L’argent est-il neutre ?

L’image télévisée d’un autre temps, la langue de bois, le verbiage martial et l’image contrôlée de vieil apparatchik sombre, raide, menaçant, figé, lifté et botoxé du Maître du Kremlin – qui, pour plusieurs générations, remettent en mémoire ces sinistres visages de la Guerre Froide d’il y a plus d’un demi-siècle, celles des Andropov, des Brejnev, des Khroutchev et des Staline – fait un contraste saisissant avec la modernité, la jeunesse, le naturel (même étudié), l’agilité, l’intelligence, le vocabulaire, l’émotion, la force de conviction et le discours travaillé mais direct et efficace du Président ukrainien Zelinsky qui, lui, fait totalement partie de ce XXIe siècle, réseaux sociaux et sitcom compris.

Cette terrible guerre russe en Ukraine et en Europe – devenue déjà une Troisième Guerre Mondiale qui ne dit pas son nom, dans laquelle sont impliqués à des degrés divers tant l’Union Européenne et ses pays satellites que les États-Unis, la Chine, l’Inde, le Japon, la Corée du Nord et du Sud, Taïwan ou l’Australie dans une géopolitique générale complètement chamboulée –, n’est-elle pas l’acte de décès officiel d’un tout aussi terrible XXe siècle et ses deux autres guerres mondiales causées par des nationalismes et des idéologies qui survivent encore ?

Et cette invasion soudaine, cette guerre, sa violence, ses atrocités et la mobilisation qu’elles suscitent de part et d’autre ne sont-elles pas aussi un effet collatéral de plus de deux ans de covid, avec son terrible impact économique, ses angoisses et ses frustrations accumulées en lien avec l’isolement forcé de chacun, y compris celui de Vladimir Poutine en sa forteresse du Kremlin ?

Et n’est-on pas aussi en train d’assister en première file à un changement de générations, la génération soixante-huitarde, voire les boomers – selon une terminologie actuelle qui inclut quelques générations postérieures –, étant partout poussée à la sortie par une génération plus adaptée au monde actuel, en Russie comme ailleurs, réseaux sociaux compris ?

Il a fallu attendre la guerre de 14-18 pour voir disparaître vraiment le XIXe siècle et laisser place au XXe. Nous assistons aujourd’hui à la naissance au forceps d’un XXIe  siècle déjà sanglant et dont la nouvelle géopolitique est en train de se constituer sous nos yeux, avec la redéfinition de grands ensembles politiques et économiques.

Les petits pays européens (Suisse, mais aussi Finlande, Suède ou Moldavie) vont devoir composer avec ces grands ensembles, neutralité ou pas.

VOUS AVEZ DIT NEUTRALITÉ ?

Aujourd’hui, en Suisse comme partout ailleurs, impossible d’ignorer que des valeurs politiques et géopolitiques qui ont eu leur utilité jusqu’ici sont remises radicalement en question, en particulier la notion de neutralité, qu’elle soit « perpétuelle » comme la neutralité suisse ou autrichienne, ou fortement conseillée et même imposée – par la Russie en particulier –, comme celles de la Finlande et de la Suède. Le cas de l’Ukraine et de sa possible future neutralité va être tranché par le sort des armes. On parle alors de « neutralisation »…

De toute façon, au-delà des conditions géopolitiques et des rapports de force qui pourraient la favoriser, la notion de neutralité n’est applicable, pour le pays qui en bénéficie, que pour autant qu’elle soit acceptée, respectée et défendue par les autres, et qu’on autorise le pays lui-même à se défendre en cas d’attaque.

Pour l’Ukraine, mais aussi pour la Norvège, la Suède, la Finlande, les états baltes, la Hongrie, la Pologne, la Tchétchénie, le Daghestan, la Géorgie ou le Kazakhstan, on pourrait dire, paraphrasant une célèbre phrase sur les rapports États-Unis-Mexique : Si loin de Dieu, si près de la Russie…

Quant à la Suisse, en 2022, elle se trouve en plein milieu de cet autre puissant empire économique et déjà politique qu’est l’Union européenne, tout en n’en faisant pas partie. Un accord-cadre, bénéfique pour les deux parties, fluidifiait les échanges, tout comme les négociations au cas par cas, mais cet accord est aujourd’hui caduque et la Suisse sur la sellette.

On comprend mieux pourquoi, tout d’un coup, la Suisse se sente obligée de sortir de sa neutralité perpétuelle pour appliquer – en traînant les pieds, il faut bien le dire, et la prudence n’explique pas tout – les mesures de rétorsions que son gros partenaire commercial européen impose à la Russie.

Remarquons aussi qu’à part la lenteur d’application de certaines sanctions, lenteur qui serait apparemment due au fait que ce seraient aux cantons et non à la Confédération d’appliquer certaines mesures (les cantons protestent),  un article du Temps paru le 30 mars 2022  – « Visés par l’UE, des mercenaires et des espions russes échappent aux sanctions suisses » – relevait que des personnages-clés dans cette guerre, en particulier un général biélorusse, un oligarque ukrainien, deux membres du groupe de mercenaires Wagner, ainsi que toute une liste de hauts fonctionnaires russes, 27 personnes en tout, dont des tas de diplomates-espions disséminés dans les différents organismes internationaux de Genève, n’ont toujours pas été sanctionnés ou expulsés…

UNE NEUTRALITÉ SUISSE DE DROIT DIVIN

Il fallait s’y attendre, le sang de notre tribun conservateur de droite Christoph Blocher – notre Jeanne d’Arc nationale, le Guillaume Tell des multinationales pharmaceutiques et des milieux bancaires – est entré en croisade contre la décision du gouvernement suisse d’appliquer les sanctions européennes, cette décision allant à l’encontre, selon lui, de notre imprescriptible neutralité historique et de droit divin, une neutralité qui n’a jamais été un problème pour lui lorsqu’il participait activement au groupe de travail Afrique du Sud, qui soutenait l’Apartheid, par exemple.

Confondant la neutralité historique de la Suisse et la neutralité absolue du Comité international de la Croix-Rouge, vitale dans le sens fort du terme, et attaquée de toutes parts, notamment par les Russes en ce moment, M. Blocher et les membres de son parti sont choqués par ce qu’ils estiment être un abandon de la neutralité de la Suisse dans cette violation russe de toutes les règles internationales.

