Le Parlement offre un superbe chèque en blanc à notre Armée

Faire passer, presque sans discussion, le DEVA est un gros cadeau pour Ueli Maurer et ses généraux.

Certes, l’enveloppe est limitée, mais son contenu ne correspond pas à ce que l’on peut attendre d’une Armée moderne. André Blattmann a présenté le DEVA devant la société fribourgeoise des officiers, le lundi 2 mars dernier. En fait, il l’a dit lui-même, le DEVA fait suite au rapport sur les lacunes de l’Armée et confirme ainsi ma dernière analyse sur mon blog.

N’en déplaise au président de la société suisse des officiers, qui se demandait si j’avais la naïveté de penser qu’en écrivant un tel brûlot on pouvait faire bouger les choses ? Et bien si ! André Blattmann, en citant l’Hebdo, annonçait le même soir à Villars-sur-Glâne que les trois prochaines nominations de généraux seraient faites au sein des officiers de milice.

Pour en revenir au DEVA, toujours ce même soir, André Blattmann s’embrouilla dans les chiffres des effectifs de la future armée en disant qu’il fallait 140'000 hommes pour assurer la présence de 100'000 hommes dans le terrain. Si chaque chef d’entreprise résonnait de la sorte, toutes nos entreprises disposeraient d’un réservoir de 40 % d’effectif en plus pour assurer un 100 % du travail. Mais où va-t-on ?

Une fois de plus, nous pouvons constater la faiblesse de l’analyse stratégique du chef de l’Armée. Le nombre d’hommes, tout comme le nombre de jours de service à accomplir, tombe du ciel, sans réflexion et sans vraie analyse de la menace. Oh, oui ! … Tout à coup, voilà le chef de l’Armée rassuré dans sa conférence. Il cita avec grande fierté que la Russie était une menace pour la Suisse, depuis l’arrivée du général Guérassimov nouveau chef d’état-major de l’armée russe, citant des passages écrits sur son site WEB ! La Russie, le nouvel ennemi de la Suisse, c’est rassurant et cela permet au moins de ressortir la doctrine apprise durant son école d’officiers. Entre parenthèse, lors de sa conférence, il a même osé revenir sur la menace grecque.

Non, Monsieur Blattmann, une fois de plus vous faites fausse route et il faut corriger le tir maintenant, car je suis prêt à parier que, comme les précédentes réformes, le DEVA n’aura pas l’occasion de pouvoir se terminer !

Il faudrait tout d’abord évaluer les causes des conflits dans le monde ces 10 à 15 dernières années, puis les risques pour notre pays, sans détour, droit au but.

Premièrement la quasi-totalité des conflits, lors de ces dernières années, ont éclaté dans un pays entre deux ethnies, souvent pour des motifs religieux (Ex-Yougoslavie, par ex) ou pour des raisons de non compréhension avec le pouvoir central (Ukraine, par ex) ou encore parce que l’Occident s’est ingéré dans les affaires d’un Etat X.

A quoi servirait DEVA si deux ethnies, sur notre territoire, commençaient à se battre par exemple ? Et je précise, ce ne serait en tout cas pas Suisses alémaniques contre Suisses romands ! Les mortiers du DEVA seraient-ils alors d’actualité pour protéger notre population ? Certes il faut pouvoir maintenir une capacité et une instruction à une guerre conventionnelle entre deux états, mais pour ce faire, il faudrait déjà que notre aviation ne soit pas seulement engageable durant les heures de bureau.

D’autre part, la cyberguerre, même si tout à coup elle devient prioritaire, comme le DEVA est conçu actuellement, ce ne sont que des miettes qui y seront consacrées (je rappelle pro memoria que ce sont quelques 20 postes qui seront créés au profit du renseignement, alors qu’il en faudrait 80).

Stop ! Arrêtons-nous un instant et repensons complètement notre analyse stratégique de la menace, de ses risques inhérents, en prenant comme modèle l’ensemble des conflits de ces 20 dernières années seulement, en y ajoutant les contraintes économiques et non seulement se contenter de dire qu’il faut protéger nos points névralgiques. Redonnons les moyens de recréer un vrai service des renseignements (allant plus loin que celui actuellement discuté), mais cette fois-ci intégré aux aspects civils (intelligence économique), policiers et militaires mais également intégré à ceux de nos partenaires : les services de renseignement de nos voisins.

Que ce soit en matière d’intelligence économique ou de cyberguerre, les Français nous montrent le chemin, mais pour des raisons politiques internes, nous refusons d’ouvrir les yeux.

De ce fait, et le plus urgent, est d'entamer maintenant une approche par phase :

1. analyse de la menace réelle;

2. analyse des risques pour notre pays;

3. mise en place d’un vrai service de renseignement avec les outils informatiques nécessaires et les partenariats nécessaires;

4. mise en place d’une structure de cyber protection (dont l’armée ne représente qu’une petite partie);

5. accès satellite pour la vision du territoire en partenariat avec les armées européennes;

6. redimensionnement de notre armée en fonction des vrais risques et menaces par :

  • une formation de qualité pour les cadres;

  • une formation pour les membres des états-majors, afin de pouvoir travailler avec nos partenaires européens;

  • un redimensionnement des effectifs en fonction des besoins réels (et non 100'000 hommes en fonction d’un budget calculé dans un bureau feutré);

  • un recalcul du nombre de jours de service et du temps d’incorporation en fonction de la complexité de l’arme, de l’instruction et de sa durée d’engagement, afin d’éviter toute perte de connaissance (et non égal pour tous les militaires);

  • une réforme du système d’avancement en détachant le niveau du salaire du grade pour les professionnels (un instructeur d’unités qui fait bien son travail et qui se plait dans ce poste doit pouvoir y rester en gardant le grade de capitaine par exemple, mais en bénéficiant d’un salaire en fonction de la qualité de son instruction);

  • une dissociation de la voie du commandement, de la voie de l’appui (of EM) et de la voie de l’instruction;

  • une préparation d’une partie de notre armée à l’engagement en dehors de nos frontières (il faut arrêter immédiatement l’engagement alibi de la Swisscoy, au profit d’autres engagements) basé, certes sur un volontariat, mais dans un but d’engagement et de retour d’expérience;

  • un investissement dans des moyens adaptés à la menace, à l’engagement et à l’instruction.

Cette énumération, non exhaustive, répond exactement aux buts fixés par notre Constitution, sans dépenser stupidement de l’argent mais, surtout avec la volonté de protéger notre pays contre des menaces actuelles et futures bien réelles.

La Suisse a besoin d’une Armée forte, mais crédible et adaptée à la réalité d’une vraie menace.

Sandro Arcioni

Sandro Arcioni, Dr ès sciences, lieutenant-colonel, expert en stratégie et en cyberdéfense, directeur de mupex Sàrl et enseignant-chercheur dans le domaine de la gouvernance.