L’ “économie-monde” est le concept que Fernand Braudel nous a donné pour illustrer et exprimer le vaste dispositif engendré par le système économique capitaliste et ses mécanismes à jamais en quête d’expansion et de nouveaux marchés.
Les évolutions globales des dernières années, culminant avec la situation désespérée des réfugiés qui se déroule à présent devant nos yeux, ont instauré à leur tour la “crise-monde”, le pays de notre présent.
Dans l’espace public nous avons commencé à parler de “la crise” comme concept lors des grands chocs économiques de 2008 et leurs effets de ricochet successifs, avec la crise de l‘économie grecque comme symbole absolu et ironique de cette notion aux racines linguistiques sanskrit et grecque.
Même si depuis six ans la situation de la Grèce force l’Europe et le monde entier à se poser des questions et nous interpelle autour de l’économie – que nous tentons de maintenir en vie – c’est désormais au tour du vaste mouvement de réfugiés qui submerge l’UE d’instaurer une atmosphère de crise totale et absolue.
Cette nouvelle crise nous interpelle à tous les niveaux.
Le langage – le débat sur la distinction qu’il y a à faire entre migrants et réfugiés n’est autre que le dernier acte dans la bataille acharnée qu’une langue vivante doit livrer contre la domination d’une série de termes techniques qui cherchent à réduire la vie à sa valeur financière et le profit qu’elle peut générer. Le mot “migrant” désigne en même temps une catégorie et un type d’autonomie qui suggère que celui ou celle qui s’y inscrit fait un choix conscient d’en devenir un. Le “réfugié” est celui qui cherche refuge, il/elle est forcé dans ce statut, il/elle a une autonomie beaucoup plus limitée et il/elle a besoin d’aide et de solidarité. Cette variation se retrouve à l’infini dans les termes polissés qui colonisent nos existences et justifient une indifférence croissante face à des inhjustices quotidiennes: transaction sexuelle pour désigner la prostitution, plans sociaux pour des licenciements collectifs, optimisation fiscale pour évasion fiscale et ainsi de suite.
Le droit – il est intéressant de noter qu’au vu de la faillite du règlement de Dublin (établi par l’UE) face à la situation des réfugiés, on en est réduit à faire appel à des conventions internationales, notamment la Convention de Genève sur le statut des réfugiés de 1951, élaborée afin de répondre à la crise de réfugiés dans l’Europe d’après-guerre. De quoi serait-ce le symbole, sinon du fait que, au nom d’une efficacité neutre et objective, les règlements technocratiques s’avèrent inadéquats, voire contre-productifs (pour ne pas dire meurtriers, parfois) envers ceux-là mêmes qu’ils prétendent aider. C’est la justice qui doit être aveugle et impartielle, pas les lois et les principes qui doivent prendre en compte les particularités des situations.
L’économie – malgré le tollé des voix clamant les effets négatifs que ces réfugiés auraient sur les économies des pays de l’UE, dans certains cas, notamment celui de l’Allemagne (pour ne citer que le cas le plus notoire), il faut constater que ce n’est pas tout à fait vrai. C’est précisément parce que les Allemands Pensent le contraire qu’ils ont décidé d’ouvrir leur porte aux réfugiés, qui amèneront une force de travail bienvenue à une population vieillissante qui passera des années toujours plus longues à la retraite en relative bonne santé!
La politique – la crise des réfugiés boulverse la politique dans l’UE tout simplement parce qu’elle réintroduit dans l’espace public du polis, de la cité, des questions relatives à la bonne gouvernance. Il ne s’agit pas tant de gestion que de stratégie visant à prendre en compte chacun et pas seulement Les personnes les plus adaptées au système. Ce que la crise grecque n’a pas réussi à faire parce que c’était bien trop facile d’être moraliste et dire que tout était la faute de la paresse de Grecs, la crise des réfugiés porte en elle un espoir: redémarrer le projet de l’UE à échelle humaine, avec comme idéal la paix et la justice.
L’histoire – on ne compte plus les sources nous rappelant l’histoire récente de l’Europe, la traversée de longs fleuves de réfugiés, fussent-ils provoquées par les attaques de l’empire ottoman et russe, par le nazisme ou par l’empire soviétique – rappelons au passage à nos amis hongrois qu‘après la Deuxième guerre mondiale, en 1956 ils ont formé le plus grand exode en Europe. Pourquoi, au lieu de nier cette histoire, ne pas essayer de l’assumer, et d’en tirer des leçons de solidarité? C’est parce que la situation des réfugiés en Europe a été dramatique qu’on a énoncé des standards internationaux de protection et aide à ceux qui en ont le plus besoin. (photo de réfugiés hongrois en 1956, (c) UNHCR)
Enfin, la crise des réfugiés interpelle nos valeurs et notre humanité – sur quelles bases construisons-nous l’Europe et le monde de demain? Sommes-nous sûrs de vouloir des sociétés aux idéaux spartiates, dans lesquels chaque individu se confond dans la masse de l’obéissance à un seul type de système et qui méprise d’autres pour la “faiblesse” de ne pas avoir les mêmes opinions que lui?
D’un point de vue étymologique, le mot “crise” a une longue histoire: le sanskrit « krei » signifie juger, distinguer, passer au crible, comme le mot grec “krinau”, séparer, trier; le grec « krisis » pointe vers l’action de distinguer; enfin il y a le latin « crisis » pour signifier l’assaut*.
La crise-monde que nous vivons au quotidien nous offre de cesser de penser la crise seulement dans sa dimension étymologique la plus récente – l’assaut. Ainsi repensée, elle offre de belles perspectives d’avenir.
Des bateaux en papier pour commémorer ceux disparus en mer à la recherche de rivages plus cléments photo prise lors de la manifestation de soutien aux réfugiés syriens, Genève 4 septembre 2015
*https://sites.google.com/site/etymologielatingrec/home/c/crise
Une réponse à “Les réfugiés ou la crise devenue monde”
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