Exploitation minière de phosphates au Togo (Alexandra Pugachevsky).

Les habits neufs (et verts) de la mission civilisatrice

Dans les campagnes telles que celle qui entoure l’initiative multinationales responsables, la quête de voix conduit parfois à l’émergence d’étranges slogans, même sous la plume de représentant·e·s de partis dont on s’attendrait pourtant à un minimum de réflexion critique et de profondeur argumentative.

Ainsi cette citation de la Conseillère Nationale représentant les Vert’Libéraux (VD) Isabelle Chevalley : « Nos multinationales sont responsables et génèrent des millions d’emplois en Afrique qui font vivre autant de familles ». La phrase est illustrée par une photographie datant de 2016, sur laquelle on la voyait déjà poser pour un article au titre paternaliste : Isabelle Chevalley veut « nettoyer le continent ». A ses côtés, une femme probablement ivoirienne, loin de se douter que son sourire serait instrumentalisé 4 ans plus tard au profit d’un message politique aussi cynique. Et Isabelle Chevalley d’ajouter outrageusement : « Combien d’emplois ont créés les ONGs ? » (la faute de grammaire est d’origine).

Slogan de campagne des Verts'Libéraux contre l'initiative multinationales responsables
Slogan de campagne des Verts’Libéraux contre l’initiative multinationales responsables.

Des propos qui passent mal

A l’heure où l’opinion publique est sur-sensibilisée à la question des discriminations raciales par l’assassinat de l’afro-américain George Floyd par un policier blanc le 25 mai 2020 à Minneapolis (Etats-Unis), la formule passe particulièrement mal. Coordinatrice romande des Jeunes Vert-e-s Suisse, la militante Mathilde Marendaz est l’une des premières à réagir et dénonce immédiatement « des propos racistes et colonialistes éhontés ». Elle ajoute :

« Alors que notre occident capitaliste s’est construit sur la base du colonialisme en pillant gratuitement les ressources des pays du tiers-monde, en esclavagisant et colonisant les populations pour le faire, et alors qu’aujourd’hui de nombreuses études en sciences politiques et sociales permettent de comprendre comment les multinationales irresponsables d’aujourd’hui perpétuent ce modèle en utilisant la domination économique de nos pays et les législations moins strictes des pays du Sud global pour engrosser les profits des pays du Nord, pour Isabelle Chevalley, ce serait grâce à nous qu’il y a des EMPLOIS EN AFRIQUE ? […] Poser en photo avec une personne racisée en défendant un modèle qui tue et pille les ressources des pays du Sud, c’est le comble du racisme systémique ».

Nicolas Casaux, invité du blog Savoirs en société

Au-delà de l’indignation, la question soulevée par le slogan des Verts’Libéraux est loin d’être anodine car, comme le montre la réaction de Mathilde Marendaz, elle réveille des réflexions aussi douloureuses que délicates sur la responsabilités des pays du Nord face à la misère de ceux du Sud, que nous nous proposons d’approfondir en guise de réponse à Isabelle Chevalley. Cependant, une fois n’est pas coutume, plutôt que de conduire nous-mêmes cette réflexion sur un thème situé un peu loin de notre domaine de compétences académiques, nous avons décidé d’inviter sur ce blog un spécialiste de la critique du développement.

Mais plutôt que la critique molle que l’on trouve habituellement dans la presse traditionnelle, nous avons souhaité présenter à nos lecteurs une critique radicale, que d’aucuns considéreront probablement même extrême. Parce que la radicalité, du moins lorsqu’elle est convenablement argumentée et documentée, permet de penser « au moins jusque là » pour pouvoir ensuite, en toute connaissance de cause, choisir la position de son propre curseur.

C’est ainsi que Nicolas Casaux, rédacteur en chef de la revue www.partage-le.com et membre de l’organisation d’écologie radicale internationale Deep Green Resistance, a accepté de répondre à notre invitation. Nous tenons à l’en remercier. Il nous livre ici les réflexions que lui inspirent à la fois l’initiative sur les multinationales responsables et les slogans des Verts’Libéraux à l’encontre de cette initiative.

 

Les habits neufs (et verts) de la mission civilisatrice

par Nicolas Casaux

 

« Vous nous dites que pour vivre il faut travailler… Vous autres, hommes blancs, vous pouvez travailler si vous le voulez, nous ne vous gênons nullement ; mais à nouveau vous nous dites : “Pourquoi ne devenez-vous pas civilisés ?” Nous ne voulons pas de votre civilisation ! »

Crazy Horse, chef sioux Oglala, Pieds nus sur la terre sacrée.

« Mes jeunes gens ne travailleront jamais, les hommes qui travaillent ne peuvent rêver, et la sagesse nous vient des rêves. »

Smohalla, Amérindien membre de la tribu des Wanapums, Pieds nus sur la terre sacrée.

« Le travail rend libre. » (Arbeit macht frei)

Phrase apposée par la société allemande IG Farben
au-dessus du fronton de ses usines avant de devenir un credo nazi.

