Lettre ouverte de Diane Lou à Philippe Nantermod, Conseiller National PLR

C’est avec une totale stupéfaction et une profonde affliction que j’ai découvert le 21 juin la tribune de Philippe Nantermod dans Le Temps, intitulée “Les enfants gâtés de la grève du climat ont tué la vague verte“. Papa d’une jeune fille militante pour le climat, j’ai évidemment immédiatement partagé ce texte avec elle. Après sa lecture, Diane Lou a souhaité réagir directement sur la page Facebook de Monsieur Nantermod. Avec son autorisation, je reproduis ici le commentaire qu’elle lui a adressé.

 

Monsieur le Conseiller National.

J’ai lu avec attention votre tribune sur le site du Temps. Ceux et celles que vous appelez les “mouvements radicaux de l’écologie” sont simplement des jeunes terrorisé·es par l’avenir que vous leur laissez. Comme vous devriez l’être vous aussi.

Je fais partie de ces jeunes et j’ai manifesté mon inquiétude, d’une manière pacifique comme la plupart d’entre nous. Des gens comme vous se sont moqués de moi lorsque des journalistes m’ont invitée à exprimer publiquement cette inquiétude. Je n’ai pas compris pourquoi. Je ne manquais pas l’école, j’en appelais simplement à l’action de celles et ceux qui, comme vous et contrairement à moi, en avaient le pouvoir.

Vous nous accusez de nous être démobilisé·es depuis. Comment croyez-vous que nous aurions pu maintenir intacte la vivacité de notre engagement, alors que nous tentions déjà seulement de respirer sous nos masques, voire de suivre nos cours à distance ? Parce que oui : nous n’étions pas menacés par la pandémie mais nous, nous avons accepté de restreindre notre confort pour protéger une autre génération que la nôtre.

Vous vous moquez de notre “bastringue du vendredi”. Vous nous accusez du rejet de la loi CO2. Vous nous tournez en ridicule. Mais quel autre moyen avons-nous pour attirer l’attention sur NOTRE avenir ? Si vous ne faites rien, laissez-nous au moins le droit d’avoir peur et de pleurer. De pleurer ces peuples, ces espèces animales et ces glaciers qui se meurent pendant que vous nous accusez de vos propres échecs.

Avez-vous des enfants, Monsieur ? Car c’est de leur avenir que nous nous préoccupons, autant que du nôtre. Et heureusement pour eux, en dépit de vos prophéties, notre mouvement est loin d’avoir disparu.

Diane Lou Pellaud-Eastes
Présidente de l’association Bec et Plumes.

 

NB. Afin de préserver un dialogue constructif et des échanges sereins, aucun commentaire agressif, irrespectueux ou contraire aux règles de la bienséance ne sera validé lors du processus de modération. Merci également de bien vouloir éviter les commentaires anonymes ; l’auteur de ce blog se réserve le droit de bloquer tout propos rédigé sous pseudo ou avec une fausse adresse e-mail.

Non, la médiation scientifique n’est pas politiquement neutre

En tant que champ d’activités reliant la science et la société, la « médiation scientifique » regroupe un large ensemble de pratiques au périmètre incertain et en permanente évolution. Et c’est tant mieux, car c’est ce qui la maintient vivante, dynamique et créative, capable de s’adapter aux évolutions du monde et aux transformations de la société. Dans ces conditions, est-il tout de même possible de la définir sans l’enfermer ?

On oppose par ailleurs parfois l’idée de « médiation scientifique » à celle de « vulgarisation scientifique », ramenant cette dernière à une pratique descendante et un peu prosélyte dont les préoccupations seraient centrées sur les contenus scientifiques et techniques, et décrivant à l’inverse la médiation comme une démarche d’émancipation intellectuelle et sociale, centrée sur le dialogue avec les publics et la clarification de l’opinion. La différence est-elle si tranchée et la distinction si facile à faire ?


À lire aussi : Peut-on se former à la médiation scientifique ?


Pour répondre à ces questions, il n’est pas suffisant d’observer simplement les pratiques existantes et de les regrouper selon une typologie réduite à la description de leurs formats. Car, comme le rappelait déjà le groupe Traces en 2010 dans son manifeste Révoluscience, qui prônait alors une médiation scientifique « autocritique, émancipatrice et responsable », la communication publique de la science n’est pas neutre. Ni dans ses impacts, ni dans ses intentions ; ni dans les messages qu’elle promeut, ni dans les valeurs qu’elle propose ; ni dans les publics auxquels elle bénéficie ni dans la place de la science qu’elle installe dans la société.

 

Médiation scientifique : quels impacts sur quels publics ? Quelles intentions des médiateurs et médiatrices, et de leurs institutions ? Crédits : Ph. Levy, EPPDCSI (Universcience) No reuse

 

C’est pour tenter de contribuer au traitement de ces problématiques que j’ai lancé la chaîne de vidéos Savoirs en Société il y a 18 mois. En toile de fond des réflexions qui y sont proposées, le souci de promouvoir la réflexivité des praticien·nes de la médiation scientifique, c’est-à-dire leur autoanalyse et leur autocritique dans une perspective d’amélioration des pratiques.

Une vidéo, en particulier, s’attache à clarifier les relations entre les nombreuses actions de communication publique de la science et à articuler les concepts de communication, vulgarisation et médiation scientifiques. Elle présente un modèle simple qui permet à la fois de construire une typologie des actions et de faire émerger deux formes distinctes de médiation scientifique : une forme épistémique (relative aux savoirs, à ce que l’on sait) et une forme axiologique (relative aux valeurs, à ce à quoi l’on tient).

 

Un modèle pour comprendre la médiation scientifique. www.savoirs-en-societe.ch

 

En réalité, et au-delà de la typologie qu’il propose, ce modèle permet surtout de construire un cadre réflexif invitant les scientifiques engagé·e·s dans de telles actions à s’interroger sur leur rapport aux publics et aux savoirs, voire même à réfléchir à leur trajectoire personnelle dans le diagramme auquel s’adosse le modèle.

 

Une grille de lecture pour clarifier les relations entre les différentes formes de communication publique de la science. Crédits : R.-E. Eastes, CC BY-NC-SA

 

Cette vidéo, comme l’ensemble de la chaîne, place ses réflexions dans le cadre théorique des « études de sciences » ou STS (pour Science and Technology Studies), à savoir la branche des sciences humaines et sociales qui étudie la science et la technologie. Inspirée par ces dernières, la chaîne ne se contente donc pas d’observer et de décrire les actions de communication publique depuis l’intérieur des sciences, au sens où elle ne circonscrit pas ses réflexions aux « contenus scientifiques à disséminer », aux « messages à faire passer » ou à la manière « d’améliorer l’image de la science ». Elle adopte au contraire un point de vue symétrique qui permet d’apprécier les enjeux et de décrypter les rouages des relations science-technologie-société dans leur globalité ; exactement comment le font les STS lorsqu’elles s’attachent aussi bien à décrire la manière dont la société agit (ou réagit) sur la science que la manière dont la science transforme la société.

 

Comment traiter des controverses sociotechniques dans la médiation scientifique ? www.savoirs-en-societe.ch

 

Cette posture, portée par un nombre croissant d’acteurs et actrices de la culture scientifique, privilégie naturellement les formes de médiation qui mettent la science en discussion, qui créent du lien social et donnent du pouvoir d’agir à leurs publics.

En ce sens, elle se démarque de formes de communication de la science plus archaïques qui se donnent pour mission d’instruire les foules ou de les éduquer à la rationalité, selon l’approche connue sous le nom de « deficit model ».


À lire aussi : Les jeux de discussion : comprendre et se comprendre


Elle se démarque plus encore des approches plus agressives de la communauté rationaliste hétéroclite agrégée au mouvement zététique qui, sous couvert de défense de la raison, finit souvent par instrumentaliser le rationalisme scientifique à des fins idéologiques, visant notamment la promotion du progrès technologique à tout prix ainsi que la tribune #NoFakeScience a récemment été accusée de le faire.


À lire aussi : Zététiciens et autres « debunkers » : qui sont ces vulgarisateurs 2.0 ?


À cet égard, la posture défendue par la chaîne Savoirs en Société reste pour le moment assez représentative de celle d’une grande partie de la communauté des acteurs et actrices de la médiation scientifique. Très consciente des enjeux socio-éducatifs et socioculturels associés à une certaine manière de « mettre la science en culture », cette communauté a en effet largement tendance à éviter d’interroger la dimension politique de ses activités.

Non qu’elle ne se préoccupe pas de l’émancipation et de l’inclusion sociale des publics et des « non-publics » ! C’est même là l’une de ses principales préoccupations actuelles, comme en atteste la variété des projets et formations qui s’en revendiquent. Si nous employons ici le terme politique, c’est dans un sens beaucoup plus fort : celui des rapports de force et de pouvoir qui sont, souvent malgré nous, perpétués et renforcés par nos efforts de diffusion de la culture scientifique. Qui produit le savoir ? Qui le partage ? Qui en choisit les thèmes et les méthodes ? Au véritable bénéfice de qui ?

 

Lutter contre l’autocensure vis-à-vis des sciences et des techniques : un atelier de créativité technique à l’Espace des sciences Pierre-Gilles de Gennes (ESPCI Paris, Vᵉ). Crédits : Association Traces.

 

Car le monde de la culture scientifique, très corporatiste et soudé autour de ses missions, apparaît particulièrement enclin à éluder les questions susceptibles de le diviser ; au risque de friser parfois la pusillanimité et le paradoxe, notamment au regard des sources de financement de ses activités.

Un malaise qu’il contourne en se concentrant sur la problématique de l’appropriation culturelle de la science par la société et en perpétuant les réflexions sur la nature des savoirs à partager, menée de plus longue date par les actrices et acteurs de la vulgarisation scientifique.


À lire aussi : Un musée de science… à quoi ça sert ?


En restant dans une approche de la médiation scientifique essentiellement culturelle (dont témoigne l’usage ubiquitaire de l’expression « culture scientifique et technique »), en considérant que des médiateurs et des médiatrices scientifiques sont en capacité de faciliter l’émancipation de populations plus ou moins « éloignées de la science », mais surtout en n’interrogeant pas les rapports de pouvoir qui en découlent, cette posture ne reste-t-elle pas enfermée dans une sorte de deficit model « politique », deficit model qu’elle était pourtant parvenue à surmonter peu ou prou sur le plan culturel ?

Un imposant travail de critique des sciences existe pourtant dans le monde occidental depuis des décennies, et en France avec des auteurs comme Alexandre Grothendieck. Hormis au travers de ses formes les plus modérées, portée par des auteurs comme Jean‑Marc Lévy-Leblond ou Jacques Testart, la critique politique des sciences ne semble toutefois jamais avoir vraiment pénétré les réflexions et les pratiques du monde de la culture scientifique, restant plus ou moins cantonnée aux sphères académiques ou anarchistes, et transparaissant seulement dans quelques rares initiatives confidentielles.

