Voilà à chaud une série (non exhaustive) de dates historiques et événements qui constituent une partie de la toile de fond des incroyables dérapages et abus commis par les forces de l’ordre (notamment la Gendarmerie Roumaine) le 10-11 août 2018 contre des manifestants non-violents qui demandaient un système de justice équitable et la fin de la corruption endémique en Roumanie.
1 Décembre 1918 – date officielle de l’union des provinces historiques roumaines, Moldova, Tara Româneasca, Transilvania et Dobrogea (Moldavie, Valachie, Transylvanie, Dobroudja). Projet historique, culturel et politique de longue haleine, dont une première étape conclut en 1859 avec la Petite Union de la Moldavie et la Valachie (au déplaisir de l’Empire Ottoman, Russe et Habsbourg de l’époque, mais avec le soutien des pouvoirs Occidentaux). L’union de 1918 était le projet d’une élite économique et intellectuelle, qui a mis du sien (des fonds, des idées, des personnes) pour le réaliser, en jouant habilement la carte géopolitique de début de 20ème siècle.
1918 – 1938 – deux décennies pendant lesquelles une démocratie roumaine naissante a lutté avec les démons d’une mentalité féodale qui survivait dans la majorité des zones rurales et certaines urbaines, caractérisées par un progrès économique et social considérable, mais aussi par de vastes inéquités sociales, des violences en périodes électorales, le tout culminant avec la « dictature royale » de Carol II de Roumanie, représentant d’une dynastie qui avait été amenée dans le pays pour être le garant de la démocratie et de la modernisation ; ceci comme épisode clôturant l’ascension du groupe fasciste « Garde de Fer » en politique et dans la société, et précédant un noire période d’alliance économique et militaire avec l’Allemagne nazie.
1946 – 1956 – période d’instauration et consolidation du régime communiste roumain, exécutée avec support matériel et intellectuel soviétique, caractérisée par des élections truquées, des crimes en masse, tortures, purges politiques et intellectuelles ; interventions violentes des forces de la nouvelle Sécurité de l’Etat dans la vie des individus etdes institutions ; instrumentalisation du discours du « réalisme socialiste » pour structurer la « lutte des classes » et les frustrations et structures mentales féodales encore très présentes dans la société, afin d’utiliser une partie de la population pour en éliminer ou museler une autre. Opération accomplie avec beaucoup de succès, avec, comme on le verra, des échos jusqu’à nos jours.
1956 – 1965 – période de dé-russification et de nationalisation du discours interne et de consolidation en milieu rural des anciennes relations structurelles de type féodal maître – sujet, avec des acteurs sociaux différents occupant ces archétypes et avec un processus d’industrialisation qui a introduit des éléments de modernisation, sans pour autant changer fondamentalement les anciens schémas mentaux. Urbanisation forcée créant de nouvelles inégalités masquées par le projet de la Roumanie Socialiste.
1965 – 1989 – arrivée au pouvoir de Nicolae Ceausescu. Evolution de la société roumaine vers une structure orwellienne du double discours, où la délation, la surveillance, le népotisme, le mensonge, le double standard font figure de stratégie d’évolution sociale ; cooptation de la majorité des intellectuels par le Parti ; émergence d’une sphère privée du citoyen roumain où la « vérité » entendue comme alternative au discours proposé par le pouvoir peut être entendue et écoutée, surtout si elle provient de la bouche de l’exilé, de celui qui est parti pour se sauver lui/elle et la « vraie » Roumanie. Emergence et consolidation d’une classe sociale qui profite des structures du Parti (membres de la police secrète, tout le personnel administratif du territoire, membres de l’armée, certains membres des professions libérales etc.) et dont les membres n’hésitent pas à collaborer activement avec les structures sécuritaires afin d’avancer leurs intérêts privés.
