Sycophantes 2.0 et circulation routière : un rodéo juridique que seul le Tribunal fédéral peut arbitrer!

La délation numérique suscite des jugements contradictoires et un débat nourri. Toutes les preuves sont-elles recevables en cas d’infraction? Le quidam peut-il se substituer au pandore dûment assermenté?  Sommes-nous à la merci de n’importe quelle dénonciation?

Deux décisions cantonales contradictoires, dans des cas similaires, mettent en exergue une problématique et une polémique que seul le Tribunal fédéral pourra clore, définitivement. 

Le 19 août 2017, une dépêche ATS a généré des réactions par centaines sur les sites de différents médias helvétiques. En bref, la condamnation d’un automobiliste qui avait été filmé en train de commettre des infractions a été annulée, en raison de l’irrecevabilité du moyen de preuve. Manifestement chacun est intéressé à donner son point de vue relativement à une situation de fait qui pourrait un jour le concerner. Ajoutez à cela la pincée de gros sel que constitue Via Sicura et vous aurez tous les ingrédients d’un menu aigre-doux des plus insolites.

 

Les juges valaisans acceptent le moyen de preuve…

Dans le Canton du Valais, une affaire jugée en 2013 avait, pour la première fois, occupé les magistrats en relation avec la délation vidéo numérique. Par souci de transparence et d’honnêteté intellectuelle, le  lecteur doit savoir que votre serviteur avait représenté le conducteur dans le dossier devant le Tribunal de district, puis devant le Tribunal cantonal.

Un conducteur circulait sur la route cantonale T9 en direction de Viège. Le véhicule qui le précédait était conduit par un élève conducteur, tandis que le professeur d’autoécole était assis sur le siège passager à l’avant du véhicule. Pour des motifs inconnus, le moniteur d’autoécole est passé à l’arrière du véhicule et a commencé à le filmer au moyen d’un téléphone portable, laissant ainsi son élève seul au volant, sans possibilité effective de contrôle ni d’intervention en cas de difficulté. Cette phase durant laquelle le conducteur a été filmé a duré plusieurs minutes. Le moniteur d’autoécole, se prévalant des séquences vidéo en sa possession, a immédiatement dénoncé téléphoniquement le conducteur à la police, pour ne pas avoir respecté les distances de sécurité. La police l’a alors interpellé et interrogé à Viège, avant de le dénoncer au Ministère public, qui l’a sanctionné par ordonnance pénale pour violation grave d’une règle de la circulation routière au sens de l’art. 90 al. 2 LCR[1], en lien avec l’art. 34 al. 4 LCR[2] et 12 al. 1 OCR[3]. Après que le conducteur ait formé opposition à l’ordonnance pénale, le dossier a été renvoyé en jugement devant le Tribunal de District de Loèche, qui a confirmé la condamnation.

Le Tribunal de district de Loèche a considéré que la vidéo litigieuse n’était pas un moyen de preuve illicite et qu’il pouvait en conséquence en être tenu compte dans le cadre de la procédure diligentée par le Ministère public, dès lors que le moniteur d’autoécole a filmé une séquence de conduite que tout un chacun pouvait voir. Il a donc rejeté la requête de la défense tendant au retrait de cette vidéo du dossier, laquelle a, de surcroît, emporté sa conviction dès lors qu’il n’existait ni d’autre témoin, ni d’autre preuve matérielle.

Saisi d’un appel la Cour pénale du Tribunal cantonal a confirmé le jugement de première instance. Aucun recours n’a été déposé auprès du Tribunal fédéral à l’encontre de ce jugement qui est devenu exécutoire.

 

… alors que leurs homologues schwytzois le refusent au motif de la protection des données !

Le Tribunal cantonal de Schwytz a quant à lui adopté une position diamétralement opposée. Dans un jugement du 20 juin 2017 (notifié le 17 août 2017 et donc non encore exécutoire au moment de l’écriture des présentes lignes), il a considéré que les images réalisées n’avaient pas de valeur juridique, dès lors qu’elles n’émanaient pas de la police elle-même. A cela s’ajoute le fait que le moniteur d’auto-école n’avait aucun motif apparent pour filmer le trafic, car les manoeuvres du conducteur fautif ne l’avaient pas gêné. A contrario, ce moniteur a conséquemment violé les normes en matière de protection des données en filmant cet automobiliste. Les juges du Tribunal cantonal ont estimé que la protection des données pèse plus que les infractions à la LCR, fussent-elles graves. Comme il n’existait aucun autre moyen de preuve que ces images, le tribunal cantonal n’a eu d’autre choix que de libérer l’automobiliste des accusations portées à son encontre.