 

En-tête du site www.sciences-critiques.fr

 

Des ponts existent toutefois entre ces réflexions et le champ des actions science-société. Ainsi celui que tente de bâtir le collectif ALLISS, qui vise à développer les coopérations entre les établissements publics d’enseignement supérieur et de recherche d’une part, et le tiers secteur de la recherche d’autre part, c’est-à-dire les activités de recherche associées aux secteurs non marchand et non lucratif (et donc non adossées à l’État ou à l’industrie). ALLISS promeut notamment le concept de « médiation de recherche », pensé pour permettre aux citoyen·nes de se réapproprier les enjeux et les bénéfices de la recherche, notamment lorsqu’elle est soutenue par des fonds publics.

 

En-tête du site www.alliss.org

 

Arrivés au terme de cet article, faisons le point. Si la médiation scientifique produit du sens, de la culture et de l’inclusion, est-il à ce point problématique qu’elle ne soit pas politiquement neutre ? Peut-être pas, en effet. Mais plus problématique, en revanche, serait de ne pas s’en apercevoir.


Ce texte a été publié dans sa version originale le 17 juin 2021 sur le site du média The Conversation et sous licence Creative Commons. Je tiens à remercier Bastien Lelu, Antoine Blanchard et Livio Riboli-Sasco pour les inspirations que je leur dois, les échanges qui ont motivé la rédaction de ce texte et leurs précieux conseils rédactionnels.

En Suisse, réussir sans le « bac », c’est possible !

En cette fin d’année scolaire où se décident les orientations et où tombent les résultats d’examens, regard sur un système éducatif où 40 % d’une génération seulement décroche la maturité, à comparer aux 80 % du baccalauréat français.

Mais la « matu » suisse est-elle vraiment l’exact équivalent du « bac » français ?

 

Outre un excédent budgétaire récurrent, un taux de chômage insignifiant et des salaires élevés en comparaison internationale, la Suisse est également le pays qui présente le plus fort taux de prix Nobel scientifiques par habitant. Si, à l’étranger, c’est souvent à la robustesse de ses banques que l’imaginaire populaire attribue ces succès (et à son secret bancaire dont il est toutefois bon de rappeler à nos amis qu’il n’est plus effectif depuis 2018), cette idée préconçue en masque très probablement les autres origines potentielles. À commencer par son étonnant système de formation… qui ne conduit que 40 % d’une classe d’âge à l’obtention d’une maturité. Un chiffre qui tranche avec les près de 80 % du « baccalauréat » français.

La Suisse promeut en effet une formation professionnelle initiale forte : plus de deux tiers des jeunes y optent pour un apprentissage qui leur permettra d’entrer dans la vie active, puis d’évoluer grâce à de nombreuses passerelles vers l’ensemble de la formation professionnelle supérieure.

 

Examen de « maturité »

L’enseignement supérieur suisse distingue d’une part les écoles et examens relevant de la « formation professionnelle supérieure » (tertiaire B), et d’autre part les « hautes écoles » (tertiaire A). Ces dernières comprennent les hautes écoles universitaires HEU (les universités), les hautes écoles pédagogiques HEP (qui forment les enseignants) et les hautes écoles spécialisées HES.

Les HES se distinguent des universités par des recherches appliquées et un enseignement axé sur la pratique, caractérisés par une très forte proximité avec les milieux professionnels concernés – design et arts visuels, économie et services, ingénierie et architecture, musique et arts de la scène, santé et travail social…

 

Parcours de formation et passerelles pour les degrés secondaire et tertiaire en Suisse. ODEC.

 

Si le tertiaire B requiert toujours une expérience professionnelle préalable, l’accès aux hautes écoles du tertiaire A nécessite quant à lui l’obtention d’une « maturité ». Dans les deux cas, ces conditions sont complétées par des exigences complémentaires en fonction du type de formation.

Ces examens de maturité sont de trois types :

  • imaginée dans le prolongement de la formation professionnelle pour permettre à ses titulaires d’accéder aux hautes écoles, la maturité professionnelle est celle qui s’apparente le plus au baccalauréat technologique français ;
  • la maturité gymnasiale peut de son côté être assimilée au baccalauréat général, bien que les équivalences ne soient pas automatiques ;
  • sorte d’hybride des deux précédentes, la maturité spécialisée permet quant à elle aux non-lycéens passés par les écoles de culture générale d’intégrer une HES ou une HEP.

Spécificité helvétique : la réussite d’un « examen de maturité » reflète l’atteinte par l’élève d’un degré de maturité personnelle (au sens propre) suffisant pour accéder à des études supérieures. C’est la raison pour laquelle le baccalauréat professionnel français (bac pro), pensé comme une porte d’entrée directe vers la vie professionnelle et non vers des études supérieures, ne peut avoir d’équivalent en Suisse.

Mais la différence n’est pas que terminologique : elle dénote déjà une différence de conception fondamentale entre les idées de « maturité » et de « baccalauréat ».

La comparaison des chiffres s’avère à cet égard saisissante. La figure ci-dessous distingue le pourcentage d’une classe d’âge ayant obtenu chacun des trois baccalauréats français, plus représentatif que le fameux « taux de réussite » pourtant plus souvent cité (et également représenté dans la figure). On y lit qu’en 2019, les trois baccalauréats concernaient dans l’ensemble près de 80 % des Français en âge de les passer, soit 20,8 %, 16,4 % et 42,5 % respectivement.

 

Taux de réussite et proportion par classe d’âge pour les trois baccalauréats français.
Ministère de l’Éducation nationale et de la jeunesse française.

 

Qu’en est-il en Suisse ? Au regard des données françaises, l’examen des données officielles est surprenant. Car les Suisses sont seulement 15,7 %, 3,1 % et 21,6 % à obtenir respectivement leurs propres maturités, soit un total de 40,4 % à comparer aux 79,7 % de bacheliers en France.

Mais alors, que font les autres élèves ? Ils poursuivent simplement une formation secondaire, mais sans la valider par un examen de maturité. De sorte que 95 % des jeunes parviennent à l’âge de 25 ans avec un titre du secondaire II, avec ou sans maturité, et que 60 % des Suisses accèdent au marché du travail directement à l’issue de leur formation obligatoire ou post-obligatoire.

 

Passerelles professionnelles

À ce stade, trois questions se posent. Est-il pour autant facile de trouver un travail si l’on ne dispose pas de ce qui, en France, constitue un indispensable sésame ? Par ailleurs, n’y a-t-il pas un risque pour cette population de se voir interdire l’accès à des professions qualifiées, uniquement accessibles aux titulaires des titres délivrés par les hautes écoles ? Enfin, comment le déterminisme social impacte-t-il les orientations scolaires dans un système si sélectif ? Sans que la situation soit parfaite, les réponses à ces questions sont tout à fait rassurantes.

Deux chiffres permettent de répondre à la première d’entre elles : le taux de chômage de la Suisse (2,3 % en 2019, avant la crise du Covid-19, moins de 3,5 % au printemps 2021) et de son revenu médian (CHF 6 538, soit 6 200 euros en 2018). Même avec une simple formation de base, il est donc possible de trouver un emploi et de vivre dignement.

Concernant la deuxième question, la Suisse entretient un très grand nombre de passerelles entre les différentes filières de formation. Et pas seulement vers le tertiaire B : que l’on songe que grâce à ce jeu de passerelles, il est possible d’obtenir un doctorat sans avoir obtenu de maturité et même sans avoir fait le lycée !

 

Passerelles entre les différentes filières de l’enseignement suisse : premières transitions éducatives dans les 42 mois des titulaires d’un titre du degré secondaire II obtenu en 2012.
Office fédéral de la statistique suisse.

 

Enfin, il est évident que, comme dans tous les pays, les enfants issus des milieux favorisés ont plus de chances que les autres de réaliser des études supérieures longues, mais cette influence reste relativement modérée : en 2016, 57 % des étudiants des hautes écoles étaient issus de familles dans lesquelles aucun des parents n’était lui-même détenteur d’un diplôme d’une haute école (une proportion certes inférieure à celle de la population totale où elle s’élève à 77 %).

 

Origine sociale des étudiantes des hautes écoles en 2016, par type de haute école.
Office fédéral de la statistique suisse.

 

Autre conséquence de cette proportion d’élèves non-bacheliers : les moyens accordés aux formations professionnelles sont particulièrement développés, tant au niveau des infrastructures que de la formation et du salaire des enseignants. Cette spécificité traduit une concertation très forte entre la formation et les mondes professionnel et politique.

Quelle conclusion tirer de cette comparaison entre voisins francophones ? Peut-être celle-ci : alors que les métiers manuels et techniques sont souvent les plus importants pour assurer le bon fonctionnement d’une société, comme la crise sanitaire a largement contribué à en prendre conscience, il serait peut-être grand temps de reconnaître partout cette importance par une revalorisation radicale des formations professionnelles, une rémunération satisfaisante et un meilleur statut social pour les métiers non intellectuels, conditions évidentes de l’accès de tous à une vie épanouissante.


À lire aussi : La formation des enseignants en Suisse : un modèle à suivre ?


Ce texte a été publié dans sa version originale le 17 juin 2020 sous le titre « La Suisse, ce pays où la réussite sociale n’est pas déterminée par le bac », sur le site du média The Conversation et sous licence Creative Commons. Il était co-écrit avec Yves Rey, chef du Service des hautes écoles auprès du Département de l’économie et de la formation du canton du Valais, alors qu’il était vice-recteur Enseignement de la Haute école spécialisée de Suisse Occidentale (HES-SO).

Petit manuel du climatodénialiste sur Internet

ou comment éclairer les stratégies obscurcissantes des climatosceptiques par le recours à la caricature platiste.

 

Je suis de plus en plus convaincu que la Terre est plate.

De toute façon, cette histoire de Terre sphérique m’avait toujours semblée bizarre et, depuis mon plus jeune âge, j’avais des doutes : ces gens qui ont la tête en bas, même si on m’affirmait que la physique pouvait l’expliquer, ça me dérangeait.

Mais j’ai fini par ouvrir les yeux définitivement. Grâce à la découverte de vidéos YouTube anticonformistes puis, de fil en aiguille, à des rencontres sur les réseaux sociaux de chercheurs indépendants et courageux qui osaient remettre en question la doxa scientifique, je me suis enfin rendu compte de la supercherie.

On nous ment délibérément ! Enfin, une petite élite qui a intérêt à cela, du moins. Toute une caste de soi-disant scientifiques, de mèche avec les marchands de GPS et de mappemondes, avec les transporteurs maritimes et aériens, avec les armées et les gouvernements de tous les pays du monde. Oh, je n’en veux pas au commun des mortels : lui ne cherche pas spécialement à occulter ou à subvertir la vérité. Les gens sont juste des moutons de Panurge endoctrinés, qui répètent ce qu’on leur dit sans recul critique et qui suivent béatement le mouvement sans se poser de questions. Heureusement que d’autres prennent le temps de démystifier cette détestable pensée unique.

Ce qui m’ennuie le plus, toutefois, maintenant que j’ai compris que la Terre était plate et qu’on nous le cachait au nom d’intérêts inavouables, c’est que l’école continue à enseigner ces idées dangereuses à mes enfants. Dangereuses, car il ne s’agit pas seulement de rotondité de la Terre : c’est tout un système intellectuel impérialiste de connaissances et de valeurs qui s’articule autour de cette vision du monde erronée de la Terre sphérique. On leur lave le cerveau ! Et avec ça, on prépare consciencieusement les citoyens qu’ils seront plus tard à tout accepter : des restrictions économiques, des taxes, des idées gauchistes… il faut réagir !