On ne les entend pas du tout lorsque la Suisse collabore avec l’OTAN bien qu’elle n’en soit pas membre, se procure des avions militaires américains plutôt que français, ou laisse prospérer sur son territoire des entreprises comme Crypto AG dont les appareils à chiffrement vendus dans plus d’une centaine de pays et censés protéger les informations confidentielles qu’ils transmettaient, permettaient aux États-Unis et à l’Allemagne de se servir en toute confidentialité et en toute impunité en renseignements géopolitiques de première main…

LA SUISSE N’EST PAS LE SEUL PAYS NEUTRE DU MONDE

Rappelons quand même que l’Autriche bénéficie de la même « neutralité perpétuelle » que la Suisse, et même si elle ne fait pas partie de l’OTAN, ça ne l’empêche pas de faire partie de l’Union européenne, ni d’héberger des organismes internationaux à Vienne, tout comme Genève héberge les siens.

Et l’Autriche, tout comme d’autres pays neutres en Europe, fait autant bénéficier de ses « bons offices » certains pays en litige avec d’autres pays que la Suisse, dont on connaît les missions de défense des intérêts américains en Iran ou à Cuba, par exemple.

De même, les conférences ou les pourparlers de paix ont lieu tout autant ailleurs qu’en Suisse, et la neutralité, pour utile ou symbolique qu’elle soit, n’est pas nécessairement le premier critère pour choisir l’endroit où se déroulent ces pourparlers, qui tiennent à d’autres facteurs tout aussi importants : l’infrastructure sécuritaire, la confiance dans le pays-hôte, l’importance géopolitique, l’aire culturelle… La Turquie, peu connue pour sa neutralité, offre actuellement ses « bons offices » dans les pourparlers entre la Russie et l’Ukraine.

Et n’oublions pas que la Confédération suisse, notre Suisse actuelle, est née en 1848 avec sa première constitution et que sa neutralité « perpétuelle » est née politiquement un peu avant, en 1815, au Congrès de Vienne, puis qu’elle a été confirmée la même année au Traité de Paris. Il faut dire qu’après les sanglantes guerres napoléoniennes et leur menace contre les grandes monarchies européennes, les empires vainqueurs avaient besoin au cœur de l’Europe d’un état-tampon neutre séparant la France impérialiste du reste de l’Europe.

On voit bien, dans le remake encore plus sanglant aujourd’hui des guerres impérialistes napoléoniennes d’hier,  le gros parallèle avec cet autre pays impérialiste, la Russie, pays agresseur et sa guerre contre l’Ukraine, pays agressé dont le nom signifie justement « état frontière ».

En passant, je signale le magnifique Borderland : A Journey Through the History of Ukraine d’Anna Reid (2000), qui apparemment, n’a toujours pas été traduit en français (c’est urgent, que font les éditeurs ?). Dans cette passionnante histoire géopolitique et culturelle de l’Ukraine, on comprend de l’intérieur ce pays qui a toujours payé très cher sa position géographique entre autres avec la Pologne qui lui disputait Lviv et les terres de la Galicie, avec l’Empire ottoman qui en avait fait sa tête de turc, en particulier à propos de la Crimée, et avec le gros ours russe très mal léché plus au nord, tout aussi intéressé par la Crimée, et qui n’a pas hésité à faire mourir de faim ce pays richement agricole et n’a jamais cessé de considérer l’Ukraine comme une sous-Russie dans tous les sens du terme.

LA NEUTRALITÉ SUISSE, UNE COMMODITÉ FINANCIÈRE ?

Pour en revenir à la Suisse, ce statut de neutralité perpétuelle obtenu par la Suisse a été une opportunité dont elle a su se saisir et qu’elle a fait fructifier économiquement avec le succès que l’on sait, grâce à sa position géographique centrale en Europe, et grâce à son protestantisme qui lui a fait bénéficier d’une longue et large expérience de gestion de fortune, héritée de grandes dynasties bancaires protestantes venue chercher refuge sur notre territoire et qui ont fait de notre pays une superpuissance financière mondiale bien pratique pour tout le monde.

C’est que pour fluidifier les échanges financiers mondiaux, il faut bien par-ci par-là des territoires permettant la circulation discrète et hors états d’importants capitaux, légaux ou illégaux, qu’ils soient étatiques ou particuliers, sinon on a du mal à s’expliquer, en Europe, le statut légal et la survie d’entités aussi surannées et néanmoins richissimes que la République de San Marino, les Principautés de Monaco, d’Andorre ou du Lichtenstein ou encore le Grand-duché du Luxembourg, sans compter, ailleurs, des territoires minuscules et prospères comme Singapour, Hong Kong, les Bahamas, les Bermudes, les îles Vierges britanniques ou encore les îles Turques-et-Caïques, pour n’en citer que quelques-uns.

Comme dit un Pakistanais de ma connaissance, la neutralité suisse ne court aucun risque : la Suisse ne va jamais être attaquée militairement, le monde entier a son argent planqué dans ses banques…

Et en effet, jusqu’à une loi suisse de 2016 bloquant en principe les fonds d’origine illicites – mais les récents scandales répétés du Crédit Suisse montrent que ce n’est pas gagné – on ne comptait pas le nombre de potentats sanguinaires de toute provenance augmentant discrètement en Suisse leur bas de laine pour une retraite heureuse : le Dominicain Trujillo, le Philippin Marcos, l’Haïtien et Tonton Macoute Duvalier, le roi Zaïrois Mobutu ou encore le Kasakh Nazarbaïev, et toute une cohorte de despotes. Un vrai Gotha de l’horreur, en somme (et en sommes au pluriel).

Quant aux échanges de matières premières, dont la Suisse est la première place mondiale (35% du pétrole, 60% des métaux, 50% du sucre et 50% des céréales s’achètent et se vendent chez nous), rappelons que notre territoire a souvent été utilisé pendant les longues années communistes, pour écouler discrètement l’or ou les diamants soviétiques. Curieusement, on évoque très peu le sujet en ces jours où, justement, l’achat et la vente de pétrole russe sont au centre des mesures de rétorsion contre la Russie.