 

Le pensum de Rodolphe Archibal Reiss 

En 1903, Rodolphe Archibald Reiss publie la Photographie judiciaire, un ouvrage de référence en science forensique. Il eût été enchanté de devoir répondre à une question lancinante en de telles circonstances: quelle est la force probante des images réalisées au moyen de caméras embarquées et/ou de téléphones portables? Car ne vous y trompez pas, il y a matière à dispute!

Quid des distances réelles, dès lors que l’objectif et l’oeil diffèrent sensiblement dans leur appréhension du réel ?

Quid de la chronologie des événements? etc.

Des laboratoires se sont spécialisés en ce domaine d’expertise, à l’instar de l’Ecole des sciences criminelles de l’Université de Lausanne. Voici quelques mandats réalisés pour des procureurs en matière d’analyse d’images et de photogrammétrie :

  • Authentifier des images
  • Améliorer la visibilité de détails ou de traces
  • Décrire le contenu de manière systématique
  • Comparer les contenus de plusieurs images
  • Établir la chronologie d’un évènement en combinant les images de différentes sources
  • Mesurer le contenu des images
  • Effectuer un relevé photogrammétrique de scènes d’accidents ou de crimes pour obtenir des mesures tridimensionnelles sur les images (p. ex. la taille des protagonistes ou la vitesse d’un véhicule)
  • Intégrer des images dans une reconstruction 3D
  • Combiner des données 3D dans un modèle complet et cohérent
  • Évaluer des hypothèses sur le déroulement d’un évènement

En clair donc, nonobstant la problématique cardinale de la recevabilité des moyens de preuve qui fait débat en droit, les magistrats doivent supputer les images qui leur sont soumises avec la plus grande circonspection. Ils ne sauraient notamment se substituer aux experts, lorsque des questions factuelles font débat. En France, il a ainsi été démontré dans une affaire où un piéton a été renversé par un automobiliste que ce que la caméra pouvait saisir, ne pouvait l’être par l’oeil humain. Les images étaient donc susceptibles d’induire le magistrat en erreur en lui faisant croire que le mouvement du piéton était perceptible. En définitive déterminer dans quel cas des images peuvent être admises en procédure et s’avérer pertinentes s’apparente à un pensum que Rodolphe Archibald Reiss n’aurait pas récusé.

 

Petite synthèse et analyse prospective

En cas d’acceptation d’un éventuel recours à l’encontre du jugement schwytzois, le Tribunal fédéral ouvrirait inexorablement la voie à une justice privée dont le champ d’application est infini, à l’aune des nouveaux outils connectés, tels que les Google Glass ou les caméras embarquées, nativement, dans les véhicules actuels. Sans compter le fait que les citoyens se sentiraient légitimés à dénoncer chaque comportement dirimant auprès des forces de l’ordre.

Il s’agit donc d’arbitrer un road movie semé d’embûches.  Dans ce contexte, il n’est pas inutile de rappeler que le sycophante devient, de facto, le maître du fichier et qu’il devra respecter entre autres le principe de proportionnalité (par exemple effacer les images le soir si rien de problématique ne s’est produit pendant la journée), répondre à l’obligation d’information voire à une demande d’accès aux données (du point de vue pratique, cela devra se faire lors d’une première prise de contact, par exemple juste après la collision, si l’on parle à l’autre partie), prendre les mesures de sécurité nécessaires, voire même déclarer le fichier qu’il détient! A défaut, il s’expose à des procédures civiles notamment.