Or, au cours de mes recherches sur la forme de la Terre, j’ai découvert que d’autres communautés refusaient de céder à la dictature des experts et se défiaient du catéchisme scientifique dominant. Parmi elles, les climatosceptiques ont développé une approche très efficace pour neutraliser les arguments des scientifiques et des écologistes sur les blogs et les réseaux sociaux. Plus nombreux que nous, les platistes, ils sont aussi mieux organisés et mieux financés. Inspirés par les actions préalables de désinformation menées par l’industrie du tabac et de l’amiante, ils ont alors élaboré un arsenal d’outils agnotologiques à la fois simples et robustes.

En observant bien leurs façons de faire, j’ai formalisé leur méthodologie sous la forme d’un « manuel du parfait climatosceptique » sur Internet, applicable à la remise en question de n’importe quelle propagande scientifique. Voici en quoi il consiste, en 7 étapes :

« Je suis climatosceptique et, pour le bien de notre société et la préservation de ses formidables acquis technologiques et économiques, j’ai décidé de m’engager pour la vérité sur la question climatique. Voici comment je procède :

  1. Je m’exprime un maximum sur les réseaux sociaux, surtout sur les pages des scientifiques et des écologistes (qui, contrairement à nous, se cantonnent bêtement à se convaincre mutuellement). J’ai également appris à troller efficacement leurs blogs, en utilisant parfois plusieurs identités après avoir découvert le procédé nommé « astroturfing ».

On me le reproche au nom de la gravité de la crise environnementale et de ses conséquences actuelles et futures, mais j’y suis préparé.

  1. Les références scientifiques sérieuses allant dans le sens de mon opinion étant rares, je les assène aussi souvent que possible en les assortissant de n’importe quel élément susceptible d’étayer ma thèse : blogs complotistes, tribunes de toutes origines et de toutes orientations politiques, articles issus de tabloïds évoquant des actions écologistes extrémistes… peu importe tant qu’ils permettent de déconsidérer la communauté « réchauffiste ».

On me le reproche en opposant les travaux et les méthodologies de la communauté scientifique internationale, mais j’ai la parade.

  1. Je me défends au nom de la lutte contre la « doxa », la « pensée unique », le « dogme ». J’accuse mes détracteurs d’aveuglement, d’endoctrinement, identifiant leurs points de vue à des « croyances religieuses » (très efficace contre les scientifiques et les « écolos gauchistes », que ça énerve au plus haut point).

On me le reproche en m’opposant que le fait de dire le contraire de tout le monde (et des spécialistes en particulier) ne saurait constituer un argument de véracité. C’est ici qu’en général on m’accuse d’être conspirationniste, mais je ne me laisse pas démonter.

  1. Faute de pouvoir développer des arguments suffisamment solides aux yeux de certains de mes détracteurs, je change mon fusil d’épaule et passe à l’attaque : je critique l’arrogance et la suffisance des spécialistes, j’invoque même la « dictature des experts ».

On me le reproche et je risque à ce stade de me voir attribuer un point Godwin, mais peu importe. C’est aussi là que l’on perd patience et, dans le meilleur des cas, que l’on en appelle à des règles plus strictes de modération des commentaires. Du pain béni qui me réapprovisionne en munitions !

  1. Je me réfugie immédiatement derrière « la fin de la liberté d’expression » et la « censure des opinions minoritaires ». Au nom de la vertu, je conserve ma position de force grâce à cette valeur qui protège d’autant plus un argument qu’il est contesté par la majorité, même s’il est faux.

Sur ce terrain, les tenants d’une argumentation rationnelle sont complètement déboussolés et recherchent éperdument d’autres angles d’attaque. Comme je m’exprime souvent sous couvert de mes divers pseudos pour profiter du phénomène “d’effet de meute” sans être découvert, il arrive alors que l’on me reproche de m’exprimer anonymement. Mais l’argument est facile à démonter.

  1. Car si j’ai été un tant soit peu brutalisé dans la discussion, je joue la victime et défends mon anonymat au nom de l’insécurité qui pèse sur le lanceur d’alerte que je suis face aux agressions des « bien-pensants » et des « khmers verts ».

On peut alors certes me reprocher ma « malhonnêteté intellectuelle » mais, ayant réussi à prendre la position de victime, je suis devenu intouchable. Peu importe que je ne sois pas parvenu à argumenter sur le plan scientifique, j’ai sacralisé mon opinion au nom de la liberté d’expression et déplacé le débat climatique du terrain des faits à celui des valeurs morales. Je ressors en général victorieux de l’échange.

  1. Variante : Face à l’accusation d’anonymat, je peux également prétendre, d’une part, que l’identité des spécialistes leur sert d’argument d’autorité et, d’autre part, que mon anonymat oblige à se pencher de manière objective sur les idées que j’exprime et non sur qui je suis. Je nivelle ainsi la différence entre les spécialistes du climat et les communs des mortels que je représente, les privant de leurs derniers leviers.

On peut certes me rétorquer que la question de l’origine anthropique du changement climatique n’est pas une question politique mais une question scientifique. Qu’elle ne peut à ce titre se résoudre par une argumentation contradictoire entre opinions contraires. Mais cela n’a aucune importance : quel internaute pourrait en effet raisonnablement soutenir avoir par lui-même vérifié les résultats des dizaines de milliers d’articles publiés par la communauté scientifique internationale sur ce sujet ? Il est impossible d’argumenter sur la crise climatique actuelle sans utiliser ne serait-ce qu’un petit argument d’autorité, qu’il s’agisse de son statut de chercheur ou de l’état de l’art en matière de publications scientifiques. Ainsi, en surfant sur la vague de l’anti-élitisme, sur mon droit à exprimer mes opinions et en faisant vibrer la corde de l’argument d’autorité, hautement sensible chez les scientifiques, je cloue là encore le bec à mes interlocuteurs.

L’utilisation de ce « manuel du parfait climatosceptique » n’est pas limitée à une démarche linéaire. Que votre interlocuteur tombe dans le piège de « l’argumentation objective » à l’étape 7 et il vous suffira de retourner à l’étape 2. Au bout d’un moment, vous aurez tant et si bien embrouillé la discussion qu’il se retrouvera piégé comme une mouche dans une toile d’araignée. Il est bien plus facile de créer du doute sur une connaissance scientifique que d’en prouver la validité. Sans compter qu’au final, vous aurez également réussi à faire perdre du temps et de l’énergie à vos contradicteurs, à les détourner de leur action le temps de vous répondre voire, dans certains cas, à leur faire perdre patience et à les décrédibiliser.

Mais, chers amis platistes, revenons à nos moutons de Panurge, c’est-à-dire aux adeptes de la théorie de la Terre sphérique. Non seulement j’ai commencé à mettre ce manuel très efficace au service de mon propre combat pour la Vérité sur le net, mais j’ai également réfléchi à la manière de l’appliquer dans la vraie vie. Tant sont puissants les procédés agnotologiques d’obscurcissement de la démarche scientifique traditionnelle développées par les climatosceptiques.

Ainsi, appliquant leurs instructions à la lettre, j’ai décidé d’envoyer mes enfants à l’école demain avec la lourde mission de défendre l’idée que la Terre est plate face à leur professeur de physique. J’ai bien pris soin de bourrer leur cartable de tous les arguments de base utiles à cette mission : des impressions de pages de blogs platistes ressemblant à des sites scientifiques (les gens ne font de toute façon pas la différence), les noms de physiciens morts ayant par hasard tenus des propos platistes dans leurs dernières phases de sénilité, des pétitions signées par des scientifiques un peu ratés qui ont soudain trouvé un intérêt et une certaine audience en soutenant le combat platiste (la plupart n’ayant plus d’activité scientifique ou n’ayant qu’une formation scientifique minimale, ce qui permet tout de même de les nommer « scientifiques » sans que les gens fassent la différence avec des chercheurs actifs).

Mais surtout, ils emportent avec eux la précieuse liste de vocabulaire forgée par les climatosceptiques : « pensée unique » et « dogme » des physiciens, « endoctrinement », « dictature des experts », « khmers ronds ». Je vais également leur conseiller d’être assez rapidement irrespectueux afin que le professeur menace de les mettre à la porte, ce qui leur permettra d’invoquer la « liberté d’expression ». Et si cela ne suffit pas, ils y retourneront le lendemain anonymement avec une cagoule qu’ils refuseront d’enlever au motif qu’ils se sentent menacés par les réactions de l’establishment à leurs opinions minoritaires. De quoi parfaire l’attirail de la parfaite victime de la censure. A coup sûr, ils parviendront ainsi à semer le doute dans les esprits de quelques-uns de leurs camarades. Si ça marche pour les climatosceptiques, pourquoi pas pour les platistes ?

***

Ce texte à deux niveaux de lecture est une fiction dont, on l’aura compris, l’auteur véritable est aussi peu platiste que complotiste et climatosceptique. Son objectif est de faire réfléchir à la rhétorique des marchands de doute et, au-delà, de l’ensemble des acteurs du web qui, pour des raisons multiples que nous n’avons pas souhaité analyser ici, sont amenés non seulement à tenir des positions contraires aux conclusions formulées par la science, mais également à remettre en question son fonctionnement et à en décrédibiliser les acteurs. Le procédé a du reste été librement inspiré par le sketch de l’humoriste Yann Lambiel intitulé « Les bananes bleues ».

Face à ces entreprises de désinformation, la communauté scientifique est bien souvent mal équipée. Habitués à produire prudemment ses résultats sur la base de méthodologies rigoureuses et de confrontation aux avis de leurs pairs, les chercheurs peinent à défendre leurs certitudes sur les réseaux sociaux, où les codes ne sont pas ceux de la recherche scientifique, où un blog militant peut être opposé à un papier des meilleures revues, où tout argument scientifique valide est considéré comme de l’arrogance, où la liberté d’expression est opposée à quiconque contesterait une opinion minoritaire parce que simplement fausse.

Mais il faut bien l’admettre, adhérer aux conclusions du GIEC présuppose un acte fort de confiance dans l’efficacité et la pertinence de la méthode scientifique. Dans la moralité et la sincérité des chercheuses et des chercheurs. Dans leur capacité à changer d’avis dès lors qu’une nouvelle information viendrait infirmer leurs conclusions précédentes. De foi dans le fait qu’un chercheur qui sort de son laboratoire pour alerter le grand public ne le fait que mû par un extrême sentiment d’urgence et de nécessité.

Ne pas accorder cette confiance à la communauté scientifique vous autorise à l’inverse à croire n’importe quoi et, comme on l’a vu ci-dessus, sur les réseaux sociaux, à imposer votre avis quel qu’il soit, au nom de valeurs qui viennent indûment interférer avec celles de la recherche. Quand ce n’est pas, comble du cynisme, au nom d’une non-expertise revendiquée ou du génie qu’il y aurait à penser différemment de tout le monde. De quoi nous remémorer la sentence du poète : « Tous les hommes de génie ont leurs détracteurs ; mais ce serait faire une fausse distribution du terme moyen de déduire, partant de là, que tous ceux qui ont des détracteurs sont des hommes de génie » — Edgar Allan Poe, « Marginalia ».