NEUTRALITÉ, COMMERCE, ARGENT ET ÉTHIQUE

Jean Ziegler l’avait relevé bien avant, et cette guerre nous le rappelle chaque jour : la neutralité politique ne dispense pas d’une grande responsabilité éthique liée, entre autres, à la puissance économique et financière suisse et à son impact dans le monde.

À ce propos, le site internet du très officiel Secrétariat à l’économie (SECO), sur la page consacrée au rôle mondial de premier plan que joue la Suisse dans le commerce des matières premières (lien direct ici), met un lien à une de ses publications datant de fin 2018, un guide intitulé Guide sur la diligence raisonnable en matière de droits de l’homme spécifique aux entreprises de commerce des matières premières (lien direct ici) qui n’est accessible que dans sa version anglaise (à quand une traduction dans nos langues fédérales ?).

Toujours selon le site du Secrétariat à l’économie, ce guide «  offre aux entreprises actives dans le négoce des matières premières un catalogue de recettes afin d’appliquer les Principes directeurs des Nations Unies relatifs aux entreprises et aux droits de l’homme en cohérence avec les guides de l’OCDE concernant le devoir de diligence », et précise que ce guide a été élaboré conjointement « par les entreprises du secteur, les ONG, le canton de Genève et les autorités fédérales concernées, dont le SECO ».

Dans la présentation de ce guide sur la page du Secrétariat à l’économie, il est dit explicitement:

« L’importance croissante du secteur s’accompagne d’une responsabilité elle aussi en croissance, concernant entre autres les droits de l’homme et la situation environnementale dans les pays exportateurs de matières premières, la lutte contre la corruption et le phénomène dit de la « malédiction des matières premières » dans les pays en développement.

Ces évolutions peuvent aussi comporter des risques pour la réputation de la Suisse, notamment si le comportement des entreprises domiciliées en Suisse devait aller à l’encontre des positions défendues et soutenues par la Suisse dans les domaines de la politique de développement, de la promotion de la paix, des droits de l’homme ainsi que des standards sociaux et environnementaux. »

L’empereur Vespasien, qui tirait des revenus non négligeables des toilettes publiques à Rome, avait rétorqué à ses critiques que « l’argent n’a pas d’odeur ». On le voit bien, pourtant : en ce moment-même, et encore plus qu’hier, l’argent a souvent une odeur de sang.

Notre neutralité, perpétuelle ou pas, ne consiste pas à se boucher le nez, à regarder ailleurs et à compter ses sous. Notre existence en tant qu’état indépendant et notre place dans les nouveaux rapports de force géopolitiques et économiques en train de naître ne dépendent pas que de nous. Ne l’oublions jamais.

 

Du 14 au 23 août, un tout nouveau festival de musique pour permettre aux artistes de se produire : allez-y !

En Suisse comme partout, la crise du coronavirus touche tous les corps de métier, et les dégâts sont terribles pour l’ensemble des arts de la scène. Toutes les catégories d’artistes, de techniciens, d’organisateurs et de lieux de présentation sont touchées.

Il est important de soutenir tous les événements et toutes les initiatives qui permettent aux artistes de se produire et aux arts de la scène d’exister.

Ce n’est pas facile, il faut rapidement et dans des conditions difficiles, mettre sur pied un programme qui s’adapte à de nouveaux formats et qui permette aux artistes de se produire dans de bonnes conditions pour offrir le meilleur d’eux-mêmes à un public qui, en toute sécurité, assiste au concert dans le respect de toutes les mesures sanitaires, entre public limité à 80 personnes, hygiène des mains, distanciation sociale et port du masque.

LA MUSIQUE AU VERGER

C’est pourquoi il faut saluer L’Été au verger, un tout nouveau festival qui a lieu du vendredi 14 au dimanche 23 août 2020 au Petit-Veyrier (GE) dans le verger d’une très belle propriété privée.

La responsable de la petite équipe, l’historienne et professeure de piano genevoise Corinne Walker, explique la démarche : « Pendant le confinement, nous avons voulu redonner espoir aux jeunes musiciens et artistes professionnels de la scène genevoise.  Nous avons alors créé l’association L’Eté au verger pour mettre sur pied ce festival plein de découvertes artistiques. Vu l’urgence dans laquelle nous avons dû travailler et l’absence de soutien financier des traditionnelles fondations culturelles, nous comptons sur la présence du public, sur le bouche à oreille et les réseaux sociaux et sur un soutien direct sur le compte de notre association, dont les coordonnées se trouvent sur notre site internet, créé tout exprès pour l’occasion. »

Les réservations sont obligatoires par email ([email protected])  via le site internet : https://www.eteauverger.com

AU PROGRAMME

Vendredi 14 août :

19.00 Quatuor Emrys (musique classique)

21.00 Mimoji (musique du Cap-Vert et bossa nova)

Samedi 15 août :

20.00 Caroline Gasser & Quatuor Arteo (lecture classique)

Dimanche 16 août :

17.00 Barlovento trio (latino)

Mercredi 19 août :

19.00 Zéphyr (jazz-baroque)

21.00 Forever overhead (folk-pop)

Jeudi 20 août

20.00 Crome (jazz)

Vendredi 21 août

18.00 Concert de fin de stage

21.00 Nomadim (jazz nomade)

Samedi 22 août

19.00 Anouchka Schwok & Benjamin Faure (chant classique)

21.00 Les Floxx & co (folk/latino)

Dimanche 23 août

17.00 Ajar (Création littéraire)

19.00 Operami (airs d’opéra)

Une apocalypse de série B ?

Dans le monde entier, pour les médias comme pour les réseaux sociaux, pour les états comme pour la société civile, ce coronavirus, ou plutôt cette (féminin) Covid-19, aura au moins servi d’excellent MacGuffin, comme dirait Alfred Hitchcock.

MACGUFFIN

MacGuffin ? Mais oui, vous savez, cette astuce de scénario (des plans secrets, un collier mystérieux, un trésor caché…)  qui permet le déroulement de l’histoire, sert de prétexte à faire un portrait de société, et révèle les personnages qui y sont confronté.

Une grande partie des films et des séries télévisées, américaines en particulier, doivent leur succès au MacGuffin, à commencer par le célébrissime et culte L’Invasion des profanateurs de sépultures (1956) – The Invasion of the Body Snatchers, « L’Invasion des dérobeurs de corps », le titre original, est plus parlant –, mais aussi, en 1968, le glauque Les Envahisseurs (« David Vincent les a vus »).

