L’article publié par The Guardian aujourd’hui sur la « taxe » que le Danemark et, apparemment, la Suisse, imposent aux réfugiés qui arrivent sur le territoire du pays suscite diverses réactions : indignation solidaire avec la condition de ceux qui sont forcés à devenir refugiés, critiques publiques de la part d’agences de l’ONU, mais, aussi, si on regarde la section des commentaires de l’article, un certain sentiment que ceci n’est pas tout à fait déraisonnable.
Je vous propose un exercice intellectuel de logique étatique (cynique). Tout d’abord, il faut se rappeler que l’ « état » tel qu’il est en acte de nos jours est un dispositif bureaucratique sans sentiments, pour lequel la valeur « solidarité » n’est pas intuitive, ni naturelle. Du point de vue strictement bureaucratique du maintien et déploiement de l’état, la solidarité coûte, comme tout autre bien et service public.
Un regard sur l’histoire de l’état moderne en Europe Occidentale permet de comprendre mieux cette donnée. (Ceci est une version simplifiée des évolutions mentionnées).
Les états s’y sont constitués le long de siècles pendant lesquels diffèrent groupes d’intérêts (rois, nobles, commerçants, artisans, banquiers, guerriers, paysans, clergé etc.) se sont faits la guerre, ont négocié la paix et ont établi des structures à travers lesquelles ils ont essayé d’arriver à une sorte d’équilibre satisfaisant pour chacun d’entre eux. La scène de ces évolutions a toujours été le territoire physique, convoité, conquis, repris, protégé, pillé ou fructifié. Les moyens de ces transactions ont longtemps été la guerre et, son autre visage, la paix. Les monnaies d’échange associées étaient, d’un côté, l’insécurité et l’instabilité qui rendaient la vie « hargneuse, brutale et brève » et, de l’autre, la sécurité et la stabilité, pour pouvoir vivre « la bonne vie ». Afin de se permettre « la bonne vie » il fallait payer pour être protégé par une armée, des attaques de l’extérieur (un extérieur crée par la sécurisation et délimitation administrative d’un territoire) ; il fallait aussi payer pour avoir des avantages commerciaux et assurer une « paix intérieure » (garantie par la police) et continuer à se développer et avoir des « avantages comparatifs » par apport à ses voisins. C’est comme ça que les taxes et les impôts payés à divers fournisseurs de services essentiels (d’abord les nobles, ensuite le roi et ensuite l’état avec tout son apparat) sont devenus un des piliers des contrats sociaux proposés par nos états modernes, et d’autant plus des « états providence », maintenant en voie de disparition en Europe.
Des réfugiés contribuables?
Si on regarde la question des réfugiés de cette perspective (ayant mis de côté la notion de solidarité), on comprend (même si on n’est pas d’accord) les mesures du Danemark et de la Suisse et on ne sera pas surpris que d’autres les adoptent. Ces états disent « vous êtes chez nous parce que vous cherchez un endroit stable et sûr et, afin de bénéficier de cette situation, vous devez payer, comme chaque citoyen de notre pays, qui paye ses impôts ». Là où ce raisonnement fait fausse route, c’est que pour la « taxe » que les réfugiés payent, ils ne reçoivent pas (tous ceux qui ont payé, au moins) nécessairement la gamme de services auxquels ils auraient droit, à savoir la possibilité réelle de s’intégrer et, pourquoi pas, de pouvoir payer encore plus de taxes quand leur revenu le leur permettra. Pour la plupart, ils peuvent bénéficier de la sécurité et de la stabilité, voire même d’un logement et de la nourriture, mais pas des outils pour fructifier ces avantages. Un « contrat social » tronqué, donc. Ceci arrive parce que les états, et l’Etat comme dispositif bureaucratique, ne sait faire qu’une moitié de lecture de l’histoire de son évolution – la moitié qui lie son existence à un territoire fixe et délimité administrativement.
L’état au-delà de son territoire
Cela fait des décennies qu’on parle de la dé-territorialisation des états (favorisée par la technologie) et des impacts que cela a pour leurs mécanismes, sans que, pour autant, leurs lois et les dispositifs administratifs prennent cela en compte. Les flux des réfugiés et la rapidité avec laquelle ils s’adaptent aux barrières physiques et légales qui s’érigent sur leurs chemins, mais aussi les raisons pour lesquels il sont devenus des réfugiés pour commencer, sont des représentations de cette dé-territorialisation. Car une mesure restrictive prise dans un état à leur endroit a des répercussions quasi immédiates pour d’autres, la décision d’un pays de vendre des armes à un groupe rebelle augmente le flux de réfugiés vers l’autre bout de la planète, et ainsi de suite, chaque mesure qui cherche a externaliser un problème, le renvoie essentiellement chez le voisin et même plus loin, jusqu’à ce qu’il retourne par des voies inattendues vers ceux qui ont voulu s’en débarasser. La technologie et l’imbrication économique du monde font que les effets ne se ressentent plus que sur un territoire et son voisinage.
L’autre problème est qu’on conçoit toute intervention ou aide donnée aux réfugiés ou à leurs pays comme moyen de les fixer à un endroit, à un territoire, pour qu’ils y restent et soient « comme nous » heureux, repus et, idéalement, immobiles. Mais surtout pour les tenir à ce fameux « extérieur » délimité par la force des armes et la violence de l’administration.
L’amère ironie
L’ironie dans tout cela est que, rien qu’en suivant, cyniquement, une logique étatique intéressée aux revenus fiscaux, les états auraient à gagner d’une ouverture légale et administrative qui suit, voire anticipe, les évolutions du terrain. J’ai récemment entendu que les pays en voie de développement émettent des obligations basées sur les revenus envoyés à leurs familles (remittances) par les migrants économiques qui renflouent les diasporas autour du monde. Ce n’est peut être pas au goût de tout le monde (en tout cas pas du mien), mais je trouve le dispositif ingénieux. A noter, pourtant, qu’il capitalise sur quelque chose que, de nos jours, et dans nos pays, on ne semble plus savoir valoriser : la solidarité.
*photo à la Une “Le bureau du collecteur d’impôts” de Pieter Breughel le jeune