Si l’on se réfère à l’arrêt Google Streetview (ATF 138 II 346), il ne fait aucun doute que l’un des principaux problèmes sera d’établir des garde-fous qui permettent d’anticiper l’évolution technologique. Ainsi le partage des images réalisées ne devrait-il pas être autorisé sans l’accord des personnes concernées. Les appareils de prise de vue vont permettre à l’avenir de saisir des situations avec plus de précision et d’amplitude générant de facto un risque accru d’identification des personnes. Lors du dernier salon IFA 2017, Acer a présenté une caméra embarquée connectée (en 4G  et wireless), dotée d’un GPS et capable de filmer à 360 degrés les accidents de la route! Les images peuvent également être stockées sur le cloud. Lors d’une collision entre le véhicule et un obstacle, la caméra déclenche automatiquement un enregistrement et envoie une notification sur le smartphone du conducteur. Cette caméra assure également la sécurité du véhicule puisqu’elle peut être activée lorsque vous l’avez parqué et vous permettre de visionner en temps réel ce qui se passe à l’intérieur et à l’extérieur du véhicule. En réalité dès que la reconnaissance faciale aura été implémentée, nous ne pourrons plus rouler sans être identifiés exhaustivement et assurément. Dans de telles circonstances, seules les cautèles en matière de protection des données sont à même de préserver l’existence même de la sphère privée sur la route et au-delà. Le Préposé fédéral à la protection des données et à la transparence partage ces inquiétudes protéiformes.

Il existe en définitive une dichotomie singulière entre les exigences auxquelles doivent faire face au quotidien les policiers (en vertu du Code de procédure pénale) et la liberté qui serait ainsi offerte aux conducteurs helvétiques de se transformer en sycophantes 2.0.

 

 

 

[1] Celui qui, par une violation grave d’une règle de la circulation, crée un sérieux danger pour la sécurité d’autrui ou en prend le risque est puni d’une peine privative de liberté de trois ans au plus ou d’une peine pécuniaire.

[2] Le conducteur observera une distance suffisante envers tous les usagers de la route, notamment pour croiser, dépasser et circuler de front ou lorsque des véhicules se suivent.

[3] Lorsque des véhicules se suivent, le conducteur se tiendra à une distance suffisante du véhicule qui le précède, afin de pouvoir s’arrêter à temps en cas de freinage inattendu.

4 réponses à “Sycophantes 2.0 et circulation routière : un rodéo juridique que seul le Tribunal fédéral peut arbitrer!

  1. Je suis d’avis qu’au contraire le fait de savoir que les autres conducteurs peuvent vous filmer et que ces séquences peuvent contribuer à vous faire condamner en cas d’infraction serait de nature à augmenter la sécurité routière.
    L’argument de la “protection des données” sert dans ce cas à protéger des délinquants, ce qui n’est pas son but premier.

    1. Donc si je vous suis, chacun serait en droit de filmer les autres pour pacifier le trafic et accroître la sécurité routière. Je vous propose dans l’hypothèse que vous évoquez une mesure complémentaire soit un contrôle en temps réel de votre conduite par le biais de l’envoi des données du véhicule au Service automobile et en cas de violation des règles de la circulation routière une dénonciation automatique à l’autorité compétente (civile / pénale). Dans le but d’augmenter la sécurité toujours. Etes-vous d’accord? Ce d’autant que dans cette configuration-là la police et l’autorité administrative sont légitimés à accomplir cette mission, au contraire du conducteur lambda. Ne vous méprenez pas le cas que j’évoque peut être techniquement une réalité dès ce jour. Il suffit d’une base légale pour légitimer cette surveillance en temps réel. Plus de risque pour personne donc et plus de liberté pour personne non plus. La proportionnalité est un principe fondamental de notre Etat de droit et il s’oppose à toute surveillance en temps réel à des fins préventives. Sinon ce sera Minority Report.

      1. Merci de votre réponse circonstanciée. Concernant la surveillance en temps réel, il s’agira bientôt d’un combat d’arrière-garde avec l’arrivée des véhicules autonomes qui mémoriseront toutes leurs actions et les transmettront très probablement à une centrale de gestion dont les données seront accessibles aux autorités.
        Ce qui me dérange dans votre argumentation est le fait que vous semblez penser que le non-respect du code de la route fait partie de la liberté de chacun (une espèce de “droit à l’illégalité” sur la route). Étant dépourvu depuis toujours d’un véhicule privé, je ne suis pas concerné directement par la problématique mais je crois que je ne verrai aucun inconvénient au contrôle en temps réel que vous évoquez, car ce contrôle pourrait aussi fonctionner “à décharge” pour le conducteur respectueux des lois.

    2. Tout est question d’équilibre. Je ne pense pas que le non-respect du Code de la route doive générer des contrôles permanents. Et si tel devait être le cas, il m’apparaît que c’est le rôle exclusif de la police et non de privés.

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