Le constat est un peu désespérant et, comme après avoir visionné le sketch de Yann Lambiel évoqué plus haut, on se sent désemparé. Pour la communauté scientifique, deux voies se dessinent toutefois. La première consiste à continuer à travailler en respectant une éthique parfaite. La seconde consiste non pas à imposer ses conclusions à ceux qu’elles dérangent, au nom de son statut de chercheur ou de la méthode scientifique, mais à tenter d’expliquer comment la science se fait. Non pas seulement à vulgariser ses résultats mais également sa manière de travailler. A vulgariser l’épistémologie et la sociologie des sciences autant que la science elle-même. Mais face à la peur du changement et de l’inconnu, bien compréhensible du reste, la tâche est immense. Et le résultat bien incertain.

En savoir plus sur l’agnotologie et les marchands de doute : https://vimeo.com/275614069

Cet article est initialement paru sur le blog Futurs Possibles de l’Université de Lausanne : https://wp.unil.ch/futurspossibles/2020/03/petit-manuel-du-climatodenialiste-sur-internet/

Exploitation minière de phosphates au Togo (Alexandra Pugachevsky).

Les habits neufs (et verts) de la mission civilisatrice

Dans les campagnes telles que celle qui entoure l’initiative multinationales responsables, la quête de voix conduit parfois à l’émergence d’étranges slogans, même sous la plume de représentant·e·s de partis dont on s’attendrait pourtant à un minimum de réflexion critique et de profondeur argumentative.

Ainsi cette citation de la Conseillère Nationale représentant les Vert’Libéraux (VD) Isabelle Chevalley : « Nos multinationales sont responsables et génèrent des millions d’emplois en Afrique qui font vivre autant de familles ». La phrase est illustrée par une photographie datant de 2016, sur laquelle on la voyait déjà poser pour un article au titre paternaliste : Isabelle Chevalley veut « nettoyer le continent ». A ses côtés, une femme probablement ivoirienne, loin de se douter que son sourire serait instrumentalisé 4 ans plus tard au profit d’un message politique aussi cynique. Et Isabelle Chevalley d’ajouter outrageusement : « Combien d’emplois ont créés les ONGs ? » (la faute de grammaire est d’origine).

Slogan de campagne des Verts'Libéraux contre l'initiative multinationales responsables
Slogan de campagne des Verts’Libéraux contre l’initiative multinationales responsables.

Des propos qui passent mal

A l’heure où l’opinion publique est sur-sensibilisée à la question des discriminations raciales par l’assassinat de l’afro-américain George Floyd par un policier blanc le 25 mai 2020 à Minneapolis (Etats-Unis), la formule passe particulièrement mal. Coordinatrice romande des Jeunes Vert-e-s Suisse, la militante Mathilde Marendaz est l’une des premières à réagir et dénonce immédiatement « des propos racistes et colonialistes éhontés ». Elle ajoute :

« Alors que notre occident capitaliste s’est construit sur la base du colonialisme en pillant gratuitement les ressources des pays du tiers-monde, en esclavagisant et colonisant les populations pour le faire, et alors qu’aujourd’hui de nombreuses études en sciences politiques et sociales permettent de comprendre comment les multinationales irresponsables d’aujourd’hui perpétuent ce modèle en utilisant la domination économique de nos pays et les législations moins strictes des pays du Sud global pour engrosser les profits des pays du Nord, pour Isabelle Chevalley, ce serait grâce à nous qu’il y a des EMPLOIS EN AFRIQUE ? […] Poser en photo avec une personne racisée en défendant un modèle qui tue et pille les ressources des pays du Sud, c’est le comble du racisme systémique ».

Nicolas Casaux, invité du blog Savoirs en société

Au-delà de l’indignation, la question soulevée par le slogan des Verts’Libéraux est loin d’être anodine car, comme le montre la réaction de Mathilde Marendaz, elle réveille des réflexions aussi douloureuses que délicates sur la responsabilités des pays du Nord face à la misère de ceux du Sud, que nous nous proposons d’approfondir en guise de réponse à Isabelle Chevalley. Cependant, une fois n’est pas coutume, plutôt que de conduire nous-mêmes cette réflexion sur un thème situé un peu loin de notre domaine de compétences académiques, nous avons décidé d’inviter sur ce blog un spécialiste de la critique du développement.

Mais plutôt que la critique molle que l’on trouve habituellement dans la presse traditionnelle, nous avons souhaité présenter à nos lecteurs une critique radicale, que d’aucuns considéreront probablement même extrême. Parce que la radicalité, du moins lorsqu’elle est convenablement argumentée et documentée, permet de penser « au moins jusque là » pour pouvoir ensuite, en toute connaissance de cause, choisir la position de son propre curseur.

C’est ainsi que Nicolas Casaux, rédacteur en chef de la revue www.partage-le.com et membre de l’organisation d’écologie radicale internationale Deep Green Resistance, a accepté de répondre à notre invitation. Nous tenons à l’en remercier. Il nous livre ici les réflexions que lui inspirent à la fois l’initiative sur les multinationales responsables et les slogans des Verts’Libéraux à l’encontre de cette initiative.

 

Les habits neufs (et verts) de la mission civilisatrice

par Nicolas Casaux

 

« Vous nous dites que pour vivre il faut travailler… Vous autres, hommes blancs, vous pouvez travailler si vous le voulez, nous ne vous gênons nullement ; mais à nouveau vous nous dites : “Pourquoi ne devenez-vous pas civilisés ?” Nous ne voulons pas de votre civilisation ! »

Crazy Horse, chef sioux Oglala, Pieds nus sur la terre sacrée.

« Mes jeunes gens ne travailleront jamais, les hommes qui travaillent ne peuvent rêver, et la sagesse nous vient des rêves. »

Smohalla, Amérindien membre de la tribu des Wanapums, Pieds nus sur la terre sacrée.

« Le travail rend libre. » (Arbeit macht frei)

Phrase apposée par la société allemande IG Farben
au-dessus du fronton de ses usines avant de devenir un credo nazi.

« Par le travail, la liberté ! »

Credo soviétique. Formule que l’on trouvait inscrite sur un panneau
à l’entrée de l’un des camps du goulag des îles Solovki.

« Nos multinationales sont responsables et génèrent des millions d’emplois en Afrique qui font vivre autant de familles. »

Isabelle Chevalley, conseillère nationale, Vert’libéraux, VD.

 

Richard-Emmanuel Eastes m’a courtoisement proposé de réagir à une question politique suisse opposant multinationales et ONG. Y répondre platement n’aurait servi qu’à occulter les problèmes fondamentaux qui les font émerger. Il m’a semblé nécessaire de resituer les choses dans leur contexte plus étendu.

Les entreprises multinationales devraient-elles être davantage tenues responsables des conséquences de leurs agissements ? Avant de répondre à cette question, ou même d’en discuter la pertinence, il importe de revenir sur quelques développements historiques. Nonobstant ses origines antiques, l’entreprise moderne prend forme avec — et est indissociable de — l’État moderne.

Aujourd’hui, de Kuala Lumpur à New-York en passant par Oulan-Bator et Lagos, les hommes roulent en voiture sur des routes asphaltées, possèdent des smartphones, des téléviseurs, des comptes Facebook, des comptes en banque, travaillent pour des entreprises en échange d’un salaire, obtiennent leur nourriture en l’achetant dans des supermarchés, etc. Contrairement à ce que d’aucuns prétendent absurdement, cette uniformité des sociétés humaines des quatre coins du globe n’est pas le produit d’une volonté démocratique, d’un consensus populaire historique. Tout au contraire. Ainsi que le formule l’anthropologue de Yale James C. Scott dans son livre Petit éloge de l’anarchisme :

« Les pratiques vernaculaires ont été, au cours des deux derniers siècles, éliminées à une vitesse telle que l’on peut raisonnablement voir dans ce phénomène un processus d’extinction de masse apparenté à la disparition accélérée de certaines espèces.

La cause de l’extinction est également analogue : la perte d’habitat. De nombreuses pratiques vernaculaires ont disparu pour de bon, et d’autres sont aujourd’hui menacées.

Le principal facteur d’extinction n’est nul autre que l’ennemi juré de l’anarchiste, l’État, et en particulier l’État-nation moderne. L’essor du module politique moderne et aujourd’hui hégémonique de l’État-nation a déplacé et ensuite écrasé toute une série de formes politiques vernaculaires : des bandes sans État, des tribus, des cités libres, des confédérations de villes aux contours souples, des communautés d’esclaves marrons et des empires. À leur place, désormais, se trouve partout un modèle vernaculaire unique : l’État-nation de l’Atlantique Nord, tel que codifié au XVIIème siècle et subséquemment déguisé en système universel. En prenant plusieurs centaines de mètres de recul et en ouvrant grand les yeux, il est étonnant de constater à quel point on trouve, partout dans le monde, pratiquement le même ordre institutionnel : un drapeau national, un hymne national, des théâtres nationaux, des orchestres nationaux, des chefs d’État, un parlement (réel ou fictif), une banque centrale, une liste de ministères, tous plus ou moins les mêmes et tous organisés de la même façon, un appareil de sécurité, etc. »

Les États-nations qui composent actuellement le continent africain sont de purs artifices, produits du colonialisme, du fameux « partage de l’Afrique ». C’est en détruisant les cultures, les sociétés, les peuples, les mœurs, les coutumes, etc. qui y prospéraient alors que les États déjà constitués (européens, américains, asiatiques) ont pu imposer au continent de rejoindre la monoculture humaine planétaire que déplorait Claude Lévi-Strauss [i] (monoculture aussi appelée « mondialisation » ou « entreprisation du monde ») :

« L’humanité s’installe dans la monoculture ; elle s’apprête à produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comportera plus que ce plat. »

Il le fallait bien. L’ordre des choses le réclamait. Les « races supérieures » avaient (et ont toujours) le « devoir de civiliser les races inférieures ». Les « nations européennes » se sont simplement acquittées « avec largeur, grandeur et honnêteté de ce devoir supérieur de la civilisation » (Jules Ferry).

 

« Appréciez votre pauvreté ! »

Désormais que les États-nations et le capitalisme sont bien implantés en Afrique comme partout ailleurs, la mission civilisatrice est presque achevée. Par capitalisme, il faut entendre la forme de vie sociale — fondée sur le travail, l’argent, le salaire, la production de marchandises, la propriété privée, etc. — que les États-nations européens, américains et asiatiques imposent à leurs sujets depuis plusieurs siècles, et qu’ils imposèrent également aux Africains en leur apportant la civilisation. Presque, parce que pas tout à fait. Et d’abord parce que les États africains continuent d’être maintenus dans une position d’infériorité, dans une position de précarité à l’avantage des États et des transnationales européennes, américaines et asiatiques. Le pillage continue, ainsi que l’exposent, par exemple, les documentaires Nous venons en amis d’Hubert Sauper et Enjoy Poverty (« Appréciez votre pauvreté ») du néerlandais Renzo Martens.