« Par le travail, la liberté ! »

Credo soviétique. Formule que l’on trouvait inscrite sur un panneau
à l’entrée de l’un des camps du goulag des îles Solovki.

« Nos multinationales sont responsables et génèrent des millions d’emplois en Afrique qui font vivre autant de familles. »

Isabelle Chevalley, conseillère nationale, Vert’libéraux, VD.

 

Richard-Emmanuel Eastes m’a courtoisement proposé de réagir à une question politique suisse opposant multinationales et ONG. Y répondre platement n’aurait servi qu’à occulter les problèmes fondamentaux qui les font émerger. Il m’a semblé nécessaire de resituer les choses dans leur contexte plus étendu.

Les entreprises multinationales devraient-elles être davantage tenues responsables des conséquences de leurs agissements ? Avant de répondre à cette question, ou même d’en discuter la pertinence, il importe de revenir sur quelques développements historiques. Nonobstant ses origines antiques, l’entreprise moderne prend forme avec — et est indissociable de — l’État moderne.

Aujourd’hui, de Kuala Lumpur à New-York en passant par Oulan-Bator et Lagos, les hommes roulent en voiture sur des routes asphaltées, possèdent des smartphones, des téléviseurs, des comptes Facebook, des comptes en banque, travaillent pour des entreprises en échange d’un salaire, obtiennent leur nourriture en l’achetant dans des supermarchés, etc. Contrairement à ce que d’aucuns prétendent absurdement, cette uniformité des sociétés humaines des quatre coins du globe n’est pas le produit d’une volonté démocratique, d’un consensus populaire historique. Tout au contraire. Ainsi que le formule l’anthropologue de Yale James C. Scott dans son livre Petit éloge de l’anarchisme :

« Les pratiques vernaculaires ont été, au cours des deux derniers siècles, éliminées à une vitesse telle que l’on peut raisonnablement voir dans ce phénomène un processus d’extinction de masse apparenté à la disparition accélérée de certaines espèces.

La cause de l’extinction est également analogue : la perte d’habitat. De nombreuses pratiques vernaculaires ont disparu pour de bon, et d’autres sont aujourd’hui menacées.

Le principal facteur d’extinction n’est nul autre que l’ennemi juré de l’anarchiste, l’État, et en particulier l’État-nation moderne. L’essor du module politique moderne et aujourd’hui hégémonique de l’État-nation a déplacé et ensuite écrasé toute une série de formes politiques vernaculaires : des bandes sans État, des tribus, des cités libres, des confédérations de villes aux contours souples, des communautés d’esclaves marrons et des empires. À leur place, désormais, se trouve partout un modèle vernaculaire unique : l’État-nation de l’Atlantique Nord, tel que codifié au XVIIème siècle et subséquemment déguisé en système universel. En prenant plusieurs centaines de mètres de recul et en ouvrant grand les yeux, il est étonnant de constater à quel point on trouve, partout dans le monde, pratiquement le même ordre institutionnel : un drapeau national, un hymne national, des théâtres nationaux, des orchestres nationaux, des chefs d’État, un parlement (réel ou fictif), une banque centrale, une liste de ministères, tous plus ou moins les mêmes et tous organisés de la même façon, un appareil de sécurité, etc. »

Les États-nations qui composent actuellement le continent africain sont de purs artifices, produits du colonialisme, du fameux « partage de l’Afrique ». C’est en détruisant les cultures, les sociétés, les peuples, les mœurs, les coutumes, etc. qui y prospéraient alors que les États déjà constitués (européens, américains, asiatiques) ont pu imposer au continent de rejoindre la monoculture humaine planétaire que déplorait Claude Lévi-Strauss [i] (monoculture aussi appelée « mondialisation » ou « entreprisation du monde ») :

« L’humanité s’installe dans la monoculture ; elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comportera plus que ce plat. »

Il le fallait bien. L’ordre des choses le réclamait. Les « races supérieures » avaient (et ont toujours) le « devoir de civiliser les races inférieures ». Les « nations européennes » se sont simplement acquittées « avec largeur, grandeur et honnêteté de ce devoir supérieur de la civilisation » (Jules Ferry).

 

« Appréciez votre pauvreté ! »

Désormais que les États-nations et le capitalisme sont bien implantés en Afrique comme partout ailleurs, la mission civilisatrice est presque achevée. Par capitalisme, il faut entendre la forme de vie sociale — fondée sur le travail, l’argent, le salaire, la production de marchandises, la propriété privée, etc. — que les États-nations européens, américains et asiatiques imposent à leurs sujets depuis plusieurs siècles, et qu’ils imposèrent également aux Africains en leur apportant la civilisation. Presque, parce que pas tout à fait. Et d’abord parce que les États africains continuent d’être maintenus dans une position d’infériorité, dans une position de précarité à l’avantage des États et des transnationales européennes, américaines et asiatiques. Le pillage continue, ainsi que l’exposent, par exemple, les documentaires Nous venons en amis d’Hubert Sauper et Enjoy Poverty (« Appréciez votre pauvreté ») du néerlandais Renzo Martens.