Dans les deux cas, l’humanité est confrontée à une invasion secrète et meurtrière d’extraterrestres s’emparant insidieusement de la Terre, ce qui crée un terrible climat d’angoisse – on sait qu’ils sont là mais on ne sait pas qui en est – et révèle les comportements humains face au danger (la peur, la lâcheté, la solidarité, le courage, le sacrifice). Ça vous rappelle quelque chose ? Remplacez invasion extraterrestre par Covid-19 et vous aurez un résumé de l’air du temps.

Dans mon Journal je notais ceci, au 10 mars 2020 : « Une ambiance de fin du monde, ces temps-ci, une épidémie, le ‘coronavirus’, partie d’une région de Chine, s’est rapidement propagée partout et panique le monde entier : on n’a pas de vaccin pour l’instant, le nombre de personnes affectées augmente rapidement, certains pays sont très touchés, la Chine d’abord, mais aussi l’Italie, avec quelque chose comme 300 morts. Les mesures prises (isolement, mesures d’hygiène) n’ont pas endigué l’épidémie. La France était en alerte 2, l’Italie interdit aux habitants du Piémont et du Veneto de sortir du pays (mais les frontaliers peuvent aller travailler en Suisse, on se demande bien pourquoi ?). En Italie, c’est à un tel niveau que les médecins disent choisir qui va recevoir un traitement en priorité. Autant dire que les vieux ne vont pas être la priorité… ».

À CHAQUE COMMUNAUTÉ SON APOCALYPSE

Ce cruel MacGuffin épidémique, aura permis de constater que l’angoisse – et le secret désir, peut-être – de l’Apocalypse n’est pas en contradiction avec le maintien de tous les communautarismes possibles.

Les religieux sectaires y ont vu une punition pour toute une série de péchés impardonnables, dont l’homosexualité (elle même un virus contagieux, c’est bien connu).

De son côté, le collectif LGBTQ+ a sonné l’alarme au sujet des effets collatéraux du coronavirus sur les jeunes gays confinés dans leurs familles.

Les féministes ont souligné que les pays où la situation avait été la mieux gérée étaient des pays dirigés par des femmes, tout en poussant un cri d’alarme au sujet du danger accru de violence domestique en période de confinement.

Les nationalistes ont partout souligné avec vigueur que les mesures prises étaient bien meilleures et bien plus intelligentes dans leur propre pays que dans tous les autres pays.

Les anti-nationalistes ont rétorqué que pas du tout, que des pays bien plus efficaces – la Chine, la Corée ou Singapour – avaient osé braver leur opinion publique respective et prendre les décisions adéquates.

Les évangélistes-conservateurs ont loué la politique de non-intervention absolue du Président Trump aux États-Unis comme du président Bolsonaro au Brésil, où l’on a le courage de viser l’immunité de groupe en laissant Dieu reconnaître les siens.

Quant aux écologistes, climatologues, éthologues, spécistes, végétariens, végétaliens, vegans ou encore allergiques au gluten – et même si on sait bien que les virus sont vieux comme le monde et qu’ils sont aussi dévastateurs et meurtriers pour la nature et pour les animaux que pour les hommes – l’arrivée de cette pandémie leur aura au moins permis de se lâcher et d’y voir une punition méritée que l’homme aura bien cherchée avec sa surpopulation, ses activités économiques, sa mondialisation, sa pollution et sa cruauté envers la nature et les animaux.

Les mêmes feront remarquer à juste titre qu’on a enfin pu voir des montagnes depuis le centre de New Delhi, que le ciel de Londres s’est complètement dégagé, que Los Angeles a retrouvé son vrai visage d’infinie banlieue pavillonnaire, que les dindons sont allés faire du shopping à la 5e Avenue, qu’une kangouroute a vidé sa poche en plein Opéra de Sidney, que Nessie a sorti sa petite tête au long cou pour scruter les rives de son Loch, qu’un dahu a parcouru en diagonale les pentes du Cervin et que de multiples dauphins se sont chamaillés, joyeux, dans les canaux de Venise, dans le port de Barcelone, et même du côté des Bains des Pâquis, à ce qu’il paraît (mais le témoin qui me l’a rapporté y a aussi vu des éléphants roses).

DES CHIFFRES, ENCORE DES CHIFFRES, TOUJOURS DES CHIFFRES

Cette impression de fin du monde a été particulièrement accentuée par un des premiers effets collatéraux de cette crise au niveau mondial et local : le développement, la présence continue et le constant rappel, dans les médias, réseaux sociaux compris, de courbes, d’infographies et de statistiques de malades et de morts – un peu moins des patients guéris… – sur toutes les plateformes. Une sorte de miroir morbide auquel il a été impossible d’échapper.

Un peu plus de deux mois plus tard, et en période générale de déconfinement progressif, en Europe du moins, les statistiques officielles mondiales du 22 mai 2020 de worldometers (lien)– qui valent ce qu’elles valent, sachant que les sources, les modes de calculs et les personnes inclues ou exclues diffèrent d’un pays à l’autre, sans compter les censures locales… – dénombrent 5 214 039 millions de contaminés, 2 094 143 de patients guéris et 334 997 morts. Pour l’Europe, au 16 mai, on en était, officiellement, à 1 869 225 cas et 165 407 décès.

Pour la Suisse, l’Office fédéral de la statistique, au 22 mai 2020, donne les chiffres suivants : 36 nouveaux cas pour un total de 30 694 cas et 1638 décès. Le quotidien zurichois Tages Anzeiger relevait il y a quelques jours que les morts sont répartie en 53% dans les EMS contre 47% à la maison ou dans les hôpitaux et calculait, en gros, que des 1638 décès recensés, 1560 avaient plus de 60 ans, et de ces 1560, 1120 dépassaient les 80 ans.

TOUT ÇA POUR ÇA ? OU LE MAUVAIS USAGE DES STATISTIQUES

Il fallait bien s’attendre à un retour de balancier, une fois la peur et le confinement obligatoire passés. Et ça n’a pas raté, les critiques pleuvent sur les mesures imposées par le Conseil fédéral : Quoi ? Tout ça pour une grosse grippe qui ne touche qu’1% de la population, en majorité des vieux ? Des chiffres si minables alors que des millions de gens meurent chaque jour de faim, de la malaria, d’un AVC, du cancer, etc.?