Non contentes de s’enrichir de manière parfaitement illégitime, criminelle (grâce aux dispositions précitées, à la colonisation, aux structures sociales historiquement imposées), sur le dos du continent africain et de ses habitants, les multinationales des pays riches osent s’indigner même des plus maigres compensations demandées par « la société civile » (en l’occurrence, par des ONG, une des principales formes d’opposition tolérées, encouragées et subventionnées par les États modernes). Les ONG osent les emmerder ! Leur demander de rendre des comptes ! D’être plus responsables ! À elles… qui fournissent généreusement du travail à ces pauvres Africains, lesquels, sans cela, seraient livrés à eux-mêmes, à la misère, à la faim, à la mort !

L’indécence officiellement admise de la « mission civilisatrice » ne permettant plus d’employer l’expression, c’est désormais du travail que l’on se targue d’apporter aux Africains. Mieux, en ces temps de lutte contre le réchauffement climatique, dès que possible, on — États, multinationales, politiciens, etc. — se félicite de leur fournir des « emplois verts ». C’est-à-dire des emplois s’inscrivant dans le cadre d’industries supposément [i] « vertes » (production d’énergie photovoltaïque, éolienne, etc.). De la sorte, on prétend faire d’une pierre deux coups : améliorer le sort des Africains, et sauver la planète.

 

Des multinationales responsables…

Dans les faits, le processus n’est pas plus démocratique aujourd’hui qu’il ne l’était hier. L’illusion démocratique repose en Afrique (dans quelques pays africains, du moins) sur la même mystification qu’ailleurs : il suffit à un État de se prétendre démocratique et d’instaurer des élections présidentielles pour l’être aux yeux des autres.

Cependant, les sujets des États désormais bien implantés apprennent à s’en satisfaire. En effet, comme le souligne James C. Scott (dans l’ouvrage susmentionné) :

« Une fois en place, l’État (nation) moderne a entrepris d’homogénéiser sa population et les pratiques vernaculaires du peuple, jugées déviantes. Presque partout, l’État a procédé à la fabrication d’une nation : la France s’est mise à créer des Français, l’Italie des Italiens, etc. »

Et le Congo des Congolais, le Sénégal des Sénégalais, etc. Auxquels on inculque comme à tous les autres, par le biais du système scolaire étatique et des médiums culturels, que la propriété privée, la nécessité de travailler, l’Entreprise, l’argent, le salaire, le développement industriel et technologique, l’État, les élections présidentielles, sont dans l’ordre des choses, et même de très bonnes choses, puisqu’elles constituent le Progrès.

En réalité, l’expansion de la domination de l’État, du capitalisme, de l’Entreprise, du système industriel, est synonyme à la fois de désastre social (destruction de la diversité culturelle humaine, au travers du colonialisme, de l’ethnocide, dépossession et aliénation des hommes dans la servitude moderne du salariat) et environnemental (destruction de la biodiversité, dégradation de la biosphère).

Dans un tel contexte, les entreprises multinationales devraient-elles être davantage tenues responsables des conséquences de leurs agissements ? Bien entendu. Ce serait un minimum. Dont il ne faudrait surtout pas se contenter. Les multinationales et l’ensemble du système étatique et capitaliste dans lequel elles s’inscrivent doivent également — et le plus rapidement possible, étant donné les dégâts qu’ils génèrent — être mis hors d’état de nuire. Non seulement afin d’enrayer la sixième extinction de masse (ou, pour parler moins euphémiquement, la première extermination de masse) des espèces vivantes, mais aussi en vue de constituer de véritables démocraties et d’en finir avec leur règne inhumain et écocidaire.

Nicolas Casaux, le 15 juin 2020.

[i] Au sujet de la mystification que constituent ces prétentions « vertes », « propres » et « renouvelables », il faut lire Les illusions renouvelables de José Ardillo ou regarder le documentaire de Jeff Gibbs, Michael Moore et Ozzie Zehner intitulé Planet of the Humans (Planète des humains), ou encore consulter un des nombreux articles traitant du sujet publiés sur le site www.partage-le.com (notamment dans cette catégorie : https://www.partage-le.com/category/environnement-ecologie/le-mythe-du-developpement-durable/).

 

A nos amis lecteurs

Comme nous l’avons mentionné plus haut, le texte et les propos tenus ici sont radicaux et nous l’assumons. On les voit rarement exprimés dans les médias traditionnels mais chacun pourra constater que, pour adopter une position dure, le discours de Nicolas Casaux n’en est pas moins référencé et argumenté. Personne n’est obligé de partager ces idées mais, bien entendu, chacun est invité à les commenter et à les critiquer. L’espace de commentaires de cet article est prévu pour cela.

Toutefois, afin de préserver un dialogue constructif et des échanges sereins, nous précisons d’emblée qu’aucun commentaire agressif, irrespectueux ou contraire aux règles de la bienséance ne sera validé lors du processus de modération. Nous vous demandons également de bien vouloir éviter les commentaires anonymes ; nous nous réservons le droit de bloquer tout propos rédigé sous pseudo ou avec une fausse adresse e-mail.

 

Il n’y a pas de « chantage » climatique !

Les jeunes et les partis écologistes sont-ils coupables de « chantage » au changement climatique ? De quelles si terribles armes et si puissants soutiens disposent-ils pour se voir régulièrement accusés de vouloir instaurer une « dictature verte » ?

A quelques jours de l’anniversaire de sa troublante publication par l’AGEFI Suisse, nous avons décidé de revenir sur la chronique publiée en juin dernier par le Centre Patronal sous la plume de la juriste Sophie Paschoud. Intitulée « Le chantage climatique commence à bien faire », elle nous semble en effet intéressante à relire au moment où la fuite en avant de nos sociétés occidentales à irresponsabilité illimitée a non seulement conduit au dramatique confinement d’une bonne partie de l’humanité, mais a également mis en évidence la fragilité d’un système d’échanges commerciaux à flux tendu qui menace la souveraineté économique de nos propres Etats. Une crise que d’aucuns considèrent en outre hélas comme une répétition générale de celles que nous feront sous peu affronter les conséquences de nos modes de vie insensés, parmi lesquelles l’effondrement de la biodiversité, la transformation des océans en égouts et le désastreux déplacement de la teneur en CO2 de l’atmosphère.

“Je serai soulagé lorsque cette crise sanitaire sera passée…”

En effet, ce texte consternant, du reste immédiatement dénoncé par plusieurs acteurs politiques, traduit particulièrement bien les tensions et crispations qui accompagnent depuis plusieurs années la question climatique dans les sphères politiques et économiques. Lors de sa parution, je l’ai toutefois lu avec déception et tristesse et j’aimerais essayer ici d’expliquer, de la manière la plus constructive possible, pourquoi le problème soulevé par Sophie Paschoud ne me semble pas être posé convenablement.

 

Une montée en puissance de la couleur verte

Depuis les dernières élections, les partis traditionnels s’émeuvent d’une montée en puissance des écologistes et on les comprend. Une des réactions qu’ils opposent à ce phénomène consiste à accuser ces derniers de dramatiser la situation pour « siphonner des voix » et « faire passer leur idéologie ». Ainsi Sophie Paschoud écrit-elle : « On en arrive à un stade où les considérations écologiques ne sont plus qu’un prétexte pour imposer une idéologie en passe de devenir une véritable dictature ».

Avec une phrase telle que celle-ci, sa thèse du « chantage climatique » apparaît comme une version à peine édulcorée de celle du tout-ménage de l’UDC diffusé au printemps dernier dans lequel on pouvait lire des slogans tels que « Voici comment la gauche et les verts veulent rééduquer la classe moyenne » ou « Que cache donc cette hystérie climatique attisée par la gauche écologiste ? », et dont les illustrations reprenaient la traditionnelle représentation libertarienne du diable communiste avançant masqué derrière son camouflage vert.

Exemple de slogan anti-vert de l’UDC. Extrait du “tout-ménage” du 15 juin 2019.

Or face à cette menace électorale, ces partis traditionnels semblent ne parvenir à se focaliser que sur la question de la réalité du changement climatique ou de la gravité de la crise écologique. Ce faisant, ils prennent nettement position, parfois sans le vouloir, sur le large spectre du climato-scepticisme qui s’étend du climato-quiétisme au climato-dénialisme.

Pourtant, les deux seules questions qui méritent d’être posées et débattues démocratiquement ne portent désormais plus sur l’existence ou non d’une crise climatique mais 1/ sur la société que nous voulons construire COMPTE TENU de la gravité de cette crise et 2/ sur le chemin que nous voulons suivre pour atteindre ce nouvel objectif. Et pour ce faire, nous avons besoin de tous les partis, que tous proposent des solutions, du PS à l’UDC, parmi lesquelles les électeurs choisiront. Parce que face à l’ampleur de la menace, toutes les intelligences et toutes les idées sont nécessaires !

Au lieu de cela, et en dépit de quelques maigres esquisses de propositions politiques (voir image ci-dessous), on voit les énergies se canaliser dans la négation du problème plutôt que dans sa résolution. Là réside le second drame que nous vivons : celui de ne pas être capables de nous atteler ensemble à la tâche colossale qui est devant nous.

Exemple de solution à la crise écologique proposée par l’UDC. Extrait du “tout-ménage” du 15 juin 2019.

Et pourquoi pas la disparition des partis écologistes ?

Je soutiens personnellement les partis écologistes mais je ne pourrais rêver mieux que de les voir disparaître si cela pouvait signifier qu’ils sont devenus inutiles, les partis traditionnels ayant enfin intégré les questions environnementales dans leurs visions du monde, à la place qu’elles méritent. Là où Sophie Paschoud croit que les Verts font du chantage pour aspirer des voix, je ne vois personnellement que des personnes sensées et de bonne volonté, simplement désireuses de faire entendre la leur, sur la base de ce qui saute aux yeux de qui veut bien les garder ouverts. Va-t-on tout de même leur reprocher de défendre en même temps leur vision du monde si celles qui ont cours ne leur conviennent pas ?

A cet égard, Sophie Paschoud ne semble pas très bien informée quant à ce qui se joue en ce moment dans la biosphère. Il suffit pourtant de lire la littérature scientifique et d’essayer de comprendre où ira le monde si l’ensemble de l’organisation de notre civilisation thermo-industrielle basée sur des énergies carbonées n’est pas rapidement révolutionnée. Les mesures qu’elle tourne en dérision ne sont pourtant que le début de ce à quoi il faudra se résoudre en termes de limitation de notre confort pour ne simplement pas perdre tout le reste. Mais c’est probablement une réalité trop difficile à regarder en face.

Alors on préfère critiquer Greta Thunberg et les jeunes qui s’engagent, parler de « retour à l’âge de pierre » ou dire que « la Suisse est responsable de 0,1% des émissions mondiales de gaz à effet de serre ». D’une part, ce chiffre n’a pas de sens car il ne tient pas compte de phénomènes tels que les émissions externalisées par les pays occidentaux qui la font remonter à la 14e place au niveau mondial en termes d’émissions par habitant, ou encore l’impact des investissements des banques suisses dans l’industrie carbonée. D’autre part, ce chiffre n’intègre aucunement le pouvoir d’influence politique, économique et technologique de notre pays.

 

Un combat d’arrière-garde

Il y a donc une forme de combat d’arrière-garde à parler de « chantage climatique » alors que tous les indicateurs sont au rouge et que même le GIEC admet que ses prévisions étaient sous-estimées. Et pour en attester, que l’on me permette de citer, en plus des papiers qui pourraient risquer d’être taxés d’écolos ou de gauchistes, cette récente interview de Jean-Marc Jancovici dans Le Figaro ou cet article du journal économique Les Echos.