Non contentes de s’enrichir de manière parfaitement illégitime, criminelle (grâce aux dispositions précitées, à la colonisation, aux structures sociales historiquement imposées), sur le dos du continent africain et de ses habitants, les multinationales des pays riches osent s’indigner même des plus maigres compensations demandées par « la société civile » (en l’occurrence, par des ONG, une des principales formes d’opposition tolérées, encouragées et subventionnées par les États modernes). Les ONG osent les emmerder ! Leur demander de rendre des comptes ! D’être plus responsables ! À elles… qui fournissent généreusement du travail à ces pauvres Africains, lesquels, sans cela, seraient livrés à eux-mêmes, à la misère, à la faim, à la mort !

L’indécence officiellement admise de la « mission civilisatrice » ne permettant plus d’employer l’expression, c’est désormais du travail que l’on se targue d’apporter aux Africains. Mieux, en ces temps de lutte contre le réchauffement climatique, dès que possible, on — États, multinationales, politiciens, etc. — se félicite de leur fournir des « emplois verts ». C’est-à-dire des emplois s’inscrivant dans le cadre d’industries supposément [i] « vertes » (production d’énergie photovoltaïque, éolienne, etc.). De la sorte, on prétend faire d’une pierre deux coups : améliorer le sort des Africains, et sauver la planète.

 

Des multinationales responsables…

Dans les faits, le processus n’est pas plus démocratique aujourd’hui qu’il ne l’était hier. L’illusion démocratique repose en Afrique (dans quelques pays africains, du moins) sur la même mystification qu’ailleurs : il suffit à un État de se prétendre démocratique et d’instaurer des élections présidentielles pour l’être aux yeux des autres.

Cependant, les sujets des États désormais bien implantés apprennent à s’en satisfaire. En effet, comme le souligne James C. Scott (dans l’ouvrage susmentionné) :

« Une fois en place, l’État (nation) moderne a entrepris d’homogénéiser sa population et les pratiques vernaculaires du peuple, jugées déviantes. Presque partout, l’État a procédé à la fabrication d’une nation : la France s’est mise à créer des Français, l’Italie des Italiens, etc. »

Et le Congo des Congolais, le Sénégal des Sénégalais, etc. Auxquels on inculque comme à tous les autres, par le biais du système scolaire étatique et des médiums culturels, que la propriété privée, la nécessité de travailler, l’Entreprise, l’argent, le salaire, le développement industriel et technologique, l’État, les élections présidentielles, sont dans l’ordre des choses, et même de très bonnes choses, puisqu’elles constituent le Progrès.

En réalité, l’expansion de la domination de l’État, du capitalisme, de l’Entreprise, du système industriel, est synonyme à la fois de désastre social (destruction de la diversité culturelle humaine, au travers du colonialisme, de l’ethnocide, dépossession et aliénation des hommes dans la servitude moderne du salariat) et environnemental (destruction de la biodiversité, dégradation de la biosphère).

Dans un tel contexte, les entreprises multinationales devraient-elles être davantage tenues responsables des conséquences de leurs agissements ? Bien entendu. Ce serait un minimum. Dont il ne faudrait surtout pas se contenter. Les multinationales et l’ensemble du système étatique et capitaliste dans lequel elles s’inscrivent doivent également — et le plus rapidement possible, étant donné les dégâts qu’ils génèrent — être mis hors d’état de nuire. Non seulement afin d’enrayer la sixième extinction de masse (ou, pour parler moins euphémiquement, la première extermination de masse) des espèces vivantes, mais aussi en vue de constituer de véritables démocraties et d’en finir avec leur règne inhumain et écocidaire.

Nicolas Casaux, le 15 juin 2020.

[i] Au sujet de la mystification que constituent ces prétentions « vertes », « propres » et « renouvelables », il faut lire Les illusions renouvelables de José Ardillo ou regarder le documentaire de Jeff Gibbs, Michael Moore et Ozzie Zehner intitulé Planet of the Humans (Planète des humains), ou encore consulter un des nombreux articles traitant du sujet publiés sur le site www.partage-le.com (notamment dans cette catégorie : https://www.partage-le.com/category/environnement-ecologie/le-mythe-du-developpement-durable/).

 

A nos amis lecteurs

Comme nous l’avons mentionné plus haut, le texte et les propos tenus ici sont radicaux et nous l’assumons. On les voit rarement exprimés dans les médias traditionnels mais chacun pourra constater que, pour adopter une position dure, le discours de Nicolas Casaux n’en est pas moins référencé et argumenté. Personne n’est obligé de partager ces idées mais, bien entendu, chacun est invité à les commenter et à les critiquer. L’espace de commentaires de cet article est prévu pour cela.

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