De mülemma au derviche fou, ou la longue dérive de l’état Turc vers l’autoritarisme

L’assaut de l’autoritarisme sur la démocratie et l’état Turc a pris un tournant décisif au mois de novembre 2015, avec la victoire incontestable de l’AKP au parlement. Depuis, le siège contre l’état démocratique de droit, annoncé, d’ailleurs, depuis bien longtemps par le Président Erdogan, se décline par de décrets qui circonscrivent encore plus qu’avant, la liberté d’expression en Turquie, par des interventions au-delà de l’espace Turc contre la liberté d’expression dans d’autre pays , et par l’affaiblissement du statut légal des membres du parlement, qui, depuis 9 juin 2016 ne jouissent plus d’immunité face à des potentielles accusations de trahison du pouvoir en place ou d’organisation d’attentats terroristes. A cela, s’ajoutent le chantage à l’adresse de l’UE moyennant le sort des réfugiés et les coups de gueule périodiques et pharisaïques à l’endroit de toute personne qui ose pointer l’évidence du déclin de la démocratie turque.

Tout cela, vous pouvez le lire en ouvrant chaque jour n’importe quel grand journal du monde.

Une lecture poétique et culturelle de cette triste et étrange dérive me semble un angle inédit et intéressant pour entendre ce qui se passe. C’est exactement ce que le poète Sezai Sarioglu – en visite à Genève à l’ICAM le 6 juin 2016 – nous a apporté, accompagné par le son d’un oud, lors d’une soirée d’échanges culturels et culinaires, organisée par l’Institut Suisse de Brainworking.

Une langue interdite, c’est une histoire qui s’efface

Deux parmi les histoires et poèmes racontés ont retenu mon attention. L’une parlait d’une forme littéraire ancienne, très répandue dans la région Mésopotamienne, la mülemma : une poésie dont chaque ligne était écrite dans une autre langue – arabe, turc, perse, kurde ou autre – tissant ainsi une tapisserie de vers communiquant l’esprit débordant d’une région traversée par autant de langues et de cultures que de communautés. Le grand poète Rûmi est connu pour avoir écrit certains de ses poèmes sous cette forme là, alternat l’arabe, le perse et le turc. (Dans la civilisation européenne, cette technique s’appelle le « macaronique » et consiste surtout à combiner des petits textes en différentes langues dans un opus plus grand, ou, plus anciennement, à latiniser des paroles dans des poèmes.)

Malheureusement, de nos jours, la mülemma n’est presque plus utilisée dans la région, et surtout pas en Turquie : préoccupés à accentuer l’homogénéité ethnique du pays, autant son fondateur, Atatürk, que la longue série des dirigeants qui lui ont succédé jusqu’à nos jours, ont tout fait pour bannir d’autres langues et cultures du paysage et de l’imagination des gens. Avec la langue et la poésie, c’est aussi l’histoire qui est effacée, celle des kurdes, des arméniens, des géorgiens et tant d’autres qui vivent encore sur le territoire turc. Ce qui reste ? Apparemment un derviche fou au sort incertain, selon l’autre histoire racontée par Sezai Sarioglu. Habitant dans un village de l’Anatolie, ce derviche a la mauvaise habitude de poser des questions qui dérangent ses concitoyens, car il ne peut pas se taire. Et eux, qui veulent surtout mener une vie tranquille et oublieuse des choses qui ne vont pas, sont constamment agacés par ses questions insistantes. Ils arrivent à deux solutions possibles : tuer le derviche ou dire qu’il est fou.

Les dirigeants turcs artisans de leur propre piège autoritaire

Quel que soit leur choix, ces deux histoires font un écho douloureux à la situation presque tragique dans laquelle un pays riche et plein de potentialités comme la Turquie se trouve actuellement : au nom de la modernisation et de la démocratie, son fondateur a doté l’état turc des outils et idéologies mêmes qui, de nos jours, le poussent toujours plus loin des idéaux et des pratiques démocratiques.

Les instruments favoris pour ce faire sont un contrôle meurtrier de la langue, des mots qui peuvent être utilisés ou pas, de ce qui peut être dit à propos du président. Contrairement à Vladimir Putin et sa machine à trolls, qui pour asseoir son pouvoir cultivent depuis des années la stratégie de la « vérité subjective », le Président Erdogan et ceux qui le soutiennent livrent une bataille sans merci aux mots, aux expressions, aux adjectifs et attributs qui pourraient signifier la différence. Ainsi faisant il vise l’établissement d’un régime de vérité unique et irréfutable.

Pour comprendre tout ça, on n’a pas besoin d’analyses politiques complexes ou de peser des enjeux géopolitiques et autres ; il suffit d’avoir la chance d’écouter, ne serait-ce qu’une fois, les vers d’une mülemma.

Ruxandra Stoicescu

Ruxandra Stoicescu est analyste et productrice média indépendante. Depuis quatre ans elle tient le blog audio Tales of the World et enseigne les relations internationales dans divers centres universitaires en Suisse romande. Formée à l'étude des relations internationales à la lumière de l'Histoire, elle propose un blog où les questions politiques et sociales contemporaines sont examinées sous l'angle de la longue durée.

Une réponse à “De mülemma au derviche fou, ou la longue dérive de l’état Turc vers l’autoritarisme

  1. exemple de Mulemma en Almande et turc

    Die Soldaten schwenken ihre Huten.

    Hava olmaz ise yağmurlu bilen

    Die Kinder immer im Garpten spielan

    Muallimler çalışırsa bir az,

    Die Schülern Lernen in der Schule etwas

    Eğer onlar da verirlerse izin,

    So verlieren sie alles was sie wissen

    Bahar oldu kümesler doldu gene

    Frühmorgens krahen aile Hanne

    Dedim alnında niçin çıktı Korhen?

    Buyurdu: Keine Rosen ohne Dornen.

    Yolunda harcarım lazımsa herne

    Die Madcheandlerin idi habe gerne

    Hava insanı ekmek gibi besler.

    Die Lutj ist beste Nahrung für die Körper.

    Sana söylemezem ben şimdi aybın,

    Spater werde ich alles schreibben

    Yapılmıştır evet binlerce beste,

    Fakat Lochengrin ist alle beste.

    Rıdvan Unar, Kubbude Baki Kalan

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