Pour résumer, quand un navire sombre, les passagers se bagarrent-ils pour savoir si l’avarie est grave, voire si elle existe vraiment ? Accuse-t-on ceux qui préconisent des solutions radicales de chercher à faire passer leur idéologie ? Ne feraient-ils pas mieux de tous chercher, ensemble, à colmater la brèche, quoi que cela en coûte, pour ne pas simplement tous périr ?

“Si nous sommes en train de couler, pourquoi sommes-nous des dizaines de mètres au-dessus de l’eau ?”

Mme Paschoud n’a peut-être pas d’enfants. Sans quoi elle chercherait probablement davantage à anticiper l’état du monde dans lequel ils vont vivre. Mais qu’elle se rassure quoi qu’il en soit : ce qui doit être fait ne le sera pas. Il suffit pour s’en convaincre d’examiner l’indigence des résultats de la COP25 qui, en décembre 2019, titrait pourtant « Time for Action ». Nous atteindrons sans aucun doute les 2, 3 voire 5°C supplémentaires d’ici la fin du siècle. Pour cela, on peut faire confiance à la robustesse du capitalisme et à la brutalité de la pandémie ultralibérale qui, elle, a démarré bien avant celle du Covid-19.

 

Petite pédagogie du confinement à l’usage des parents

Comment, au temps du coronavirus, gérer à la fois votre travail à domicile, les apprentissages de vos enfants, leur temps d’écrans et leur épanouissement, en plus des tâches ménagères ? Quelques pistes pour gagner en efficacité et en sérénité.

La version courte de ce texte a été publiée dans les pages Opinions du Temps.

Enseigner, ce n’est pas « faire son cours » mais « faire apprendre » ses élèves. En tant que parents qui, en cette période de confinement forcé, vous retrouvez plus que jamais partie prenante de la scolarisation de vos enfants puisqu’elle s’effectue désormais sous votre toit, votre rôle est donc d’autant moins de faire cours à la place des enseignants. Le véritable enjeu est de mettre en place, dans la mesure du possible, les conditions qui permettront à vos enfants d’apprendre et de développer de nouvelles compétences. Et peut-être même de conserver quelques nouvelles bonnes habitudes une fois la crise passée ?

Principes généraux

Depuis la mise en place des dispositions décidées par les autorités pour restreindre la propagation du Covid-19, de multiples ressources et conseils aux parents fleurissent partout sur le web et les réseaux sociaux, au point qu’on ne sait parfois plus où donner de la tête. Après s’être demandé ce qu’on allait pouvoir faire faire à nos enfants, le problème principal devient celui de savoir ce qu’on ne va pas leur faire faire parmi cette déferlante d’idées.

Sur quels critères fonder ses choix ? Comment faire le tri sans y passer ses soirées ? Peut-être simplement en commençant par clarifier le rôle que nous, parents, devons jouer durant cette période atypique et inédite. En essayant de prendre un peu de recul sur ce dont nos enfants auront réellement besoin durant les semaines à venir.

Aussi présentons-nous ici quelques principes pédagogiques généraux destinés à guider les parents dans l’organisation des apprentissages de leurs enfants. Des parents stressés par des inquiétudes professionnelles, face à la suspension brutale de leur activité, des parents qui doivent travailler dans des conditions dégradées, pour certains, à distance, pour d’autres, en première ligne. Des parents qui doivent en même temps assumer des charges domestiques plus lourdes qu’à l’accoutumée.

Répartir les tâches et les rôles

Avant toute chose, pour éviter que la cohabitation ne se transforme en promiscuité et la proximité en agacement permanent, mais aussi que l’intégralité de la charge mentale ne retombe sur une seule personne, vous pourriez commencer par effectuer la liste de l’ensemble des tâches domestiques quotidiennes.

De l’accompagnement des enfants à la gestion des poubelles, des actes administratifs à l’arrosage des plantes, des lessives à la préparation des repas, procédez à un partage rigoureux en attribuant des tâches et des rôles à chacun, sans bien sûr oublier les enfants. N’est-ce pas là l’occasion, quel que soit leur âge, de leur confier quelques responsabilités nouvelles ?

Partage des tâches dans une famille type.

Si vous êtes une famille de 4 personnes et préparez 10 repas sur 14 avec votre conjoint à raison de 5 chacun, vos 2 enfants pourront probablement préparer les 4 autres. Selon leur âge, vous pourrez leur demander de casser des œufs et de mettre la table, ou de prévoir plusieurs jours à l’avance les denrées à commander avant de prendre en charge l’intégralité du repas.

Quant au ménage et aux rangements, chacun sera responsable de sa chambre, les autres pièces étant réparties en fonction du degré de difficulté du maintien de leur état d’ordre et de propreté. Mais il vaudra parfois mieux répartir des rôles que des tâches : faire en sorte que le salon reste rangé plutôt que de demander à ce qu’il soit rangé 3 fois par semaine sera à la fois plus efficace et plus responsabilisant. Pensez également à échanger régulièrement sur vos emplois du temps respectifs pour plus de fluidité dans l’organisation familiale !

Partage de l’organisation des repas dans une famille-type. Les prénoms ont été modifiés.

Guider plutôt qu’enseigner

Ce qu’il faudra rapidement réaliser ensuite, c’est l’importance de ne pas se transformer en enseignant·e. L’enseignement est un métier en soi : si vous décidez de l’endosser, vous ne pourrez simplement plus faire le vôtre. Vous départir de ce paradigme spontané de la transposition de l’école à la maison vous permettra de commencer à vous déculpabiliser du temps que vous passerez à vous occuper de vous.

Si vos enfants sont suivis par leurs professeurs à distance, laissez ces derniers se charger des contenus. Essayez simplement de soulager leurs difficultés et aidez-les à comprendre ce qui est attendu d’eux, à configurer leur espace d’étude et leurs outils de communication en ligne, à améliorer leurs méthodologies de travail.

S’ils sont jeunes, consacrez plutôt vos efforts à leur bien-être et à leur épanouissement en structurant leurs rythmes et en leur proposant des activités diversifiées, courtes et systématiquement choisies en fonction de leur état de fatigue. Vous pouvez imaginer des créneaux de 30 ou 45 minutes qu’ils passeront alternativement avec vous ou tous seuls. Et après 30 minutes de lecture individuelle, ne manquez pas l’occasion de passer les suivantes à leur demander de vous raconter ce qu’ils ont lu !

N’hésitez pas non plus à leur proposer des activités solitaires de temps à autres en leur expliquant que vous avez besoin de temps pour vous.

Viser la sérénité et la bonne humeur avant la performance scolaire. Crédits : shocky.

Pas plus que vous ne devez vous transformer en enseignant·e, ne devriez-vous du reste chercher à transformer votre maison en école. L’école, qu’elle soit primaire ou secondaire, est organisée autour d’une dialectique entre d’une part, les apprentissages définis par les programmes et, d’autre part, les conditions et modalités d’enseignement, sous-tendues par une architecture, des équipements, une organisation spatiale et temporelle, des règlements régissant la vie et le rythme des professeurs et des élèves.

Ces conditions précises n’étant pas réunies à la maison, il est illusoire de chercher à y développer les mêmes apprentissages qu’à l’école. Personne ne chercherait à reproduire des travaux pratiques de chimie organique dans sa salle de bain, n’est-ce pas ?

Il est à cet égard important d’anticiper l’objection qui consisterait à rappeler que pourtant, les enfants au bénéfice de « l’école à la maison » sont soumis aux mêmes programmes et attentes que les enfants scolarisés. Certes. Mais non seulement leurs parents endossent-ils alors, seuls ou à plusieurs, l’équivalent d’une charge d’enseignement complète, mais les enfants ne sont en outre jamais confinés, une multitude d’installations extra-scolaires leur permettant de compenser l’absence d’infrastructures scolaires à leur domicile.


À lire aussi : Covid-19 : SOS enseignants en détresse !


Ne pas s’inquiéter et responsabiliser

Alors oui. Coronavirus oblige, votre enfant risque de moins apprendre pendant quelques semaines ou quelques mois. Et alors ? Tel sera de toute façon le cas de tous les jeunes de son âge. Que sont ces quelques mois, dans une vie entière faite d’expériences et d’apprentissages ? L’école est une course d’endurance, pas une course de vitesse. Il n’y a donc aucune raison de vous inquiéter tant que votre enfant vit la situation sereinement et positivement.

Peut-être est-ce plutôt cette préoccupation qu’il vous faudra principalement avoir ces prochaines semaines. Avant celle du fameux « temps d’écran », sur lequel il faudra probablement d’autant plus lâcher que leurs cours et leurs interactions sociales ne passeront presque plus que par là. Dès lors, peut-être pourriez-vous leur demander un peu plus précisément comment ils aimeraient s’organiser ? A quoi ils aimeraient jouer ? Quelles vidéos ils aimeraient regarder ? Combien de temps ils aimeraient consacrer aux échanges avec leurs amis ?

Une fois cette recension effectuée, plutôt que de les brider et de les contrôler, imaginez des compromis : pas plus de 60 minutes de jeu en ligne par jour ; un épisode de C’est pas sorcier pour trois vidéos de Squeezie (oui, je sais, c’est dur…) ; pas d’écrans avant 11:00 ou après 21:00, mais pas de contrôle entre les deux pour peu que les devoirs, la musique et les tâches ménagères soient effectuées à la fin de la journée… Le champ des possibles est infini mais il est conseillé de négocier avec vos enfants les décisions finales, une règle ajustée aux besoins ayant bien plus de chances d’être respectée.

Exemple de grille réflexive négociée avec un ado désireux de gérer son temps lui-même sur la semaine. L’organisation est libre mais, selon les activités, il existe des temps hebdomadaires minimum ou maximum à respecter.

Ne serait-ce d’ailleurs pas là l’occasion de tester une nouvelle approche et de leur laisser un peu plus de liberté que d’habitude ? Non sans contrôle, mais en leur demandant par exemple, le soir venu, s’ils ont réussi à gérer leur temps d’écran et à diversifier les usages qu’ils en ont fait. Et si tel n’est pas le cas, en leur demandant comment ils pourraient faire le lendemain pour mieux y parvenir.

Peut-être à cause du coronavirus passeront-ils moins de temps que prévu à étudier. Mais s’ils apprennent dans le même temps à se responsabiliser et à s’organiser, ce sera assurément autant de gagné lorsqu’ils retourneront à l’école.


À lire aussi : Les écrans, atouts ou freins du dialogue familial ?


Développer de nouvelles compétences

On n’apprend pas de la même manière dans une salle de classe ou derrière son écran. Si un cours frontal d’une heure peut être suivi dans la première configuration, il est rapidement insupportable dans la seconde. La question n’est dès lors plus « Comment faire apprendre à mon enfant ce qu’il aurait dû apprendre à l’école ? », mais « Quels apprentissages aider mon enfant à réaliser, qui soient en accord avec la situation et les circonstances actuelles ? ».

Vous réaliserez alors peut-être que rester à la maison ne signifie pas nécessairement moins d’apprentissages mais « d’autres », voire « plus » d’apprentissages dans certains cas. Car cette crise sanitaire est assurément l’occasion de développer de nouvelles compétences chez nos enfants.

