Discours à l’occasion des 40 ans de la Commission fédérale pour l’enfance et la jeunesse (CFEJ), le 29 novembre 2018, à Berne
(seul le prononcé fait foi)
Monsieur le Président de la Confédération, Mesdames et Messieurs les élus fédéraux et locaux, Monsieur le Directeur de l’Office fédéral des assurances sociales, les représentants des administrations fédérales, cantonales et communales, des grandes associations faîtières et autres représentants associatifs,
Chères et chers amis, liebe Freundinnen und Freunde, cari amiche e amici
Tout d’abord, sincèrement, en mon nom et celui des membres de la Commission, un très grand merci, du fond du cœur, d’être avec nous aujourd’hui, nombreuses et nombreux, d’horizons les plus divers, avec en commun un engagement décidé en faveur des enfants et des jeunes de ce pays.
40 ans, ça se fête, et ça se fête avec les amis et les proches ! C’est aussi une excellente occasion de porter un regard rétrospectif, de lever le nez du guidon de l’actualité immédiate, de prendre conscience du chemin parcouru, ses embûches, ses succès, mais aussi d’envisager l’avenir.
La CFEJ a pour mission légale de s’engager en faveur des enfants et des jeunes de ce pays, par le biais d’un travail de réflexion, d’analyse, de dialogue et de positionnement. La Suisse, pays démocratique, moderne et riche, a-t-elle encore besoin de la CFEJ après 40 ans d’action ? Lorsque je mentionnais le fait d’un regard rétrospectif, pour mesurer le chemin parcouru, je peux citer ma propre expérience. En 1981, à l’époque où la CFEJ était encore la Commission fédérale pour la jeunesse, elle a publié des thèses sur la jeunesse, en lien avec le mouvement de rébellion d’une partie de la jeunesse, dans les villes suisses, comme Züri brännt ou Lôzane bouge. En son temps, la Suisse officielle, la Suisse bourgeoise, la Suisse des adultes, a pris peur, et la réponse institutionnelle fut tout d’abord très dure, axée sur la répression. La CFJ, déjà sous la houlette d’un genevois, Guy-Olivier Segond, a décidé de publier des thèses qui appelaient, au contraire, aux notions de dialogue, d’écoute, de participation, des notions qui restent au cœur du mandat et de la philosophie de la CFEJ aujourd’hui, et le resteront toujours. En tant qu’élève au gymnase, peu avant mes examens de maturité, j’ai eu la tâche passionnante et difficile d’organiser , avec d’autres élèves de mon école, un travail d’analyse, puis de débat public, autour de ces thèses et des antithèses publiées par la célèbre professeure de philosophie Jeanne Hersch, elle aussi une genevoise, qui plaidait pour une réaction très conservatrice, basée sur autorité et discipline. Vous imaginez dans quel sens a penché mon cœur et ma raison, ainsi que ceux des autres membres du groupe. Mais ce travail fut hautement formateur et a probablement constitué un des actes fondateurs de ma prise de conscience politique au sens large, et de mon engagement ultérieur.
Dans cet engagement, encore aujourd’hui, la notion de participation joue un rôle absolument essentiel. Et si je devais résumer, à travers toutes ces années, le fil rouge de la réflexion et de l’action de la CFEJ, c’est bien la participation des enfants et des jeunes aux débats qui les concernent, voire aux débats qui concernent la société toute entière dont ils et elles font partie. Considérer l’enfant comme un acteur de sa situation, de son évolution, de son destin, individuel et collectif, représentait à l’époque une révolution … et le représente encore aujourd’hui, tellement ce n’est pas évident. On continue à sous-estimer à quel point l’enfant peut et doit être reconnu comme co-expert de sa situation d’aujourd’hui, et pas seulement sur un plan abstrait pour un futur lointain ; c’est d’ailleurs ancré dans l’article 12 de la Convention internationale sur les droits de l’enfant, que la Suisse a ratifié. Cette notion de participation revêt plus que jamais comme une dimension fondamentale de notre société, alors que justement les repères classiques semblent être remis en question ou dilués. Elle est d’ailleurs clairement ressortie dans l’étude très complète que la CFEJ a publiée en 2015, « Ma Suisse et moi » sur les opinions et perceptions des jeunes de 17 ans, donc ceux et celles qui ont pu donc voter pour la première fois aux élections fédérales cette année-là.
Entre-temps, reconnaissons-le, la politique de l’enfance et de la jeunesse a fortement évolué dans ce pays, et a acquis un véritable statut dans la sphère publique, avec des politiques publiques affirmées dans les villes, les cantons, et sur le plan fédéral. Si l’on considère le chemin parcouru jusqu’à l’actuelle Loi sur l’encouragement de l’enfance et la jeunesse (LEEJ), qui fonde à la fois le soutien aux organisations dédiées à l’enfance et la jeunesse dans le pays mais aussi le soutien fédéral à la mise en place de politiques cantonales de la jeunesse, formalisées et concrétisées, et bien sûr le mandat de l’actuelle CFEJ, on se dit que, oui, un travail important a été accompli, avec de réels résultats. Je ne ferai pas ici la liste de tous les dossiers que la CFEJ a traité tout au long de ces années, nombreux, passionnants, parfois difficiles, depuis les enjeux de consommation et d’endettement, jusqu’au droit d’être entendu, en passant par le service civil, la sexualité ou la gestion du temps libre. On peut d’ailleurs relever que les crédits que permet la LEEJ sont de plus en plus sollicités, d’où la nécessité de maintenir les ressources disponibles !
