sa première constitution et que sa neutralité « perpétuelle » est née politiquement un peu avant, en 1815, au Congrès de Vienne, puis qu’elle a été confirmée la même année au Traité de Paris. Il faut dire qu’après les sanglantes guerres napoléoniennes et leur menace contre les grandes monarchies européennes, les empires vainqueurs avaient besoin au cœur de l’Europe d’un état-tampon neutre séparant la France impérialiste du reste de l’Europe.

On voit bien, dans le remake encore plus sanglant aujourd’hui des guerres impérialistes napoléoniennes d’hier,  le gros parallèle avec cet autre pays impérialiste, la Russie, pays agresseur et sa guerre contre l’Ukraine, pays agressé dont le nom signifie justement « état frontière ».

En passant, je signale le magnifique Borderland : A Journey Through the History of Ukraine d’Anna Reid (2000), qui apparemment, n’a toujours pas été traduit en français (c’est urgent, que font les éditeurs ?). Dans cette passionnante histoire géopolitique et culturelle de l’Ukraine, on comprend de l’intérieur ce pays qui a toujours payé très cher sa position géographique entre autres avec la Pologne qui lui disputait Lviv et les terres de la Galicie, avec l’Empire ottoman qui en avait fait sa tête de turc, en particulier à propos de la Crimée, et avec le gros ours russe très mal léché plus au nord, tout aussi intéressé par la Crimée, et qui n’a pas hésité à faire mourir de faim ce pays richement agricole et n’a jamais cessé de considérer l’Ukraine comme une sous-Russie dans tous les sens du terme.

LA NEUTRALITÉ SUISSE, UNE COMMODITÉ FINANCIÈRE ?

Pour en revenir à la Suisse, ce statut de neutralité perpétuelle obtenu par la Suisse a été une opportunité dont elle a su se saisir et qu’elle a fait fructifier économiquement avec le succès que l’on sait, grâce à sa position géographique centrale en Europe, et grâce à son protestantisme qui lui a fait bénéficier d’une longue et large expérience de gestion de fortune, héritée de grandes dynasties bancaires protestantes venue chercher refuge sur notre territoire et qui ont fait de notre pays une superpuissance financière mondiale bien pratique pour tout le monde.

C’est que pour fluidifier les échanges financiers mondiaux, il faut bien par-ci par-là des territoires permettant la circulation discrète et hors états d’importants capitaux, légaux ou illégaux, qu’ils soient étatiques ou particuliers, sinon on a du mal à s’expliquer, en Europe, le statut légal et la survie d’entités aussi surannées et néanmoins richissimes que la République de San Marino, les Principautés de Monaco, d’Andorre ou du Lichtenstein ou encore le Grand-duché du Luxembourg, sans compter, ailleurs, des territoires minuscules et prospères comme Singapour, Hong Kong, les Bahamas, les Bermudes, les îles Vierges britanniques ou encore les îles Turques-et-Caïques, pour n’en citer que quelques-uns.

Comme dit un Pakistanais de ma connaissance, la neutralité suisse ne court aucun risque : la Suisse ne va jamais être attaquée militairement, le monde entier a son argent planqué dans ses banques…

Et en effet, jusqu’à une loi suisse de 2016 bloquant en principe les fonds d’origine illicites – mais les récents scandales répétés du Crédit Suisse montrent que ce n’est pas gagné – on ne comptait pas le nombre de potentats sanguinaires de toute provenance augmentant discrètement en Suisse leur bas de laine pour une retraite heureuse : le Dominicain Trujillo, le Philippin Marcos, l’Haïtien et Tonton Macoute Duvalier, le roi Zaïrois Mobutu ou encore le Kasakh Nazarbaïev, et toute une cohorte de despotes. Un vrai Gotha de l’horreur, en somme (et en sommes au pluriel).

Quant aux échanges de matières premières, dont la Suisse est la première place mondiale (35% du pétrole, 60% des métaux, 50% du sucre et 50% des céréales s’achètent et se vendent chez nous), rappelons que notre territoire a souvent été utilisé pendant les longues années communistes, pour écouler discrètement l’or ou les diamants soviétiques. Curieusement, on évoque très peu le sujet en ces jours où, justement, l’achat et la vente de pétrole russe sont au centre des mesures de rétorsion contre la Russie.

NEUTRALITÉ, COMMERCE, ARGENT ET ÉTHIQUE

Jean Ziegler l’avait relevé bien avant, et cette guerre nous le rappelle chaque jour : la neutralité politique ne dispense pas d’une grande responsabilité éthique liée, entre autres, à la puissance économique et financière suisse et à son impact dans le monde.

À ce propos, le site internet du très officiel Secrétariat à l’économie (SECO), sur la page consacrée au rôle mondial de premier plan que joue la Suisse dans le commerce des matières premières (lien direct ici), met un lien à une de ses publications datant de fin 2018, un guide intitulé Guide sur la diligence raisonnable en matière de droits de l’homme spécifique aux entreprises de commerce des matières premières (lien direct ici) qui n’est accessible que dans sa version anglaise (à quand une traduction dans nos langues fédérales ?).

Toujours selon le site du Secrétariat à l’économie, ce guide «  offre aux entreprises actives dans le négoce des matières premières un catalogue de recettes afin d’appliquer les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme en cohérence avec les guides de l’OCDE concernant le devoir de diligence », et précise que ce guide a été élaboré conjointement « par les entreprises du secteur, les ONG, le canton de Genève et les autorités fédérales concernées, dont le SECO ».

Dans la présentation de ce guide sur la page du Secrétariat à l’économie, il est dit explicitement:

« L’importance croissante du secteur s’accompagne d’une responsabilité elle aussi en croissance, concernant entre autres les droits de l’homme et la situation environnementale dans les pays exportateurs de matières premières, la lutte contre la corruption et le phénomène dit de la « malédiction des matières premières » dans les pays en développement.

Ces évolutions peuvent aussi comporter des risques pour la réputation de la Suisse, notamment si le comportement des entreprises domiciliées en Suisse devait aller à l’encontre des positions défendues et soutenues par la Suisse dans les domaines de la politique de développement, de la promotion de la paix, des droits de l’homme ainsi que des standards sociaux et environnementaux. »

L’empereur Vespasien, qui tirait des revenus non négligeables des toilettes publiques à Rome, avait rétorqué à ses critiques que « l’argent n’a pas d’odeur ». On le voit bien, pourtant : en ce moment-même, et encore plus qu’hier, l’argent a souvent une odeur de sang.

Notre neutralité, perpétuelle ou pas, ne consiste pas à se boucher le nez, à regarder ailleurs et à compter ses sous. Notre existence en tant qu’état indépendant et notre place dans les nouveaux rapports de force géopolitiques et économiques en train de naître ne dépendent pas que de nous. Ne l’oublions jamais.