Le monde de demain se prépare aujourd’hui, ensemble

Début avril, la commission des transports du Conseil des Etats refusait à une nette majorité l’initiative parlementaire de l’élu UDC zurichois Gregor Rutz visant à limiter drastiquement la capacité des communes à introduire des mesures de limitation du trafic sur des axes principaux en milieu urbain, notamment des zones à 30 km/h.

Ce signal, résultant entre autre d’un lobbying très actif de l’Union des Villes Suisses, alliée aux associations spécialisées, est fort réjouissant. En effet, cela signifie que la Chambre haute réaffirme l’importance de l’autonomie communale et surtout l’impérieux besoin de mesures efficaces contre les nuisances du trafic, dans ce cas surtout en matière de bruit. Mais il faut aller beaucoup plus loin !

Selon une information rappelée ce lundi par la RTS, environ un million de Suisses sont atteints par le bruit de façon excessive. La Confédération estime que ce problème engendre 2,6 milliards de francs de coûts pour la santé, induits par le bruit du trafic. Et comme le rappelait le Temps ce matin, « La Suisse sous-estime la pollution de l’air », les autorités cantonales retardant systématiquement la prise des mesures nécessaires en cas de pics de pollution.

Source reconnue de nuisances

Plus largement, que ce soit en termes de bruit (une nuisance particulièrement néfaste), de particules fines, d’émission de CO2 qui renforce l’effet de serre, d’occupation d’espaces publics au détriment de la qualité de vie, de consommation excessive de ressources publiques et privées, d’agressivité accrue en raison de la surcharge de trafic, de dangers pour la sécurité des personnes, force est d’admettre que le trafic motorisé individuel en milieu urbain doit être aujourd’hui définitivement reconnu comme une source majeure et inacceptable de nuisances, qui dépassent de très loin les avantages réels ou supposés. Et il ne s’agit pas ici seulement de climat, de santé ou de sécurité mais aussi de cohésion sociale. Ces nuisances touchent principalement les gens les moins favorisés, que ce soient les personnes âgées, les enfants, les personnes handicapées, les personnes atteintes dans leur santé, et plus largement toutes celles et tous ceux qui n’ont pas la possibilité d’échapper facilement à ces nuisances, ou d’en corriger les effets les plus pervers. Même sous l’angle économique, la forte surcharge du trafic à Genève devient un problème sérieux dont les effets mériteraient aussi d’être étudiés sous cet angle.

La Constitution instaure déjà une priorité à la mobilité douce

Récemment aussi, les médias se faisaient l’écho d’une étude qui démontrait à quel point les cyclistes étaient mal lotis à Genève, malgré tous les efforts déjà fournis, car leur intégration dans le trafic reste hautement problématique : lacunes et points noirs dans le réseau existant de pistes et bandes cyclables, bandes cyclables souvent trop exposées au trafic automobile, stationnement sauvage fréquent sur les bandes cyclables, manque général de respect à leur égard, etc. Et certainement qu’une étude similaire pour les piétons donnerait des résultats au moins aussi désastreux. Même si des progrès ont été faits et que la Constitution genevoise instaure une priorité à la mobilité douce, même si le Conseil d’Etat entré en fonction en juin 2018 semble vouloir accorder une réelle priorité à cet enjeu, la domination massive des véhicules motorisés dans l’espace public et l’augmentation substantielle de leur nombre constituent des freins rédhibitoires pour que la situation s’améliore vraiment. En Ville de Genève, le nombre de ménages qui ont renoncé à avoir leur propre voiture a plus que doublé en 20 ans, de 20% à près de 45%. Mais cette baisse est plus que largement compensée par l’augmentation massive du trafic dans l’agglomération et sur le plan régional, ainsi que par l’augmentation du nombre de grosses cylindrées. Je rappelle pour mémoire que, selon les statistiques officielles du Canton de Genève, près d’un tiers des déplacements constatés dans l’agglomération genevoise en véhicule motorisé s’effectuent sur des distances de moins de 3km, où tout autre mode de transport serait préférable, à tous points de vue, sauf exceptions. Et d’autres évaluations plus informelles indiquent que, pendant les vacances scolaires, on compte environ 7 à 10% de déplacements en moins, avec un effet significatif sur le trafic, ce qui montre qu’il n’en faudrait pas beaucoup pour améliorer rapidement et durablement la situation, et créer les espaces nécessaires aux modes alternatifs. On constate que, si des alternatives crédibles comme la Voie verte sont proposées, les gens changent volontiers de mode de transport. La Loi pour une mobilité cohérente et équilibrée, entrée en vigueur en juillet 2016, représente un réel progrès, mais insuffisant ; on continue en partie à faire croire aux Genevoises et Genevois que tous les modes de transports seront toujours possibles sans restrictions, par exemple de créer des pistes cyclables sans concessions du côté du trafic automobile.

Par ailleurs, on constate aussi la diversification rapide des habitudes et moyens de transport, avec par exemple la multiplication des trottinettes électriques, ou des formes commercialisées d’auto-partage et d’usage non-propriétaire de véhicules (Uber, Catch-a-car, etc.)

Ne pas confondre compromis et compromission

Moi-même membre de la Délégation à l’aménagement du Conseil administratif, je peux témoigner à quel point chaque mesure concrète fait l’objet de batailles ardues, d’études interminables, de blocages, d’oppositions, d’arguties, sachant que la moindre mesure doit être validée par le Canton et peut faire l’objet d’oppositions, dont le traitement peut prendre des années. Et pour obtenir de temps à autre tout de même un progrès mesurable, il faut souvent faire des concessions fort regrettables, comme par exemple l’élargissement de la capacité du Quai Gustave Ador pour le trafic motorisé en échange de la piste cyclable bidirectionnelle qui vient d’être mise en service, en soi bienvenue. Ce n’est parfois plus du compromis, mais de la compromission. Et je le vis concrètement en tant qu’habitant des Eaux-Vives depuis bientôt 30 ans, où des mesures pertinentes sont empêchées depuis des lustres.

Evolution vers la mobilité de demain !

Aujourd’hui, il faut rapidement et massivement changer d’échelle dans l’action publique dans ce domaine. Les communes en général et donc aussi la Ville n’ayant pas le pouvoir décisionnel, elles doivent à la fois accélérer et intensifier le dépôt de propositions concrètes (pistes cyclables, chemins piétonniers, zones 30, zones de rencontre, zones piétonnes, etc.), accompagnées de projets pilote et de mesures incitatives. La mobilité douce et les transports collectifs doivent être réellement prioritaires en milieu urbain, et les voitures laisser leur place pour se limiter à des besoins réels. En plus il faut se préparer à l’évolution des formes de la mobilité, aussi bien sur le plan technologique que ceux des habitudes ou de l’organisation du monde du travail et des loisirs. Et là où les échelons supérieurs bloqueraient, notamment en raison de recours des lobbies pro-automobilistes, il ne faudra peut-être plus hésiter à porter les dossiers devant les tribunaux, dont la jurisprudence évolue (lentement) dans le bon sens. Les jeunes générations nous montrent la voie et les manifestations régulières autour de l’urgence climatique nous y encouragent fortement !

Sami Kanaan

Sami Kanaan est Maire de Genève 2014-2015, 2018-2019 et 2020-2021, Conseiller administratif en charge du Département de la culture et de la transition numérique, Président de la Commission fédérale pour l'enfance et la jeunesse, Vice-président de l'Union des villes suisses et de l'Union des villes genevoises.