Mais, en même temps, on se rend aussi compte à quel point ces acquis sont fragiles et peuvent être remis en question, au gré des difficultés budgétaire par exemple, ou du durcissement incontestable du climat politique et économique. Ainsi, pour parler jeunesse, le taux de tentatives de suicide et de suicides effectifs est malheureusement remonté en Suisse, après des années de baisse. Il y a très peu d’études approfondies à ce sujet, hors statistiques de base. On peut citer le cas du Canton de Neuchâtel, où le taux de tentatives de suicide est passé de 5.9% en 2010 à 11.2% en 2015, ce qui est terrible. Cela reste la première cause de mortalité chez les jeunes, adolescents ou jeunes adultes, et c’est un réel enjeu de société. Et on sait aussi que les phénomènes concrets de stress ont nettement augmenté chez les enfants et les jeunes. Que dire face à une réalité où un tiers des enfants de onze ans sont en situation de stress sérieux et durable, selon des chiffres donnés par Pro Juventute ? Ces résultats sont non seulement inquiétants, mais tout simplement inacceptables. Comme le disait Albert Einstein, « Le mot progrès n’aura aucun sens tant qu’il y aura des enfants malheureux ».
On peut aussi se sentir découragés lorsque, une fois de plus, le lobby très puissant de l’industrie du tabac fait échouer une réforme pourtant timide de la législation en la matière, visant simplement à restreindre la publicité directe et indirecte pour le tabac, en particulier lorsqu’elles visent les enfants et les jeunes.
C’est un fait que les enfants et les jeunes sont encore aujourd’hui les grands absents de la plupart des politiques publiques, lorsque les « experts » et les « politiques » pensent qu’ils ne sont pas directement concernés, par exemple en matière de santé publique, d’aménagement de l’espace public, d’aide sociale, etc. Et pourtant ce sont souvent les premières victimes. Lorsqu’on mesure la pauvreté en Suisse, malheureusement croissante malgré notre richesse, les enfants en sont les victimes directes et pourtant on ne les écoute pas. Après des années de baisse, le nombre d’enfants directement touchés par la pauvreté remonte, 763’000 en 2014 d’après l’OFS. Un enfant sur 5 vit dans la pauvreté en Suisse et 1 sur 6 est exposé à un risque de pauvreté !
Il y a bien sûr des mécanismes de type « Parlement des jeunes », très utiles, et certains outils de consultation des enfants, qui sont bienvenus. Mais cela ne suffit pas, surtout lorsqu’il s’agit d’influencer réellement les instances politiques. Il suffit pour ceci de constater la moyenne d’âge des parlementaires fédéraux, voire du Conseil fédéral ! Je relève d’ailleurs que notre Président actuel est de loin le plus jeune membre du Conseil fédéral, ouf !
Parmi les domaines où ce sont les enfants qui peuvent apprendre quelque chose aux adultes, et pas l’inverse, c’est le monde numérique, au vu de son évolution extrêmement rapide et exponentielle. Bien évidemment, un enfant n’est pas forcément en mesure d’appréhender toutes les facettes complexes des enjeux du numérique, en termes de sécurité, d’éthique, de transparence, d’abus, etc. Mais combien d’adultes se sentent largués face à leurs enfants lorsqu’il s’agit de smartphones, de tablettes, d’applications, de réseaux sociaux, de jeux on-line, etc. Ou encore pire, lorsqu’il s’agit de répondre aux préoccupations des enfants sur leur avenir, sur le choix de la bonne filière de formation, face aux études qui prédisent une automatisation de nombreux métiers et des emplois à un horizon proche ? Je cite ici un résultat de l’étude Juvenir 2018 de la Jacobs Foundation, très active dans le domaine de l’enfance et de la jeunesse : 44% des jeunes se disent inquiets pour leur avenir professionnel.
La CFEJ a décidé de faire de la numérisation le thème principal de législature fédérale actuelle. Quels impacts de cette évolution pour le temps libre, la formation et l’emploi ? Nous ne nous sommes pas facilités la vie, en choisissant ce sujet passionnant mais très difficile à cerner et appréhender, surtout si nous voulons aboutir à des recommandations ayant une certaine portée.