De la Révolution de décembre 1989 à la période infractionnelle décembre 1989 – juin 1990
Décembre 1989 – un coup d’état renverse Nicolae Ceausescu ; il est masqué et « vendu » à la population et à l’étranger comme une révolution ; des enquêtes successives menées par des professionnels, et des démarches assidues de la société civile auprès de la cour Européenne des droits de l’homme ont fait émerger le fait que les gens qui l’ont exécuté ne voulaient pas changer de régime, mais seulement faire débarquer Ceausescu ; ils ont fait tuer des manifestants innocents et réprimé des manifestations successives en janvier, mai et juin 1990 afin de permettre à d’autres échelons du pouvoir communiste de prendre les reins du pays.
1990 – 1996 – les représentants de l’ancien pouvoir déguisés dans leurs nouveaux habits de démocrates président sur ce qui va devenir la longue et jamais conclue transition roumaine vers une société démocratique ; ils réussissent à réprimer les voix de la dissidence en juin 1990 en appelant les mineurs à Bucarest pour battre les manifestants, mais l’ouverture de l’Europe de l’Est leur échappe ; ils se convertissent alors dans des nouveaux entrepreneurs et, tout en clamant « Nous ne vendons pas notre pays » ils procèdent à le dévaliser systématiquement grâce aux réseaux de pouvoir et d’influence qu’ils ont dans le territoire. Un discours pro- occidental, réformateur et pro-démocratique prend ampleur néanmoins, et en 1996 la première alternance démocratique de la Roumanie post-communiste a lieu.
1996 – 2000 – cette période est au mieux une déception et au pire un désastre : les novices démocrates sont démunis et désunis face à la tâche de la démocratisation du pays, et parmi eux, il y aussi beaucoup de corruption et de vols. Malgré cela, quelques avancées notables se font, surtout en matière de rapprochement avec l’OTAN, alors une force pour la démocratisation. La Roumanie sort de la sphère soviétique pour la première fois et se dirige vers son but déclaré : devenir membre de l’UE. Par contre, les enquêtes concernant les crimes de la soi-disant révolution sont classées, les responsables continuent à profiter de leur butin, il y a une omertà. La société continue d’évoluer, avec de plus en plus de personnes qui partent à l’étranger pour étudier et pour travailler, on apprend peu à peu les réflexes démocratiques. Avec l’aide de l’UE et d’autres pays on procède à des réformes institutionnelles et de culture institutionnelle.
2000 – 2004 – les anciens communistes reviennent au pouvoir. C’est la période des grands « cannons » économiques, à savoir des grandes affaires de privatisation, pour la plupart foireuses pour le budget d’état, mais profitables pour ceux qui les gèrent. La période de la ré-émergence en force des « barons » dans le territoires, qui dirigent des fiefs électoraux, controlés par des aides sociales et des retraites, les anciens liens de loyauté et de pouvoir continuent à exister, surtout parmi la population rurale et dans certains centres territoriaux, à l’est, sud et nord du pays. La corruption est généralisée et les représentants de TOUS les partis politiques y prennent part. De plus en plus de roumains commencent à partir travailler à l’étranger pour pouvoir subvenir à leurs besoins et à ceux de leurs familles. Malgré cela, la société avance vers les idéaux de démocratie, et il y a ci et là des réformes, surtout poussées par l’UE et d’autres partenaires.
2004 – 2014 – une période turbulente, de grandes reformes, aussi dans le système de justice, d’accession à l’UE, mais pendant laquelle les grandes structures de vol et corruption continuent à opérer. Elles entrent en collision avec un système de Justice réformé et nettoyé largement de népotisme, mais encore gangréné par l’idée que celui qui est au pouvoir doit en profiter pour annihiler son adversaire. On suspend le président deux fois, sans succès ; les libéraux s’allient avec leurs anciens ennemis pour s’en défaire encore. On instrumentalise les enquêtes, il y a des dérapages, aussi contre les anciens communistes dont le terrain commence à se restreindre comme une peau de chagrin. La société roumaine apprend beaucoup de ses échanges avec l’étranger, les citoyens demandent plus de responsabilité, on ne tolère plus la corruption et les abus. On se réjouit des procès retentissants et des condamnations qui vont avec. Mais l’état a du mal à récupérer les pertes, car les lois sont encore à réformer, et dans les détails, le système a encore beaucoup de progrès à faire. Pendant ces années il y a des manifestations et des rencontres avec les forces de l’ordre, mais la mémoire des « minériades » est loin et on ne pense plus encore ceci possible : se faire tabasser dans la rue pour demander ses droits ou pour protester le gouvernement.