C’est sûr, dans l’absolu on peut même mettre en parallèle le nombre de morts dû à la Covid-19 avec le nombre de morts tout court et le résultat sera absolument dérisoire. Mais on peut difficilement comparer des chiffres liés à des pathologies connues, qu’on traite pendant des années et pour lesquelles on a des protocoles de soins et des médicaments avec ceux d’une épidémie inconnue à ce jour, qui fait des ravages partout en deux petits mois et pour laquelle aucun traitement et aucun vaccin n’est encore disponible.

Sous la plume de Benito Pérez, un excellent coup de gueule paru dans le Courrier du 21 mai 2020 (Le retour de la grippette, lien) corrige le tir et vient opportunément rappeler, tout comme le fait la sociologue franco-israélienne Eva Illouz, dans son article Depuis les ténèbres, qu’avons-nous appris ? (lien) paru dans le BibliObs du 11 mai 2020 – notamment la Leçon no 3 intitulée : Le néolibéralisme est vraiment nuisible à la santé – que si, dès janvier, la majorité des États, Suisse comprise, avaient pris en ligne de compte la gravité de la pandémie, et si, auparavant, tout le système sanitaire public n’avait pas été sauvagement restructuré pendant des décennies sous prétexte de rentabilité économique et de New Public Management, on aurait peut-être pu éviter le confinement et ses effets désastreux sur l’économie.

À part des exceptions comme la Nouvelle-Zélande,  la Bulgarie ou Malte, qui ont pris des mesures très tôt, la situation n’a été comprise par la majorité des gouvernements qu’à la mi-mars et les systèmes sanitaires ont dû, en sous-effectif chronique, faire face à une épidémie inconnue, sans vaccins, sans matériel adéquat, tant au niveau des masques pour les soignants que des appareils respiratoires disponibles pour les patients.

En Suisse, c’est donc au confinement qu’on doit ces 1% de morts (près de 2000 personnes quand même) un chiffre qui, sans mesure de confinement, serait facilement monté au dessus des 25 000, compte tenu d’une infrastructure hospitalière inadéquate et du facteur exponentiel qui fait qu’une personne malade en infecte au moins trois autres qui elles-mêmes en infectent au moins trois autres et ainsi de suite.

69, ANNÉE PANDÉMIQUE OU LA GRIPPE DE HONG KONG (DONT PERSONNE NE SE RAPPELLE)

Évidemment, une pandémie en rappelle d’autres et on ne peut s’empêcher d’aller chercher dans le passé des éléments qui éclairent le présent, notamment pour comparer à la fois l’impact de l’épidémie sur la population et l’utilité des mesures qui avaient été prises pour se protéger.

On évoque les 25 millions de victimes de la Peste Noire, qui a sévi de 1347 à 1352 ainsi que les 25 à 50 millions de victimes de la Grippe Espagnole (1918), on survole rapidement la Grippe de 1957, qui a fait d’énormes dégâts dans le monde, dont 30 000 morts en France, et on évoque la Grippe de Hong Kong (1968-1969), dont on se rappelle vaguement alors qu’elle a fait des ravages partout.

Comparaison n’est pas raison, mais si, quand même : dans un podcast passionnant (que vous trouverez à cette adresse), la journaliste Raphaëlle Rerolle, grande reporter au quotidien Le Monde, comparant la Covid-19 et les mesures prises à cet égard, s’est étonnée de la différence de traitement politique, économique et médiatique avec d’autres pandémies, en particulier celle de 68-69.

Premier étonnement : la Grippe de Hong Kong de 68-69 a fait plus d’un million de morts dans le monde, et de 30 000 à 35 000 en France, c’est à dire plus que les 28 332 décès comptabilisés en France confinée au 23 mai 2020, et pourtant plus personne ne semble s’en souvenir, y compris parmi les médecins qui étaient mobilisés à l’époque.

Cette grippe, partie en février 68 de Chine centrale a d’abord atteint Hong Kong, où elle a décimé la population, puis le Japon, l’Australie, l’Iran et les États-Unis, où elle a causé plus de 50 000 morts en trois mois.

En Europe, c’est surtout la deuxième vague, en décembre-janvier 1969-1970, qui va faire des ravages : 25 000 morts en France rien que pour le mois de décembre. L’Angleterre et l’Italie sont très touchées, cette dernière, selon des chiffres du Monde de l’époque, compte 15 millions de malades, ce qui va coûter des sommes astronomiques à l’économie italienne… Et pourtant, la télévision n’en parle qu’en passant et la presse écrite ne l’évoque que dans des entrefilets de cinq lignes. Quant au gouvernement, il ne se sent pas concerné, le thème n’est pas évoqué, il n’y a pas de mesure de santé publique.

DEUX POIDS, DEUX MESURES : LA NOTION DE SANTÉ PUBLIQUE

C’est l’occasion pour la journaliste de faire une passionnante analyse sociologique et de comparer les deux réactions ce qui, par contrecoup, vient expliquer en partie les raisons des mesures prises en 2020, qui ne sont pas une réaction exagérée à une grippette mais des décisions de santé publique visant à préserver la population.

Elle relève d’abord qu’à cette époque la France était un pays jeune – on l’a d’ailleurs bien compris en mai 68 – et que si l’épidémie de Hong Kong était arrivée dans un pays avec la même pyramide d’âge que la France de 2020, une population plus âgée, les morts auraient été multipliés par deux ou trois.

Elle signale aussi qu’en France, à cette époque, il n’y avait pas de réseau de surveillance de la grippe, seuls douze généralistes faisaient des pointages ponctuels.

Elle rappelle qu’un vaccin antigrippal existait mais avec 30% d’efficacité. Les laboratoires français n’avaient pas inclus la nouvelle souche et n’avaient pas fabriqué assez de doses. Les gens, sous-informés, se sont précipités sur les vaccins. À Lyon, par exemple on vaccinait à tour de bras sur les trottoirs (les étudiants en médecine avaient été réquisitionnés pour ça) et on se ruait sur les pharmacies à la recherche d’un traitement, causant une pénurie de médicaments.