Il y a d’abord ces compétences très pratiques qui correspondent à des tâches que l’on réalise souvent pour eux, parce que c’est plus rapide, parce que “ça pourrait être dangereux”, parce qu’on ne pense pas à leur proposer. Savent-ils allumer une allumette sans se brûler ou casser le bout enflammé ? Utiliser un couteau de cuisine ? Changer une ampoule ? Dénuder un fil électrique ? Accrocher un cadre sur un mur en béton ? Battre des œufs en neige ? Démonter et nettoyer le mécanisme de la chasse d’eau ? Arroser les plantes sans faire déborder le pot ? Sélectionner le bon programme du lave-linge ? Repasser une chemise ? Repriser une chaussette ? Réparer une chambre à air ? Recharger les piles de la télécommande ?

Et puis il y a toutes ces compétences qui vont leur permettre (et vous permettre) de mieux vivre cette même période : compétences numériques pour être capables de suivre leurs enseignements à distance, compétences organisationnelles pour vous assister dans la gestion collective du quotidien. Et pour joindre l’utile à l’agréable, pourquoi ne pas leur proposer de composer une mélodie sur Garage Band ? De démarrer leur propre chaîne YouTube ?

Enfin et surtout, vous pouvez les aider à développer ces compétences fondamentales liées à l’autonomie de penser et d’agir.

Exemple de chaîne artisanale développée par un Youtubeur en herbe.

 

Accompagner la prise d’autonomie

Certaines recherches le montrent : les résultats scolaires sont partiellement corrélés à l’autonomie des enfants. Or nous pensons résolument qu’être un parent responsable, ce n’est pas faire à la place de ses enfants, c’est leur apprendre à faire seuls !

C’est les préparer au jour où vous ne serez plus à leurs côtés pour leur rappeler leur rendez-vous médical, contrôler leur temps d’écran, planifier leurs repas et, finalement, organiser leur vie à leur place. Ce n’est pas les empêcher de tomber mais éviter qu’ils se fassent mal lorsqu’ils tombent.

Ce n’est surtout pas les empêcher de se tromper (s’ils ne le font pas en sécurité avec vous, dans quelles conditions hasardeuses le feront-ils ?) mais les aider à tirer profit de leurs erreurs pour apprendre, éviter que les conséquences n’en soient sérieuses ou qu’elles ne les démobilisent. Aidez-les donc à s’organiser seuls plutôt que de les enfermer dans un rythme que vous aurez pensé indépendamment d’eux.

Que l’on soit enseignant ou parent, on sous-estime souvent autant l’impact incroyablement positif de la responsabilisation et de la confiance accordée aux enfants et aux adolescents que l’impact extrêmement négatif du contrôle et de la déresponsabilisation.

Quel que soit l’âge de vos enfants, pourquoi alors ne pas discuter de l’organisation de leurs journées avec eux, puis les laisser faire en vous assurant de temps en temps qu’ils n’ont pas besoin d’aide ? A l’issue de chaque demi-journée, demandez-leur alors comment cela s’est passé, s’ils estiment avoir été efficaces, de quelle humeur ils sont, comment ils pensent organiser la suite. Rappelez-leur l’importance de faire des pauses, de bouger, de s’amuser, de contacter leurs amis. Ils le savent mais vous légitimerez ces besoins fondamentaux plutôt que de les culpabiliser.

Tableau dans une cuisine familiale. Avant chaque repas, chacun y note, entre -2 et +2, son humeur et son « impression d’efficacité ». Les auto-évaluations inférieures à 1 sont discutées, en vue de les améliorer la fois suivante.

Renforcer votre résilience familiale

La crise du Covid-19 finira bien par se terminer. Mais ensuite ? De l’effondrement de la biodiversité aux ravages du changement climatique, du déplacement des métiers par l’intelligence artificielle à la montée des nationalismes, quelle sera la prochaine crise ?

Ces circonstances exceptionnelles gravissimes nous invitent à réfléchir non seulement au sens de notre existence mais également à notre capacité à préserver ce qui nous tient à cœur dans nos actuels modes de vie.

Nous vivons un âge d’or technologique, mais le nouveau coronavirus fait vaciller nos certitudes… Et si notre confort et nos acquis n’étaient pas garantis à vie ? Profitons de ce temps long pour y penser : que ferions-nous bien de changer dans l’organisation de nos existences individuelles pour garantir la meilleure résilience possible à nos enfants ? Et parmi ces différentes crises à venir, comment affronterons-nous collectivement les inégalités sociales que cette crise sanitaire, en renforçant le rôle des parents dans les apprentissages des enfants, risque de creuser plus encore ?

Or dès que l’on commence à réfléchir en termes de compétences à acquérir, ou à réacquérir pour rester adapté à un monde qui serait simplement un peu moins confortable qu’aujourd’hui, on ouvre un espace de possibles éducatifs dont il est peu probable que nous ayons le temps de l’explorer avant la fin de la période de confinement initiée par le Covid-19.

Alors… si nous en profitions pour conserver ces réflexions et ces bonnes habitudes une fois cette crise passée ?

 

Quelques ressources utiles

 

Une première version de cet article est parue sur le site The Conversation sous licence Creative Commons (lire l’article original).

Les trois parenthèses enchantées de la chimie sur Terre

Profitant des conditions exceptionnellement réunies sur la planète Terre, une parenthèse enchantée s’est ouverte : celle du vivant, qui développe une chimie douce et très particulière. Une parenthèse pourtant menacée par l’entrée dans l’anthropocène.

—-
À l’occasion de sa parution aux éditions De Boeck Supérieur, nous vous proposons exceptionnellement un extrait de l’ouvrage « Philosophie de la chimie », coordonné par Bernadette Bensaude-Vincent et Richard-Emmanuel Eastes. Le texte présenté ci-dessous clôt la première partie « Identité de la chimie » et nous questionne sur la place de la chimie dans l’histoire du vivant. Un article co-écrit avec Pierre Teissier, maître de conférences au Centre François Viète de l’université de Nantes.
—-

La chimie constitue dans la nature une sorte de parenthèse enchantée. Ou plutôt une série de parenthèses emboîtées. Pour un type de composés donné, il n’y a d’abord de chimie que dans une plage d’énergie bien définie, en deçà de laquelle les réactions ne se font plus et au-delà de laquelle les liaisons chimiques sont rompues. Profitant de ces conditions exceptionnellement réunies sur la planète Terre, une seconde parenthèse enchantée s’est progressivement inscrite dans la première : celle du vivant, qui développe une chimie très particulière. Enfin, dernière parenthèse apparue encore plus récemment au sein du vivant : celle des activités humaines. Mais les transformations opérées notamment par les technologies chimiques au sein de cette troisième et dernière parenthèse enchantée pourraient bien mettre un terme aux conditions qui ont permis l’apparition de la seconde.

 

Un royaume bien tempéré

Sur une échelle d’énergies, le royaume de la chimie occupe une vaste plage, bordée vers le bas par les micro-ondes qui agissent sur la rotation des dipôles moléculaires et, vers le haut, par les rayons X qui peuvent interagir avec les électrons de cœur des atomes. Au cœur du royaume trône la liaison covalente, archétype de la liaison chimique. La force des liaisons de ce type, qui assurent la cohésion de toute matière organisée, est dix à quarante fois supérieure à celle d’une liaison hydrogène, elle-même dix à quarante fois supérieure à celle des liaisons de Van der Waals.

Avec ces dernières, parfois qualifiées de « physiques », on atteint le domaine des mousses, bulles et savons, c’est-à-dire le marigot flou des sciences de la matière où se rencontrent chimistes et physiciens. Les liaisons chimiques restent toutefois beaucoup moins énergétiques que la plupart des rayonnements parcourant l’espace intersidéral. Ces derniers relèvent également du domaine de la physique, celle des particules et des hautes énergies, celle des accélérateurs de particules où les chimistes ne pénètrent presque jamais.

Pour administrer ce vaste territoire, la chimie dispose de pouvoirs très mesurés. Elle jugule et exploite des forces contraires : électronégatives et électropositives, réductrices et oxydantes, acides et basiques, hydrophiles et hydrophobes. Elle légifère en offrant de larges degrés de liberté aux électrons du graphite, en procurant une liberté conditionnelle à ceux des polyènes et en imposant des puits de potentiel infranchissables à ceux du diamant.

 

La parenthèse « Boucles d’or » de la chimie terrestre

Sur Terre, la chimie exerce son action dans des gammes d’énergie modérées et sur une plage de températures étroite, de l’ordre de quelques centaines de degrés. Très hautes et très basses énergies sont bannies en premier lieu par la distance idéale de notre planète à son étoile ; une position qui conduit les astrophysiciens à qualifier de « planètes Boucles d’or » (Goldilocks planets) les astres extra-solaires placés dans la zone « habitable » de leur étoile (Goldilocks zone), par référence aux conditions terrestres.

Mais hautes et basses énergies sont également proscrites par une atmosphère qui protège la Terre des rayons ionisants les plus énergétiques, la même atmosphère retenant simultanément les rayons infrarouges qui l’empêchent de se refroidir. L’atmosphère tempère ainsi la surface du globe, où la température est suffisamment chaude pour que les électrons soient actifs et suffisamment froide pour que leurs associations durent. Le jeu des électrons de valence dans un écosystème tempéré dessine ainsi l’étonnante parenthèse enchantée de la chimie terrestre dans l’Univers.

Fine ligne de l’atmosphère terrestre et soleil couchant photographiés par l’équipage de la Station spatiale internationale. L’image illustre particulièrement bien la fragilité de ce que Bruno Latour nomme les “zones critiques” de notre planète.

L’énigmatique parenthèse du vivant

Au cœur de ce premier îlot enchanté de la chimie terrestre a émergé une autre parenthèse, plus restreinte et plus surprenante encore, constituée par la chimie du vivant. Un subtil équilibre a en effet permis l’émergence de la vie sans la rendre immuable. Il joue sur de délicates règles du jeu thermodynamiques et cinétiques : une exposition prolongée à l’air libre ou quelques dizaines de degrés appliqués à la viande, à l’œuf ou à la banane suffisent à en transformer définitivement la texture, tout comme vingt degrés de moins ou une atmosphère inerte permettent d’en préserver l’intégrité des semaines durant. Ce qui vaut pour la viande animale vaut d’ailleurs pour la nôtre : les mêmes agressions transforment aussi dramatiquement l’apparence des humains en quelques décennies.

Au niveau microscopique, la multiplicité des liaisons chimiques fournit la base matérielle de construction du double brin d’ADN, alors que leur souplesse d’interaction ouvre les possibilités de leur réplication et de la transmission de la vie. Le vivant se caractérise ainsi par une double capacité de régulation et de reproduction. Pour la régulation, les molécules de lipides doivent former un milieu intérieur et les ions fournir des conditions contrôlées (pH, température, etc.). Pour la reproduction, les molécules de structure doivent pouvoir se faire et se défaire, sous l’influence des énergies du milieu extérieur : pouvoir oxydant du dioxygène de l’air, frottements de l’eau des rivières et mers, chaleur de la Terre et de l’atmosphère, rayons lumineux du Soleil… Les mêmes énergies de l’environnement terrestre coopèrent tantôt à la construction tantôt à la décomposition du vivant.

