Utopies.2016

Pour les sinoques de garde-temps, ce Noël 2015 a été rendu attrayant et novateur par notre oracle horloger @JCBiver!

Celui-ci nous a gratifiés d'une montre connectée, gage d'espoir dans la lutte impitoyable qui s'est engagée. 

Après les escarmouches entre Google et Apple qui ont permis de déterminer la puissance de feu de chaque camp, nous sommes désormais entrés dans le vif du sujet. 

Une analepse s'impose. 

En septembre 2013, les horlogers se disaient sereins face au péril représenté par la première montre connectée de Samsung. Le message était clair et d'une simplicité monacale, l'horlogerie traditionnelle deviendrait la haute couture du secteur des montres. 

Au diable les grincheux et les experts de pacotille qui annonçaient, dans les 10 années à venir, la disparition des trois quarts du marché de la montre suisse. 

La réplique allait sans nul doute convaincre les aporétiques (dont le soussigné), dont les rangs autrefois clairsemés grandissaient exponentiellement, à l'aune des progrès des montres connectées.  

Et là Jean-Claude Biver surprit (ce qui le concernant relève de l'euphémisme), en présentant à New York son trait d'union de deux mondes qui semblaient discordants et en anticipant et résolvant élégamment l'équation d'obsolescence programmée.   

Les premières ventes de la Tag Heuer Connected laissaient augurer d'une réponse adéquate aux attentes des consommateurs, placés devant un choix cornélien, éminemment complexe et passionnel: opter pour un garde-temps qui témoigne d'un génie plusieurs fois millénaire ou choisir de vivre avec son temps hyperconnecté, fugace, fulgurant, mais phagocyteur de nos données. Certains se sont enhardis jusqu'à porter les deux. 

Puis il y eut cet article de Xavier Comtesse, daté du 30 décembre 2015, et ainsi intitulé: "Aux USA: les montres connectées cannibalisent déjà les autres montres notamment celles des Suisse!". 

Une analyse chirurgicale du présent. Une radiographie qui effraie.

Baselworld 2016 sera le dernier révélateur du niveau de préparation des maîtres horlogers, avant le blitz de l'iWatch 2. 

Je suis intimement convaincu qu'il est déjà trop tard pour certaines marques qui vont tout simplement disparaître, victimes de leur segment de marché (le moyen de gamme) et de l'offre pléthorique de services des montres connectées.

Dès l'instant où l'argent ou tout autre mode de règlement aura disparu de vos poches pour se nicher dans votre montre, le déclin sera irrémédiable pour ceux qui n'offrent que l'heure fusse-t-elle présentée sous ses plus beaux atours. 

Et pourtant, et pourtant…

La Suisse horlogère dispose d'une arme redoutable pour faire face à tous ses contradicteurs de marché: la protection des données!

L'un des carcans légaux les plus favorables à la défense des droits des citoyens, auquel s'ajoute une cryptographie non réglementée. 

Je devine votre moue dubitative, voire sarcastique. Soit. 

Notre Suisse horlogère doit en partie son succès à sa capacité de former un front commun, lorsque les aléas de la vie économique l'exigent. Tout n'est évidemment pas parfait, mais l'Intelligentsia parvient à fédérer.

Elle doit créer rapidement un nouveau label: Swiss Privacy Guaranteed.

Le consommateur est très attentif à ses données personnelles et devient de plus en plus exigeant. Une étude récente confirme que la sécurité des données impacte la confiance et la fidélisation des clients. Aucun fabricant de montres connectées n'offre une quelconque garantie quant à la préservation des données personnelles.

Apple a lancé le 9 mars 2015 une application pour iPhone destinée à collecter des données sur la santé de ses utilisateurs volontaires dans le but d'aider la recherche clinique. Ce pan vertueux masque une vente des données médicales à des assureurs, de fort mauvais alois.

Dans un monde où la faiblesse sous toutes ses formes est honnie, nous générons par notre partage d'informations, souvent anodines, un véritable profiling de santé, dont les montres connectées sont les aspirateurs de données. Le danger est immense d'en subir les conséquences à brève échéance: un suicide numérique

Démonstration par l'exemple, avec votre Serviteur!

Les seules publications sur les réseaux sociaux permettront à tout assureur maladie de personnifier les nuits courtes, les interruptions de cycles de sommeil, le coucher à heures irrégulières. En bref Morphée n'est guère mon amie. Quant aux images diffusées sur Instagram, elles renseigneront sur la nature et la qualité des plats, les habitudes alimentaires et seront susceptibles d'effrayer le plus aguerri des réassureurs.

En bref, je ténorise les risques, comme d'autres collectionnent les timbres. A leur place, je ne m'assurerais pour rien au monde.

Et bien c'est précisément ce que le citoyen veut désormais se voir garanti: une impossibilité, sans un consentement exprès et préalable, d'utiliser ses données (fussent-elles publiées de son seul fait) à des fins autres que celles qu'il a acceptées. Et dans ce contexte, l'assurance, la garantie de la préservation d'un habeas corpus ad subjiciendum numérique va jouer un rôle fondamental. Edward Snowden évoque une "Magna Carta pour Internet" – une référence à la “Grande Charte des libertés d’Angleterre” octroyée en 1215 par le roi Jean sans Terre – pour défendre la définition de nouveaux "droits numériques". Cette évolution sociétale est irrémissible. 

Imaginez donc une montre connectée qui réunisse les qualités intrinsèques du Swiss Made et à laquelle serait ajoutée une garantie contractuelle (objet de vérifications par la branche), selon laquelle les données demeureront stockées en Suisse, ne seront jamais transmises à des tiers sans votre accord explicite préliminaire et feront l'objet d'un niveau de protection parmi les plus élevés du monde. Et couplez ce produit avec des applications helvétiques tierces de messagerie sécurisée et des solutions d'héritage numérique, respectant des standards identiques (Threema, kolabnow, etc.).

Le consommateur à prestations identiques, ou presque, appréhendera non seulement le produit, mais également le risque généré par l'utilisation du produit. 

Cette garantie concourra également à renforcer le rôle de la Suisse comme coffre-fort numérique du monde. Que de synergies possibles! 

Je sais, je suis un utopiste. 

Mais sous peine de se réinventer avec impétuosité, l'horlogerie suisse devra faire face à une réalité économique mortifère. Et comme ce qui est dénié ne peut faire retour puisque non advenu, chaque seconde qui s'égrène la rapproche de l'asémanticité, respectivement d'un sort peu enviable: Telle fut la fin de ces nobles et courageux horlogers, victimes de leur généreuse utopie1.

Rendez-vous est donc pris dans 31 millions 536 mille secondes.

D'ici là je vous souhaite une année 2016 empreinte d'onirisme. 

Sébastien Fanti 

 

1 Il s'agit d'une adaptation de la phrase d'Adolphe Thiers: Telle fut la fin de ces nobles et courageux citoyens, victimes de leur généreuse utopie. Adolphe Thiers, Histoire de la Révolution française, tome V, Projet Gutenberg.