Soudan : la désobéissance civile vers la révolution démocratique ?

« Le régime est tombé !» Voici le slogan crié par des milliers de soudanaises et soudanais au lendemain de la destitution du dictateur Omar el-Béchir par le département de la Défense (11 avril 2019). Après avoir manifesté depuis le mois de décembre 2018, la population soudanaise se félicite de cette situation considérée comme « révolutionnaire », et ne cesse de le scander encore et encore dans les rues de Khartoum, la capitale. Pourtant, peut-on considérer ce nouveau changement, à savoir la fin du règne d’Omar el-Béchir, comme un processus de démocratisation ? Du moins, il semblerait qu’au vu de la situation actuelle, la question démocratique s’avère être ignorée par le Conseil militaire. En effet, malgré la destitution d’Omar el-Béchir, l’armée réprime les manifestations populaires, par les mécanismes autoritaires qui nous rendent très difficile l’accès au terrain. Actuellement, les médias parlent d’un bilan de plus de 100 personnes tuées par l’armée. Cette réalité chaotique ne laisse pas indifférents les réseaux sociaux, surtout les internautes occidentaux. Ces derniers publient leur soutien en exposant à fois le fond bleu sur profil personnel et également en postant l’image héroïque de l’icône nationale « Alaa Salah », devenue la militante symbolique. Pour mieux comprendre ce soulèvement populaire, nous verrons dans un premier temps la crise politique, et précisément la structure politique imposée par l’administration Béchir depuis 1989. Ensuite nous parlerons de la crise économique. Et enfin, cela nous amènera vers une réflexion sur l’objectif de ces mobilisations citoyennes.

Crise Politique :

Depuis 1989, le dictateur Omar el-Béchir a incarné le pouvoir étatique soudanais de manière répressive et despotique. Suite à une forte mobilisation populaire depuis le mois de décembre 2018, le général Awad Ahmed Benawf a déclaré la destitution immédiate de l’ex-président sur la chaine nationale « J’annonce, en tant que ministre de la Défense, la chute du régime et le placement en détention dans un lieu sûr d’Omar el-Béchir » (11 avril 2019). Par cette même occasion, le département de la Défense a également précisé qu’Omar el-Béchir est placé dans un lieu « sûr ». En raison de cette instabilité, une institution d’un Conseil militaire de transition est mise en place pour deux ans afin d’assurer un nouveau gouvernement. Omar el-Béchir, fils de paysan, suit une formation militaire à l’Académie militaire au Caire, avant d’être inséré dans les forces armées soudanaises. Après avoir incorporé un rôle central au sein de la résistance contre l’Armée populaire de libération du Soudan, Omar el-Béchir et avec le soutien d’un groupe d’officiers et les Frères Musulmans, renversent le gouvernement démocratique de Sadek al-Mahdi. Ce dernier devient président de manière non démocratique, et gouverne le pays depuis 30 ans en imposant la « charia ». Une politique autoritaire est lancée en supprimant les rébellions et toute forme d’opposition par la violence contraignante, plutôt que de chercher une politique corporatiste, pacifique et consensuelle. Autrement dit, l’idée du multipartisme politique est supprimée. En outre, ce président instaure un nouveau code légal islamique, où il tente d’exercer une tyrannie illégitime. Cette configuration politique divise le pays en deux : le Nord majoritairement musulman et le Sud habité par des minorités chrétiennes. Ensuite, en 2003 une année noire bouleverse la population soudanaise avec la guerre de Darfour. Ce conflit est dû aux tensions ethniques et politiques dont les origines antagonistes restent anciennes. Le mouvement de libération du Soudan souhaite instituer un partage de pouvoir, jusqu’ici contrôlé par l’administration Béchir. Cependant, le gouvernement de Béchir refuse et réplique par une violence génocidaire. Les organisations internationales estiment à environ 300’000 morts et 2,5 millions de personnes déplacées. Par conséquent, la Cour pénale internationale (CPI) accuse Omar el-Béchir d’avoir planifié un crime de génocide (« crimes de guerre » et « contre l’humanité »), et ordonne l’arrestation du président soudanais. Immédiatement, la majorité des États rompt et refuse toutes formes de collaboration. En revanche, certains pays comme la Syrie, l’Érythrée ou l’Afrique du Sud décident de dénigrer la juridiction de la CPI, et ont continué de l’accueillir dans le propre État pour des affaires diplomatiques.  

Ensuite, malgré ses promesses démocratiques prononcées par Omar el-Béchir après la sécession soudanaise (2011), aucun changement relatif au processus démocratique ne s’est vraiment concrétisé. Par ailleurs, le parti unique au pouvoir n’a pas hésité à désigner Omar el-Béchir comme le candidat unique de son parti pour l’élection présidentielle 2020. Sachant que la constitution soudanaise indique clairement deux mandats successifs. En réalité, Omar el-Béchir voulait modifier la Constitution afin qu’il puisse consolider son pouvoir dès 2020. Hélas pour ce dernier, la vague contestataire a mis son véto face à ce statu quo.

