Il y a un an jour pour jour, défilait sur les écrans du monde entier une nouvelle à la fois sidérante et atrocement banale : Boris Nemtsov, représentant courageux et hyperactif de l’opposition russe avait été assassiné le soir du 27 février pendant une promenade nocturne sur le pont Bolshoï Moskvoretsky. La nouvelle était sidérante parce que c’était difficile d’imaginer qu’une personne de la vitalité et stature de Boris Nemtsov puisse être ainsi anéantie ; elle était banale parce qu’après tout, n’avions-nous pas là juste encore une autre exemple de la bonne vieille « mère Russie » qui mange ses enfants et recrache ses entrailles avec impunité ?
Une lecture qui suivait la logique des choses
D’un côté, le meurtre de Boris Nemtsov, même s’il s’avérera un jour qu’il n’a pas été commandité par le Kremlin, l’inscrit dans la longue file de martyrs et sacrifiés qui espéraient encore une Russie démocratique ; d’un autre, ça a été l’occasion de (re)découvrir un opposant qui amenait une critique constructive et globale au cas de civilisation qu’est la Russie. Car le propre de l’intervention de Boris Nemtsov était celui de prendre une situation concrète et de montrer ses liens avec chaque registre de l’abus de pouvoir en Russie : l’économie, la politique, les droits humains, l’histoire, la langue et la culture.
Cela fait quelque mois que je travaille sur la traduction d’un laboratoire éditorial tenu par l’opposant russe en 2008 en Italie, à Milan, à la villa San Carlo Borromeo dans le cadre d’un événement organisé par les éditions Spirali (à paraître bientôt en français). En parlant en grand détail d’un cas particulier, à savoir le fonctionnement du géant du gaz russe, Gazprom, Boris Nemtsov décrivait le futur (notre présent 2016) avec une précision qui épate : y compris la crise économique que traverse en ce moment le pays, pour ne pas parler de l’abîme moral et historique dans lequel sa population (ensemble avec le reste de l’Europe) s’est enfoncée. Ceci n’était pas dû à un pouvoir de double vue, que la superstitieuse Russie affectionne dans ses diseuses de bonaventure, mais à l’analyse logique des dynamiques économiques et politiques dans le pays.
L’appât du gain facile
En suivant les conséquences des politiques court-termistes en ce qui concerne l’extraction du gaz, qui se contentent de profiter des gisements de gaz « faciles » sans investir dans des techniques durables adaptés à des gisements plus complexes et sans investissement dans d’autres industries pour l’avenir, il a pu prédire la décadence de tout un pan de l’économie russe ainsi que le retour de la pauvreté d’une classe moyenne émergente ; en montrant les logiques vouées à l’échec concernant la vente des biens de l’état Russe il a pu montrer l’incompétence qui sévit, même dans les actes de corruption ; au fait, l’aspect le plus ironique de son témoignage est qu’une fois en possession d’une « vache à traire », ceux qui ont eu cette chance ne semblent pas capables de la rendre durable, mais sont toujours à la recherche d’une autre source facile de profit. Ainsi, tels les américains qui sont en proie à la mentalité « de la frontière » (qui se manifeste par vouloir conquérir toujours des nouveaux marchés à tout prix), les russes sont toujours plus inventifs dans leurs recherches de gains faciles, qui ne requièrent pas d’investissement ou de l’expérience. On peut vite comprendre où cela mène ; on peut le voir de nos jours.
Un regard lucide
Le regard de Boris Nemtsov était lucide et sans pathos. Une seule indulgence, ou peut être une naïveté optimiste de sa part : il n’a pas beaucoup souligné (en tout cas dans ce livre-ci) les compromis que l’Europe, qu’il admirait pour sa sagesse, ont fait avec cette Russie qui se mine elle même. Le fait est que beaucoup de gestes et raisonnements qu’on retrouve en Russie ne sont que l’exacerbation de certaines pratiques qui ont émergé et existent aussi en Europe, telle la myopie court-termiste des gains faciles, la censure de la dissidence (surtout si elle touche des aspects économiques ou commerciaux) et, malheureusement, l’effacement de la mémoire et de la culture.
Ceci étant le cas, peut-être qu’on a tué Boris Nemtsov pas, comme on le suppose, parce qu’il était en train de rédiger un nouveau rapport sur les abus et les défaillances du système russe en lien avec la guerre en Ukraine, mais parce que sa lecture des choses touchait à la structure même de ce qui se passe dans chaque individu citoyen de Russie et au-delà. On peut se voiler la face par rapport à ceux qui nous oppressent et nous censurent. Mais quand ils s’avèrent faire partie de nous mêmes, la vérité est beaucoup moins facile à supporter.