Nil Bleu : Barrage de la « Renaissance » ou de la politique ?

L’« Égypte est un don du Nil » dit la célèbre phrase d’Hérodote [Gascon ; 2004] ; elle est pourtant en passe de devenir obsolète. Pourtant jusqu’au début du 21ème siècle, aucun pays africain pouvait contester l’hégémonie égyptienne sur le fleuve, du moins en Afrique du Nord-Est. Outre sa puissance politique, économique, démographique et militaire, l’Égypte représentait une image de puissance, construite dans un processus historique, porté par ses monuments et son héritage intellectuel. Or, depuis 2011, voilà que l’Éthiopie défie frontalement la prééminence égyptienne sur l’utilisation et le partage du Nil Bleu. Le projet éthiopien de retenue d’eau lancé en 2011 et connu sous le nom de « barrage de la Renaissance » crée nouvellement une tension politique régionale, jusqu’à déclencher un appel aux instances onusiennes, en l’occurrence au Conseil de Sécurité, et à celles de l’Union africaine. La situation actuelle est celle d’un barrage politique dressé contre l’Éthiopie et voulu par l’Égypte et le Soudan du Nord.

Ce conflit triangulaire quant à l’exploitation du Nil Bleu ne date pas d’aujourd’hui. Dès le lancement du projet par l’ancien Premier ministre Éthiopien Meles Zenawi, ces pays voisins se sont en partie opposés à la construction du barrage dit « de la Renaissance » dont l’objectif est de produire une énergie hydroélectrique renouvelable équivalant à 6000 mégawatts. Cependant, un consensus entre les États de la région s’est instauré et a permis à l’Éthiopie de bâtir le plus grand barrage d’Afrique jamais construit.  

Par cette volonté politique ancrée dans une perspective indépendantiste, le gouvernement Éthiopien souhaite à la fois alimenter son pays en énergie – puisqu’actuellement 60% de la population éthiopienne n’a pas d’accès direct à l’électricité – mais également, exporter cette ressource aux acheteurs étatiques et privés, s’assurant du même coup un revenu significatif en devises étrangères. Pourtant, de plus en plus, l’alliance politique égypto-soudanaise s’est mise à envisager d’un bien mauvais œil la nouvelle ambition éthiopienne, caractérisée par eux de « démarche unilatérale ».

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Dimension historique : le Nil sans l’Éthiopie ? L’Éthiopie s’est toujours sentie exclue sur l’ensemble des décisions importantes du Nil (Blanc et Bleu). Ce sentiment bien ancré est le produit d’un fait historique. Rappelons que, dès 1902 déjà, la Grande-Bretagne, dans la perspective coloniale qui était la sienne alors, promulgue une clause régionale interdisant à l’Éthiopie d’entreprendre sans son accord quelle activité que ce soit sur le Nil Bleu. De même, en 1925, l’Italie et la Grande-Bretagne se répartissent l’usage des eaux, sans associer les Ethiopiens à la délibération. Par la suite, en 1929 et 1959, l’Égypte et le Soudan concluent un accord sur le partage du Nil Blanc, toujours sans inviter l’Éthiopie à la table de négociation. Cette alliance égypto-soudonaise est symbolisée par le grande barrage d’Assouan. Ainsi, l’Égypte a normalisé son influence sur le Nil, en dehors de toute démarche inclusive, au point de considérer le fleuve de 6’700 kilomètres étant son « dû ». On se souvient encore, en 2013, du belliqueux discours de l’ancien chef d’État égyptien Mohamed Morsi appelant à la destruction du barrage par des moyens militaires. Il justifiait alors cette provocation par le principe des « droits historiques ». En réponse, l’État Ethiopien avait répondu à ladite « logique historique » en invoquant son utilisation bimillénaire en Nil Bleu « Abbay ». Toutefois, et même si ces deux États n’ont pas signé les Conventions d’Helsinki (1996) et de New York (1997), l’appropriation d’eaux non-navigables en invoquant des « droits historiques » est contraire au droit international sur lequel s’appuient les organisations internationales, lesquelles ne reconnaissent donc en rien la revendication « historique » égyptienne.

Le sentiment d’être mis à part et de ne jamais être associé aux décisions s’est cristallisé davantage encore dans l’imaginaire Ethiopien lorsque, en 2009, le Soudan a édifié la retenue de Méroé, avec le soutien de  l’Égypte. De la même façon, l’Égypte n’a rien trouvé à redire lorsque le Soudan s’est lancé dans l’implantation de quatre réservoirs entre Khartoum et Assouan. Ces connivences récurrentes ont conduit les Ethiopiens à croire un bloc « arabe », coalisé contre leur pays et leur Nil Bleu. Autrement dit, comme le souligne Alain Gascon, l’hostilité égyptienne à l’égard de l’Éthiopie « réactive un conflit de prééminence entre les deux plus anciens États d’Afrique du Nord-Est, l’un à la source du Nil et l’autre au delta » [Gascon ; 2015].