Elle met l’oubli total de cette épidémie meurtrière sur le compte de plusieurs facteurs : on estimait que cette grippe touchait plutôt les personnes âgées, et la France était encore un pays jeune, la médecine n’était pas aussi perfectionnée qu’aujourd’hui – en 69-70, les 3 quarts des patients atteints de leucémie mouraient dans les 2 mois, 1% de la population survivait plus de 2 ans, contre 70% aujourd’hui –, et les politiciens de l’époque avaient connu la guerre et ses atrocités ce qui, par contrecoup, rendaient la mort par grippe plus dérisoire.

Ce qui a changé depuis, c’est le développement de la notion de Santé Publique dans le monde. En France, dès le début des années 70, des actions gouvernementales de prévention sont mises sur pied, en sécurité routière notamment, dans un pays qui comptait facilement 18 000 morts par année sur les routes. Puis sont venues les campagnes de prévention anti-tabac, par exemple.

Au fil des ans et des progrès de la médecine, le confort matériel et le rallongement de l’espérance de vie a modifié notre rapport à la mort. L’épidémie de Covid-19, et l’absence de traitement disponible, vient nous rappeler brutalement que tout n’est pas si simple et qu’on n’en a pas fini avec les épidémies…

CONSOMMER ET/OU PÉRIR, FAUT-IL CHOISIR ?

Alors, exagérées et inutiles, ces mesures de confinement ? Rappelons quand même que dans une société de consommation comme la nôtre, si les personnes qui travaillent paient par leurs impôts les prestations de l’État et les pensions des retraités, c’est l’ensemble de la population, tant les actifs que les retraités qui, en consommant, font qu’une économie fonctionne.

Sans mesures de confinement pour préserver à la fois la force de travail du pays et la consommation, que serait-il advenu de l’économie ? Quel impact économique, en Suisse et ailleurs, aurait alors eu cette hécatombe qui, cette fois, aurait touché à plus ou moins de degrés toutes les tranches d’âge, bloquant l’économie aussi bien qu’un confinement mais sans date limite?

Ce qu’on sait, en tout cas, c’est que les secteurs conservateurs de chaque pays, qui, aujourd’hui, poussent au déconfinement rapide et tous azimuts – mettant en avant, comme d’habitude, leurs propres intérêts économiques au détriment de la population et ne reculant devant aucune contradiction en réclamant plus d’intervention publique quand ça les arrange –, auraient déjà souligné à grands cris l’inefficacité d’un État, incapable de sauver l’économie, et auraient exigé un confinement immédiat…

Et confinement ou pas confinement, rappelons aussi que cette période n’a pas été mauvaise pour tout le monde d’un point de vue économique : à part l’enrichissement – aussi  exponentiel que n’importe quelle pandémie – des GAFA (Google, Amazon, Facebook, Apple, etc.), à quoi viennent s’ajouter Zoom et toutes les technologies utiles pour le télétravail, il y a aussi les énormes bénéfices de tous les sites de commerce en ligne (Migros et Coop compris), et ceux des supermarchés, ces derniers au détriment du petit commerce.

On a aussi appris par des chiffres officiels relayés par la Radio Télévision Suisse (RTS) que le bénéfice trimestriel de l’UBS a augmenté de 40%, et que Novartis a eu une croissance d’environ 13% et un chiffre d’affaire de 12,28 milliards de dollars…

Une des solutions à la crise économique dans une société de consommation – pour autant qu’on veuille poursuivre dans cette voie, compte tenu des défis environnementaux qui n’ont pas disparu non plus – c’est d’endetter l’État pour relancer la consommation à tous les niveaux, notamment en allégeant les charges, en augmentant les salaires et en distribuant de l’argent aux citoyens pour qu’ils achètent à nouveau.

SELON QUE L’ON EST RICHE ET QU’ON PEUT TÉLÉTRAVAILLER…

L’arrêt brutal des activités économiques a mis en relief les fortes inégalités sociales de chaque société et a secoué l’ensemble de l’économie mondiale, provoquant de terribles dégâts en particulier dans les couches sociales les plus pauvres. Que ce soit en Inde, au Nigéria ou en Colombie, une grande partie de la population, qui dépend de son gain quotidien pour se nourrir, s’est vue privée de moyen de survie.

Aux États-Unis, c’est l’absence de protection sociale qui s’est fait cruellement sentir : les millions de chômeurs, les kilomètres de véhicules en file pour recevoir une distribution de nourriture rappellent les images de la terrible crise de 1929 et les longues queues à la soupe populaire.

En Europe, où la protection sociale est plus grande, ce sont, en France et en Angleterre, notamment, les disparités – en termes de contamination comme en termes de possibilités de confinement – entre les villes et les banlieues, et entre les quartiers chics et les quartiers pauvres.

Pour ce qui est de la Suisse, sans compter les petits indépendants – avec ou sans possibilité de télétravail – qui se sont retrouvés pendant deux mois à devoir payer leurs charges (loyers des locaux, AVS, assurances…) sans entrées d’argent, c’est officiellement les plus d’un million de personnes pauvres de notre pays qui sont concernées, 20% de la population, entre les 8% qui sont en dessous du minimum vital et les 12% qui n’arrivent pas à joindre les deux bouts, selon les chiffres de l’Office fédéral de la statistique pour 2018 (vous trouverez ce rapport ici).

Officieusement, il faut encore y rajouter les milliers de travailleurs non déclarés – femmes de ménage, nounous, domestiques, ouvriers, jardiniers, hommes et femmes à tout faire dans le sens littéral du terme… – qui, partout en Suisse, collaborent sans aucune protection sociale à la prospérité du pays et qui sont soudainement apparus au monde entier dans des files d’attentes de plus d’un kilomètre pour recevoir de la nourriture, une image des coulisses de la prospérité suisse qui a fait le tour des plus grands médias internationaux, dont le New York Times et le Guardian (l’article est disponible ici).