En effet, l’analyse de cette évolution donne des résultats divergents sur de nombreux points mais qui convergent sur un point essentiel : nous sommes à la veille d’une révolution profonde et totale de notre société, qui impactera fortement et durablement tous ses aspects, dont aussi la formation et l’emploi, mais aussi l’organisation sociétale, le fonctionnement des institutions, les assurances sociales, les flux économiques. Certaines études parlent de plus de la moitié des emplois qui vont être automatisés, d’autres de seulement 10 à 15%, et d’autres encore divergent sur le nombre de nouveaux emplois créés. Mais personne n’ose prétendre qu’il n’y aura pas d’impact. La numérisation offre des opportunités et présente des risques ; le défi est de réussir à les appréhender et les maîtriser, alors que cela évolue vite, beaucoup plus vite que ce que notre système institutionnel, politique, social, est capable de digérer. Comme le dit le penseur bien connu, Bernard Stiegler, spécialiste des mutations numériques et de leur impact sociétal, « Ce n’est pas la technique qui est toxique en soi, c’est notre incapacité à la socialiser correctement. »
La CFEJ ne prétend pas offrir des réponses toutes faites face aux défis majeurs que ose cette évolution mais tient à une exprimer une très vive inquiétude face à l’impréparation de tout notre système dans ce débat. Nous constatons un certain aveuglement face à l’ampleur de ce défi et surtout l’absence presque compète de prise en compte des enfants et des jeunes, non pas comme sujets abstraits d’un avenir plus ou moins prévisible et maîtrisable, mais comme acteurs reconnus de ce débat, qui peuvent avoir un avis, une expérience, une sensibilité, alors qu’ils sont aux premières loges. Un des grands pièges récurrents de la politique face aux enfants et aux jeunes est de les voir uniquement sous l’angle de leur futur rôle productif dans la société, une fois qu’ils sont adultes. Or ils ont droit non seulement à une vie pleinement épanouie d’enfant et de jeune mais, en plus, les principes qui guident cette approche « productiviste » sont ceux de hier, même pas d’aujourd’hui.
Il serait bien trop long de vous présenter en détails le riche travail de la CFEJ sur ce thème essentiel ; je vous invite à visiter notre site web et à découvrir le rapport qui sera publié en février, puis à participer à la conférence qui aura lieu courant 2019.
Au-delà cet anniversaire aujourd’hui, qui permet de réaffirmer des valeurs, des besoins et des convictions, nous aurons toutes et tous une très belle opportunité d’aller encore plus loin dans la promotion des droits de l’enfance en Suisse l’année prochaine, avec les 30 ans de la Convention des droits de l’enfant des Nations Unies, signée en 1989. La tâche à mener est immense, lorsqu’on constate qu’il y a 50 millions d’enfants qui travaillent dans le monde, et qu’il y a au moins 150’000 enfants-soldats. Même la Suisse, souvent enfant modèle du droit international, ne la met pas encore pleinement en application ! Il y a donc encore beaucoup à faire, et la CFEJ peut donc se préparer à quelques autres années d’engagement intensif !
Pour terminer j’aimerais insister sur ce qui fait la force de la Commission. Ce serait évidemment une erreur de considérer les enfants et les jeunes comme un groupe homogène, aux intérêts et besoins complètement convergents. La diversité n’est pas seulement une réalité mais aussi un droit légitime. On ne demande pas non plus aux adultes d’être homogènes ! Et la CFEJ représente bien cette grande pluralité de profils et d’opinions, de par la composition très diversifiée de ses 20 membres, en termes de parcours professionnels, politiques, associatifs, et personnels, originaires des 4 coins de la Suisse, et même d’ailleurs. Le Président qui vous parle en est un bon exemple, en tant que genevois demi-alémanique et demi-libanais. Cette pluralité en représente l’un des éléments constitutifs, et certainement un atout majeur, combiné à un engagement très fort des membres au service de cette cause. C’est ainsi que la Commission a pu marquer son existence et sa crédibilité, en apportant des contributions à la fois indépendantes, réfléchies, pertinentes, offensives, depuis 40 ans ! Je tiens donc à remercier sincèrement ses membres passés et actuels, avec en particulier mes prédécesseurs présents dans la salle, et nombre de nos vice-présidentes et vice-présidents, mais aussi exprimer une pensée émue en souvenir de l’un de ses membres les plus éminents qui a choisi de partir en mai 2017, Olivier Guéniat de Neuchâtel. Et, enfin, dire que tout ceci ne serait pas possible sans la très précieuse et efficace contribution de notre secrétariat scientifique, Marion et Claudia, à qui nous devons beaucoup, y compris l’organisation de cette journée !
Pour conclure, une citation de la romancière Lya Luft, qui a dit « “L’enfance est le sol sur lequel nous marcherons toute notre vie”.
Je suis très fier de travailler pour cette institution qu’est la CFEJ, qui, depuis 40 ans, œuvre pour défendre, construire et renforcer ce sol. Je formule également l’espoir, à un moment de l’histoire humaine où le sol semble parfois se craqueler sous nos pieds, que la CFEJ sache conserver son pouvoir d’action et continuer ses indispensables missions.
Joyeux anniversaire à la Commission et longue vie à elle !