 

La dimension d’urgence : le Barrage comme « solution » ? La situation d’urgence crée par la construction du barrage et soulignée  par le premier ministre Ethiopien Abiy Ahmed met en jeu des paramètres endogènes et exogènes. Il y a d’abord la pression démographique. En effet, selon les estimations de l’Institut national d’études démographiques (INED), la population de l’ensemble des États du Nil Blanc et Bleu, en passant de 400 à 800 millions d’habitants, doublera d’ici 2050. La population éthiopienne passera elle de 110 à 180 millions d’habitants, ce qui représente une augmentation d’environ 60%.

Cette perspective oblige le gouvernement éthiopien à réaliser le barrage de la Renaissance le plus rapidement possible afin de répondre aux besoins accrus de ses citoyens. Il y a ensuite une menace politique et sociale de la population éthiopienne à l’encontre du pouvoir exécutif. En effet, le projet, dont l’achèvement est prévu pour 2020, n’a été possible, en partie, grâce aux dons des citoyens. Autrement dit, le gouvernement actuel (ainsi que le précédent) ne peut décevoir les enjeux symboliques de cette contribution et se trouve donc d’autant plus dans l’obligation de respecter ses engagements. Enfin, des créanciers étrangers, tels que les banques chinoises, attendent un remboursement des prêts consentis pour le chantier. L’État Éthiopien est par conséquent contraint – par une logique de redevance – à respecter les délais sous peine de creuser davantage encore sa dette publique ce qui, en tout état de cause, serait d’autant plus difficile et périlleux sans les rentrées financières générées par le barrage.

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Dimension politique : Une diplomatie régionale rompue ? L’ancien ministre égyptien Boutros Ghali avait déclaré durant son mandat de secrétaire général de l’ONU (1992 – 1996) que « la prochaine guerre dans la région se déroulerait sur les eaux du Nil » [Ayeb H ; 1998]. Malgré les tractations diplomatiques conflictuelles entre l’Égypte et l’Éthiopie, cette prédiction ne s’est toutefois guère concrétisée, et semble être, d’après Géraldine Pflieger, directrice de l’Institut des sciences de l’environnement à Genève, hautement improbable.

Actuellement, la plus grande crainte du gouvernement d’Abdel Fattah al-Sissi (Égypte) et de celui d’Abdel Fattah Abdelrahmane al-Burhan (Soudan du Nord), en étant impacté par le remplissage du barrage, de se trouver face à une baisse des ressources disponibles en eau. Selon le nouveau plan proposé en 2019 par ces deux gouvernements alliés, le remplissage du réservoir doit être retardé pour une période de 12 à 21 ans puisque, selon l’État égyptien, la mise en exploitation du barrage constitue une véritable menace « existentielle ». Sans surprise, l’État Éthiopien se refuse catégoriquement à cette mainmise, qu’il qualifie d’« inacceptable ». D’autant plus, la question d’ «existentielle » se pose également pour l’Ethiopie. La réunion extraordinaire du Bureau de la Conférence des chefs d’État et de gouvernement de l’Union Africaine sur le grand barrage de la Renaissance Ethiopienne (GERD), tenue le 26 juin en vidéoconférence, confirme avoir réglé de manière consensuelle le 90% des problèmes dans ces négociations tripartites. Mais qu’en est-il du 10% restant ? 

 

Est-ce le gouvernement Éthiopien cédera au barrage politique dressé par l’Égypte et le Soudan du Nord ? La réponse semble se pencher relativement vers un « non ». En effet, l’Éthiopie a d’ores et déjà démarré le remplissage du barrage. Comme le souligne sur Radio France Internationale le professeur Kjetil Tronvoll, directeur de recherche sur la paix et les conflits à l’université Bjonjes d’Oslo, « (…) c’est une façon pour l’Éthiopie de mettre une forte pression sur l’Égypte pour obtenir un compromis ». Dans tous les cas, nous aurons probablement plus de réponses dans les semaines ou les mois à venir. Le Premier ministre Éthiopien Abiy Ahmed, fraîchement récompensé par le Prix Nobel de la paix en 2019, doit trouver le subtil équilibre entre les facteurs endogènes relatifs au barrage et les pressions exogènes. Cette position des plus compliquées, l’est d’autant plus que l’Éthiopie vit actuellement des violences civiles qui opposent l’ethnie Oromo marginalisée au régime actuellement au pouvoir. D’après les autorités étatiques, 239 personnes environ auraient été tuées dans les manifestations et près de 3’500 suspects arrêtés et placés en détention. Certains militants Éthiopiens n’hésitent pas à qualifier leur Premier ministre de « dictateur » en le comparant avec son homologue Érythréen Issayas Afeworki.  

 

Références :

  • Alain GASCON, « Combats sur le Nil : la guerre de l’eau ? » Bulletin de l’association de géographes français, 2015.
  • Alain GASCON, « Un don du Nil, un don de l’Éthiopie », in H. de Charrette (dir.), Les enjeux Méditerranéens : l’eau, entre guerre et paix, Le Harmattan, 2004.
  • Habib AYEB, L’eau au Proche-Orient. La guerre n’aura pas lieu, Paris-Le Caire, Karthala-CEDEJ, 1998.