2014 – 2016 – période tendue, pendant laquelle la déception du public par rapport à la classe politique est immense, on ne va plus voter. Il y a une cohabitation entre un président libéral et les nouveaux « anciens » communistes, héritiers des stratégies du temps du communisme et des années 1990 ; ils continuent leurs tactiques politiques et économiques, mais sont incommodés par une justice très active. La société civile enregistre des victoires notables, la « période infractionnelle 1989 – 1990 » avance en justice. D’une autre part, les statistiques continuent à être difficiles. 42% de la population roumaine reste près de, ou en dessous du seuil de pauvreté et il y a une différence marquée et grandissante entre une Roumanie connectée économiquement et culturellement à la marche du monde et une Roumanie « oubliée » qui pleure le temps de Ceausescu et dépend des « barons » des territoires. Il y a 5’000’000 de roumains qui travaillent à l’étranger et, mis à part les redevances qu’ils envoient (certains estiment à 40 milliards d’euro depuis 2007), il y a aussi les conséquences psychologiques et de santé publique que cela engendre : des suicides infantiles, abandon des enfants et des personnes âgées. On considère que ceci est dû à la mauvaise gestion exercée par les élus locaux et nationaux, plus préoccupés par leurs affaires que par les destins de ceux qui paient leurs salaires à travers leurs impôts – les gens partent car ils n’ont pas d’opportunités dans leur pays.
2016 – 10 août 2018 – le parti des anciens communistes gagne les élections parlementaires avec 18% des votes de la population et s’approprie littéralement le Parlement. Beaucoup de ses membres ont des dossiers pénaux pour divers types de corruption. Commence alors une offensive contre la justice, qu’on essaye d’abord d’affaiblir avec une ordonnance d’urgence : bloquée par le Président et contestée dans la rue début 2017. Depuis cet échec, une vraie guerre d’usure a commencé entre les gens au pouvoir et la société civile, menée au Parlement. Les tactiques sont des plus diverses : des procédures parlementaires tronquées, des membres de l’opposition muselés, des négociations de loi en 24 heures, culminant avec l’adoption d’un nouveau Code Pénal que tous les spécialistes s’accordent à dire que c’est un code pour les criminels ; un seul exemple suffit : l’acte de corruption sera considéré comme tel seulement s’il est commis pendant les heures de travail !
Malheureusement, il est devenu clair que la Cour Constitutionnelle, un des instruments qui devrait être un contrepoids du système démocratique a été cooptée par le pouvoir législatif pour satisfaire ces buts : ainsi elle a forcé le président de démettre un des symboles opérants de la lutte anti-corruption en Roumanie. Il ne reste à la société civile roumaine que de contester tout cela dans la rue et de s’allier à diverses initiatives de certains partis d’opposition.
Voilà où nous en étions hier, le 10 août 2018, lors de la manifestation organisée par et pour des membres de la diaspora roumaine pour protester contre les changements poussés par le pouvoir actuel.
Aujourd’hui, le 11 août, après la violence manifestée par la Gendarmerie Roumaine contre les 100’000 participants à cette manifestation, le sentiment est que la Roumanie a régressé de 30 ans en seulement quelques heures. Le spectre des crimes contre l’humanité commises en 1989 et des actes de violence commis en juin 1990 par les mineurs qui devaient « sauver » les roumains de leurs instincts démocratiques sont revenus hanter l’asphalte échaudé de Bucarest, hélés par les héritiers (i)moraux de ceux qui les avaient convoqués auparavant et rappelant au passage que la Roumanie est rattrapée par une guerre civile qui dure depuis 100 ans.
Un texte clair et précis pour commencer à comprendre les viscicitudes politiques et sociales de la Roumanie. Merci
JLCM
Très bon article. Petite remarque, dans le dernier §, “2016 – 10 août 2018 “, “PSD” est pudiquement rebaptisé “parti des anciens communistes”. On aurait pu dire “parti social-démocrate” aussi…par exemple.