Crise économique :

Malgré de ressources naturelles considérablement riches, le Soudan est parmi les pays le plus sous-développés dans le monde. Principalement, ce sont l’économie primaire et l’exportation du pétrole qui conditionnent la croissance économique de cet État. Le facteur économique au Soudan joue un rôle central dans la compréhension de cette révolte populaire. Le triplement du prix de la farine, et spécifiquement sur l’augmentation du prix du « pain », semble être l’effet déclencheur. En effet, depuis le mois décembre 2018, cette logiquement économique relative à une substance vitale a mobilisé la population soudanaise à rentrer dans un combat politique de manière pacifique, et surtout par une volonté de désobéissance civile. Pour mieux comprendre cette crise économique, une observation objective depuis 2011 mérite d’être soulignée. Après la guerre civile entre le Soudan du « Nord » et le Soudan du « Sud », et suite à un référendum d’autodétermination en janvier 2011, le Soudan du Sud s’est définitivement séparé du pouvoir du gouvernement central d’Omar el-Béchir. La majorité de la communauté internationale a reconnu l’indépendance de ce nouvel État du Sud, ainsi que les frontières physiques qui distinguent désormais les deux États. Cependant, le débat sur la gouvernance du pétrole complique davantage les discussions, car cet or noir représente une grande partie de la richesse du Soudan. Malgré les divergences politiques et économiques entre les deux gouvernements distincts (entre le Nord et le Sud), un consensus sur le profit pétrolier a été conclu entre les deux entités. Le Soudan du Sud dispose dorénavant le 75% de la richesse pétrolière, néanmoins aucune infrastructure n’existe permettant à ce nouvel État du sud d’exploiter efficacement cette substance naturelle. Tandis que le Soudan du Nord possède de nombreuses infrastructures, antérieures à la sécession du « Grand » Soudan, capables d’extraire le pétrole et d’assurer l’exportation vers l’étranger par la voie de la Mer Rouge. Par conséquent, l’entente consensuelle signée consiste pour le Soudan du Sud de verser une partie du bénéfice issu de l’exportation pétrolière au gouvernement d’Omar el-Béchir (Soudan), et en contrepartie, ce dernier assure les infrastructures relatives à l’exportation du pétrole de l’Etat du Sud. Toutefois à l’heure actuelle, cette collaboration étatique estimée gagnante durant le processus de la paix, ne semble répondre favorablement pour les deux États contractants, du moins pour le Soudan. Effectivement, le déclin économique continue à appauvrir le Soudan et indirectement affaiblir le régime d’Omar el-Béchir. Par conséquent, la révolte populaire demande des réformes profondes afin de sortir de cette crise économique. Ensuite, il est important de rajouter à cette analyse économique l’embargo contre le Soudan par les États-Unis, l’Union européenne et les Nations Unies. Ces sanctions économiques visant Khartoum remontent à 1997. Un ensemble des réformes contraignantes a été mis en place afin que le gouvernement d’Omar el-Béchir renonce ses collaborations avec certains États dictateurs, et particulièrement son lien étroit avec des mouvements terroristes, tel que le groupe Al-Qaïda. Cependant, après une première levée temporaire sous la direction de Barack Obama, l’administration Trump a annoncé la levée quasi-totalité de cette pénalisation économique qui pesait sur l’ensemble du territoire soudanais depuis deux décennies. En dépit de cette levée, la stabilité macroéconomique du Soudan reste tout de même dans une situation chaotique.

Ces ensembles d’éléments basculent le pays vers un taux d’inflation d’  environ 70% et avec un grand manque des devises étrangères. Cette inflation élevée liée à la dévaluation de la monnaie et à une faible confiance du système bancaire, pousse les citoyennes et citoyens soudanais à se précipiter devant les banques et à retrier massivement. Le Conseil militaire, sous l’ordre du département de la Défense, a plafonné le retrait du liquide à 2000 livres soudanais par jour (environ 50 CHF) afin de mieux contrôler le circuit économique, et éviter la grande faillite étatique.

Réveil populaire :

Cette mobilisation soudanaise porte une action pacifique et ressemblante. Les marches de Khartoum, lancées par l’Association des professionnels soudanais (APS), ainsi que celles d’autres villes du pays, consistent à revendiquer plusieurs réformes relatives à la structure politique, l’injustice sociale et le déclin économique mené par le gouvernement actuel. Des réunions clandestines sont organisées le soir à la fois pour conscientiser les habitants de certains quartiers, mais aussi pour gagner des adhérents et militants politiques. Quant à la composition de ce mouvement social, elle est formée de toute catégorie sociale. En particulier, pour une première fois au Soudan, la grande majoritaire des femmes n’hésite pas à rompre les codes sociaux et à manifester contre l’autorité. Par ailleurs cette fibre féministe s’observe sur la symbolisation attribuée à Alaa Salah. Cette jeune femme vêtue en blanc est devenue l’icône figuratif du mouvement protestataire. Ses chants révolutionnaires et rythmés unifient le peuple soudanais vers un espoir démocratique. Cependant, le pouvoir militaire temporaire semble s’orienter vers un statu quo, que vers une ouverture démocratique souhaitée par la masse populaire. Effectivement le Conseil militaire tente d’affaiblir stratégiquement le sit-in, et ordonne aux manifestants d’accepter les négociations « sans condition ». Notons également que ce Conseil militaire bénéficie d’un soutien particulier des forces étrangères, à savoir de l’Arabie saoudite et les Émirats. Ces deux Etats du Moyen Orient s’unissent pour consolider cet organe militaire afin que la continuité politique d’Omar el-Béchir puisse résister.

Ainsi avec une telle structure politique, peut-on voir les revendications du peuple soudanais se concrétiser ? Les événements qui suivront durant cette année nous éclaireront sur la situation. En attendant, ce mouvement social continue à combattre et à prôner pour une liberté démocratique : « liberté, paix et justice ».

Référence : 

  • Image : © AFP 2019 ASHRAF SHAZLY / AFP

Samson Yemane

Samson Yemane, politologue de l’université de Lausanne, travaille pour l’Organisation suisse d’aide aux réfugié-e-s (OSAR). Et depuis 2021, il est Conseiller communal socialiste à Lausanne. À côté de son militantisme pour les droits humains, ses articles tentent d’analyser la politique africaine, et particulièrement, la région de l’Afrique de l’Est. Parallèlement, ses écrits s’intéressent sur les enjeux politiques relatifs à la politique migratoire de l’Union européenne.

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