Au niveau professionnel, une inégalité de fait s’est révélée dans l’accomplissement des tâches essentielles à la survie d’une société, ces secteurs vitaux dont les personnes ont été réquisitionnées d’office, qui n’ont pas eu droit au confinement et qui se sont retrouvées en première ligne : le personnel médical et hospitalier, bien sûr, mais aussi les pharmacien(ne)s, la police, l’armée, la douane, les employés des transports routiers et ferroviaires, les employés de poste, les paysans, les vendeurs/vendeuses de supermarchés, les livreurs, les éboueurs, les techniciens, les informaticiens et tous ceux qui s’occupent des infrastructures essentielles (eau, électricité, gaz…),

Il a aussi bien fallu constater une autre inégalité fondamentale et structurelle : certains emplois se sont facilement adaptés au télétravail et la technologie était prête, tandis que dans d’autres secteurs, tout aussi importants pour la société, des milliers de travailleurs à contrats fixes ou temporaires, dans les compagnies aériennes, dans les aéroports, sur les chantiers, dans la restauration, dans l’hôtellerie, dans le petit commerce de détail, dans les salons de coiffure ou de cosmétique, et même dans le domaine de la prostitution…) n’ont pas pu faire ce choix et se sont retrouvés sans emplois, certains, comme c’est le cas pour l’ensemble des métiers culturels, sans espoir de retour à la normale dans un proche futur.

LE PROFESSEUR RAOULT ET JEAN-DOMINIQUE MICHEL, LA STAR GENEVOISE DE LA COVID-19

Vu l’omniprésence des média, tous supports compris, à quoi s’ajoutent les ambiguïtés liées au fait qu’il a fallu naviguer à vue et improviser des politiques sanitaires sur des données incomplètes et sans matériel adéquat, sans compter l’angoisse que génère le fait qu’il n’y ait pas d’explication claire, impossible d’échapper non plus à toutes les théories Yaka qui ont envahi l’espace public, proférées par des experts ou des prophètes autodéclarés partout sur les réseaux sociaux – non, l’eau chaude ne protège pas du coronavirus… – à quoi se rajoutent la polémique sur la solution tout chloroquine du Professeur Raoult ou les interventions très médiatisées du Genevois Jean-Dominique Michel.

À ce propos, c’est malheureux, mais on dirait que chaque spécialiste avance avec des œillères et voit tout sous l’angle de sa spécialité sans considérer l’ensemble : un biologiste va ricaner sur les conclusions d’un épidémiologiste, un spécialiste des médecines infectieuses ou tropicales sur celles de l’épidémiologiste ou du biologiste, et ne parlons pas des climatologues, des éthologues, des sociologues ou des experts en médias, voire des philosophes qui ont tous une explication spécifique à un problème général.

Jean-Dominique Michel, dont le média en ligne Heidi News dit, je cite, qu’il « se présente comme anthropologue de la santé et expert en santé publique », dénigre en gros toutes les mesures prises par le gouvernement en une argumentation qui ressemble beaucoup à un ‘On nous dit rien, on nous cache tout’ plus élaboré, c’est à dire à une théorie du complot qui ne dit pas son nom.

Dans l’interview filmé qui l’a rendu célèbre et qui a fait un tabac sur les réseaux sociaux – un tabac causé, en grande partie, à mon avis, par un confinement obligatoire contraignant dont un grand nombre de personnes cherchent désespérément à nier l’utilité pour cause de ras-le-bol – il parle de sa guérison rapide du coronavirus, selon lui grâce à la chloroquine qu’il s’est procurée illégalement, contredisant ainsi la politique des autorités, ce qui implique que c’est ce qu’il aurait fallu utiliser dès le départ pour tous les patients.

Or, dans le même temps, le New York Times, sur la base des traitements appliqués dans les hôpitaux de New York, et la presse espagnole sur les médicaments utilisés dans ce pays durement touché, ont régulièrement évoqué l’utilisation de la chloroquine, soulignant à maintes reprises que ses résultats ne sont absolument pas probants et les effets secondaires terribles, et même mortels, comme le signale la célèbre étude – controversée, il est vrai – publiée le vendredi 22 mai 2020 par The Lancet, dont les résultats sont relayés par le magazine Le Point (on peut consulter l’article ici) et qui porte sur les réponses aux traitements de 96 032 patients hospitalisés entre le 20 décembre 2019 et le 14 avril 2020, tous positifs au Sras-CoV-2, dans 671 hôpitaux répartis sur 6 continents.

Reprise dans Libération le 5 juin 2020, la dernière étude en date (on peut consulter l’article ici), celle de l’équipe britannique Recovery, faite avec toute la rigueur et les vérifications requises auprès de 11 000 patients de tous âges dans 175 hôpitaux britanniques, et comparant les 1542 patients ayant reçu de l’hydroxychloroquine et les 3132 malades n’en ayant pas reçu, confirme qu’il n’y a aucune différence de résultat. 

Dans cette même interview, M. Michel évoque aussi cette idée que le virus se répand le mieux quand les températures vont de 3 à 11 degrés, ce qui expliquerait que les pays d’Afrique seraient moins touchés, selon lui. On passera sur le fait que certaines régions d’Afrique ne sont pas particulièrement chaudes, et on mentionnera tout de même que l’Espagne est un des pays les plus touchés d’Europe malgré des températures qui, en Catalogne par exemple, se sont maintenues dans les 20-24 degrés en moyenne depuis février.

Et quant à l’OMS, dont il dénigre les analyses catastrophistes dues, selon lui, à l’influence néfaste de certains financeurs – Bill Gates, par exemple – il ne mentionne pas le simple fait que l’OMS est financée d’abord par ses états membres, dont la Chine. Il évoque les pressions que la Chine aurait faites sur l’organisation sans mentionner les pressions américaines sur cette même organisation. Que l’OMS ait un rôle géostratégique important n’échappe à personne, en tout cas.

Et puis, se plaindre du tamtam médiatique, selon lui exagéré, tout en en rajoutant une couche…

ÉPILOGUE

C’est vrai, l’inflation des chiffres et le tamtam médiatique embrouille et inquiète plutôt qu’autre chose et s’il y a au moins un fait irréfutable de cette crise c’est que la mondialisation est moins dans la propagation du virus que dans la perception du danger de ce virus par l’ensemble de la population du globe.

Le déroulement de nos vies, momentanément interrompu sans qu’on sache ce qui va se passer dans l’immédiat, et l’angoisse et l’ennui qui en découlent, sont des facteurs qui favorisent tous les fantasmes : on cherche des explications, des solutions, des coupables.

On trompe le temps, on trompe l’ennui, on trouve une forme alternative pour exprimer son narcissisme à travers de multiples et dérisoires « défis » sur Facebook – mes dix meilleurs livres, mes dix meilleurs disques, mes dix photos d’enfant, mes dix photos de cinoche, mes dix photos de carrière – qui sont autant de manières de dire « malgré les circonstances, j’existe ».

Il sera bien assez tôt, quand la crise sera passée, d’analyser plus posément ce qui s’est passé et d’en tirer des leçons utiles, de reconnaître les erreurs ou les exagérations et tant mieux si ça donne raison après coup à ceux qui trouve que la réponse à cette pandémie a été excessive. Mais rien ne permet, à l’heure actuelle, d’avoir une idée totalement claire de ce qui se passe, tant du point de vue épidémiologique que sociologique ou économique.

À titre personnel, je ressens quelque chose de l’ordre de la fascination pour la façon dont les choses se précipitent et s’emballent, pour des enchaînements improbables et opportunistes à la fois, comme des brèches terribles et utiles, comme des solutions, des prétextes ou des portes de sortie pour des situations compliquées qui trouvent ainsi un exutoire, un alibi, une explication temporaire, ce qui à son tour donne la possibilité d’une bifurcation, d’un renouveau.

Peut-être.

Éloge du boui-boui : les Bains des Pâquis, l’autre Genève internationale

Vous voulez connaître une Genève internationale sympa ? Oubliez ONU, OMS, OIT, OMC, ONG et tous les autres trucs en O majuscule, avec leurs personnels de toute provenance qui rechignent à goûter la longeole – du porc agrémenté de fenouil, la saucisse genevoise par excellence – et snobent les cardons ou le soufflé tout aussi genevois pour grignoter des plats lights internationaux fadasses en sirotant d’improbables drinks colorés dans des endroits aussi chers qu’aseptisés et aussi faussement chics que vraiment tocs.

LA GENÈVE OFFSHORE

Profitez plutôt de l’été pour faire une incursion sur le lac, presque au milieu de la rade, aux Bains des Pâquis, un vrai territoire genevois pur jus, avec ses plages de gravier, ses solariums, ses douches, ses cabines et son excellente fondue servie toute l’année, même par 40º à l’ombre, dont le caquelon – un melting-pot s’il en est – est le symbole tout trouvé pour cet espace offshore, dans le sens littéral du terme.

Hors frontières et profondément démocratiques et tolérants, presque un symbole absolu de Genève, les Bains des Pâquis sont restés un lieu où se côtoient d’un linge à l’autre toutes les classes sociales, les sexualités, les races, les ethnies et les sexes, dans une ambiance bon enfant et dans une camaraderie forcément saine, puisque, par ces temps de canicule, on s’y rue en foule le temps d’un week-end pour s’y ébattre dans le lac, puces de canard ou pas.

FAÇON GUINGUETTE (AVEC ACCORDÉON)

Entendons-nous : sans compter la partie des bains traditionnellement et exclusivement réservée aux femmes, ce petit territoire libre a quand même ses hiérarchies et ses subdivisions sociologiques : les familles avec enfants se concentrent sur le début de la plage, côté Lausanne, alors que les branché(e)s bronzent et draguent plutôt sur les passerelles de bois face au jet d’eau et à la rade de Genève ou encore dans les espaces solariums.

Mais, à un moment ou à un autre, façon guinguette et dans un joyeux tohu-bohu, tout ce beau monde se retrouve à faire la queue au self-service et se mélange ensuite, coude à coude, aux grandes tablées de la vaste et belle terrasse posée sur le lac où, pour moins de Frs. 15.-, on peut savourer menu du jour ou grande salade accompagnés de délicieuses tranches de pain – où vont-il le chercher ce pain ? on veut le nom du boulanger – et sans obligation de consommer une quelconque boisson payante : même si la bière ou le rosé y coulent à flots, l’eau y est toujours gratuite (on croise les doigts).

POESIE – EISEOP

C’est toujours surprenant de constater que dans cette ville un peu trop internationaliste – et devenue hors de prix à cause de ça –, les habitants modestes, Genevois récents ou plus anciens, de toute origine et de toute provenance, continuent à survivre, à exister et à former une population à la fois profondément genevoise et vraiment populaire, dans le sens familial et joyeusement prolo du terme.

Comme si, au fil des siècles, plutôt qu’un ensemble de personne ou une classe sociale en particulier, certains endroits emblématiques de la ville – les Bains des Pâquis, le quartier des Pâquis, le quartier des Grottes, certains vieux théâtres de la rue de Carouge, certains cafés-restaurants disséminés par-ci par-là, en ville comme en campagne environnante –, secrétaient, maintenaient et perpétuaient l’esprit des lieux de toute une communauté, comme un antivirus à une volonté politique et à une modernité qui standardise et aseptise tout.

Une autre Genève, plus charnelle, plus simple, plus vivante, plus humaine, qui est tout aussi internationale que l’autre, le tout parfaitement symbolisé par ce « poésie – eisèop » en lettres minuscules accroché au plongeoir des cinq mètres, qu’on peut lire des deux côtés et qui rappelle Le Dehors et le Dedans, où Nicolas Bouvier, à la japonaise, exprimait en poèmes le stable et l’instable, mettant en parallèle paysages intérieurs et extérieurs, comme les deux côtés d’une même médaille.

Textes et photos: Sergio Belluz, 2019

P.S.

Du 22 juillet au 1er septembre, les Bains des Pâquis s’apprécient dès les AUBES, avec le magnifique festival organisé aux petites heures du matin – ou aux fins de nuits, selon le point de vue -, de 6 à 7 heures du matin.

Aubes Un festival magique et matinal…

On peut y assister à des présentations aussi éclectiques et aussi talentueuses que celles du cabaret d’Antoine Courvoisier et de Charlotte Filou (23 juillet), des musiques dansantes de l’Océan Indien, avec Les Pythons de la Fournaise (30 juillet), l’Ensemble Chiome d’Oro, ses cinq chanteurs, sa viole de gambe et son théorbe pour les sublimes Madrigaux de Monteverdi (8 août), de la musique classique persane avec Shadi Fathi & Sara Hamidi (10 août), Satie au lit (piano et voix) avec  Laurent Ecabert et Poline Renou (19 août) ou encore Sarcloret qui chante Dylan en version française (30 août).

Vous êtes prêt pour une aubade?