Ainsi, non seulement la juste position de la Terre par rapport au Soleil garantit les conditions de l’apparition et de la pérennité de la vie, mais surtout, définissant une première parenthèse enchantée comme une première sphère protectrice, l’action subtile de l’atmosphère permet la définition d’une seconde parenthèse intérieure : celle d’une chimie douce associée au vivant, véritable cuvette de potentiel permettant à la dynamique des écosystèmes de résister aux forces destructrices déployées dans le reste de l’Univers.

Que l’on n’y voie pas nécessairement l’expression d’un dessein divin : la vie elle-même a conduit à l’élaboration de ces conditions en produisant l’oxygène dont est issu l’ozone qui la protège des rayonnements ultraviolets, à la faveur d’une gigantesque et subtile autorégulation. Sont ainsi vérifiées les conditions idéales d’une planète où tous les ingrédients sont présents en justes proportions, où toutes les grandeurs sont ajustées aux bonnes dimensions, donnant un sens plus fort encore au concept de « planète Boucles d’or ».

Yangykala canyons, Turkmenistan. La frontière entre zones habitables et inhabitables est ténue.

L’anthropocène, ou la parenthèse désenchantée

Or, que change la composition de l’atmosphère, ne serait-ce qu’un peu, ou que la température du globe soit modifiée de quelques degrés seulement, et la parenthèse intérieure pourrait, comme on l’a vu, être anéantie. Les actions techniques des humains ont le pouvoir de déstabiliser l’harmonie de la chimie terrestre. On parle d’Anthropocène pour désigner cette période de l’histoire de la Terre où l’action humaine devient une force géologique et perturbe les conditions favorables à l’essor et au maintien de la vie sur la planète.

Certes, la vie a jusqu’ici réussi à s’adapter aux perturbations sous les formes que nous lui connaissons aujourd’hui, à trouver son chemin en recréant de nouvelles conditions à sa subsistance sur des échelles de temps très longues, permettant aux espèces de migrer en fonction des évolutions climatiques et aux mutations génétiques de produire de nouvelles formes de vie adaptées aux nouvelles conditions. Oui, la planète de Boucles d’or peut se modifier, la parenthèse enchantée peut se déplacer, mais pas trop vite !

Tel le fil de guimauve qui se casse si on l’étire trop brusquement, la chimie de notre planète est sensible à la temporalité des changements qu’on lui imprime. Si les perturbations anthropiques sont plus rapides que les capacités d’adaptation de la seconde parenthèse, les activités humaines pourraient bien finir par désenchanter sa chimie et constituer une bien funeste parenthèse dans l’histoire du vivant.

Couverture de l’ouvrage Philosophie de la chimie de Richard-Emmanuel Eastes et Bernadette Bensaude-Vincent aux éditions De Boeck Supérieur (2020).

 

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons (lire l’article original). Les auteurs tiennent à remercier Bernadette Bensaude-Vincent pour sa relecture précieuse et pour avoir porté à leur attention le concept de « Goldilocks planet ».

Science Show à Athènes.

Peut-on se former à la médiation scientifique ?

Vulgarisation ou médiation scientifique ? Les discussions durent depuis 20 ans… Ces termes sont-ils finalement équivalents ou pas, en termes de pratiques et de fonctions ? Fait étrange, les formations académiques et professionnelles initient au journalisme scientifique, à l’animation, à la médiation, mais rarement à la vulgarisation. Y aurait-il là une piste à suivre pour comprendre les spécificités de la médiation scientifique ?

 

 

Médiation et vulgarisation scientifiques

On pourrait dire en première approximation, et pour refléter la réalité historique du concept, que la vulgarisation scientifique rassemble un ensemble de pratiques descendantes et essentiellement frontales, voulues et opérées par des sachants (souvent des chercheurs et des chercheuses) à l’attention de non-sachants (que l’on appelle parfois le « grand public ») dans des domaines spécialisés de la science et de la technologie.

La médiation scientifique est plus récente et plus professionnalisée. Elle est issue de la vulgarisation et en englobe diverses pratiques, mais elle ne se confond pas avec elle. Car contrairement à la vulgarisation, la médiation scientifique n’a pas pour but de transmettre des connaissances complexes à un public plus ou moins considéré comme ignorant.

Sa fonction est bien plus générale et, dans sa version forte et citoyenne, on pourrait dire qu’elle consiste plutôt à « travailler » la place de la science et de la technologie en société : à soumettre ces dernières au débat public, le plus sereinement possible, à croiser les savoirs savants et les savoirs profanes. Jusqu’à permettre parfois d’évaluer la pertinence des politiques publiques en matière de choix technologiques à l’aune des opinions exprimées au sein de la société civile.

Oublier un peu le « message »

La médiation scientifique nécessiterait-elle alors de tels efforts qu’il faille imaginer des formations professionnelles dédiées, là où les vulgarisateurs amateurs avaient auparavant simplement besoin de bien connaître leurs sujets et de savoir les restituer clairement et simplement ? Là où pour exceller, il suffisait jusque-là de savoir faire usage d’anecdotes, de métaphores bien choisies, et d’enrober le tout dans un peu d’érudition, d’humour et de charisme ? N’était-ce pas suffisant pour, comme on l’entend souvent, « faire passer le message » ?

Et bien non car, dans la version forte de l’idée de médiation scientifique dont nous désirons témoigner ici, il n’y a justement pas de message à « faire passer ». Là où la vulgarisation scientifique cherche à nourrir la culture générale en sciences d’un grand public indifférencié dont elle croit parfois évaluer l’ignorance par des sondages portant sur des connaissances spécifiques et anecdotiques, la médiation cherche à développer une culture de science, sur la science. Dans la perspective de conférer à ses publics une autonomie de pensée, et pas une adhésion aveugle à la science et à ses applications.


À lire aussi : Le numérique en culture(s)


Des différences fondamentales

Mais précisons ces différences, au risque de les exagérer un peu, pour mieux comprendre ce qui se joue entre ces deux conceptions de la communication publique de la science. Là où la vulgarisation néglige délibérément les valeurs individuelles au profit de la connaissance pure, la médiation part de l’opinion pour rendre la connaissance nécessaire. Là où la technologie et le progrès scientifique sont souvent souhaitables pour la vulgarisation, la médiation s’interroge sur leur acceptabilité sociale. Là où la vulgarisation invente des formats qui placent les détenteurs du savoir à transmettre sur un piédestal, la médiation introduit l’usage d’outils participatifs permettant à tout un chacun de construire son savoir savant à partir de son savoir profane.

Vulgarisation ou médiation ?
Comment la vulgarisation et la médiation scientifiques, dans leurs versions extrêmes, considèrent les différents éléments du rapport science-société. Source : Richard-Emmanuel Eastes.

C’est ainsi que des associations comme Les Atomes Crochus ou L’île Logique sont allés jusqu’à imaginer des spectacles de clowns de science. Non pas (ou du moins pas seulement) dans une perspective de vulgarisation, pour faire aimer la science aux jeunes en la dédramatisant par le rire et en leur refilant au passage quelques connaissances scientifiques qu’ils oublieront aussitôt ; dans une perspective de médiation, avec pour objectif premier de lutter contre l’autocensure de ces mêmes jeunes vis-à-vis de la science et de la technologie, de leur permettre de prendre confiance en leurs capacités à apprendre, à comprendre, à réussir, à entreprendre dans les domaines scientifiques.

Clown de science.
Le personnage du clown de science : le seul médiateur scientifique qui puisse se placer « au-dessous » de son public.

Une fonction sociale

Dès lors, le médiateur ou la médiatrice scientifique sont amenés à endosser plusieurs rôles aux divers points de rencontre entre les acteurs de la science et de la société, de la nature, de la technologie, de l’industrie, de l’information, des médias, de la politique, du militantisme, etc. Mais à cette intersection, leur fonction est fondamentale : ils et elles facilitent les échanges et écoutent les préoccupations de l’ensemble des parties prenantes, partagent et discutent de leurs valeurs avec eux, s’inspirent de leurs conceptions pour élaborer leurs activités de médiation et tentent finalement de promouvoir une compréhension réciproque entre la communauté scientifique et ceux et celles qui utilisent ou sont touchés par les découvertes qu’elle fait.

Des compétences diversifiées

Vaste programme, donc ! Nous classons les compétences nécessaires à la réalisation de cette mission en cinq catégories :

  • La pratique de la médiation scientifique nécessite bien sûr en premier lieu de connaître la science et la technologie : leurs contenus, leurs méthodes, leurs démarches. Cette forme de culture scientifique correspond à la part de notre « culture générale » qui porte sur la science et ses applications.
  • Or au-delà des applications de la science, il y a ses implications ! Pour toutes les raisons qui font sa spécificité par rapport à la vulgarisation, la médiation scientifique suppose en deuxième lieu une compréhension fine des relations entre science, politique, économie, société, c’est-à-dire des questions socialement vives liées à la mise en application des sciences. Et donc une compréhension de la société et des agents, humains et non humains, qui la peuplent et l’animent. C’est tout le reste de notre « culture générale », sa part sociétale en quelque sorte.
  • En conséquence, la pratique de la médiation scientifique ne peut se passer de la compréhension de la manière dont ses acteurs et interlocuteurs (scientifiques et non-scientifiques réunis) pensent, réagissent, comprennent, apprennent ou produisent des connaissances. Des disciplines comme les sciences de l’apprendre, l’épistémologie ou la sociologie des sciences peuvent dès lors jeter des éclairages particulièrement percutants sur les pratiques des médiatrices et des médiateurs. Elles leur permettent en effet d’abandonner leurs idées reçues spontanées et naïves sur la manière dont leurs publics apprennent et forgent leurs opinions, mais aussi sur la manière dont la connaissance scientifique se construit. C’est la culture de science (ou sur la science) évoquée plus haut.
  • La pratique de la médiation scientifique suppose bien sûr également une connaissance professionnelle des réseaux d’acteurs nationaux et internationaux de la communication publique de la science, ainsi que de ses outils et de ses pratiques : du journalisme à la muséologie en passant par la co-création art-science, les usages du numérique, le mouvement maker… Une sorte de « culture de la culture scientifique », en somme.
  • Mais surtout la médiation nécessite, comme un préalable que nous jugeons indispensable, de s’être interrogé sur les fonctions de cette communication publique de la science, c’est-à-dire sur les besoins sociétaux auxquels elle prétend répondre. Des besoins qui ne sont évidemment pas réductibles au désir qu’éprouvent les scientifiques de partager leurs connaissances et leur passion pour leur métier. Car bien au-delà de la transmission de savoirs ou de la promotion de la curiosité ou de l’esprit critique, ces fonctions vont de la construction d’une citoyenneté éclairée et active à l’empowerment des populations éloignées de la science, de la création de lien intergénérationnel à l’inclusion sociale, en passant par le divertissement intelligent, l’émerveillement, ou simplement le plaisir d’apprendre et de savoir… Cette réflexion sur notre rôle en tant que médiatrices et médiateurs, et la vérification que nos actions sont bien en adéquation avec nos objectifs, relève de ce que l’on nomme la « réflexivité » de la médiation scientifique.

À lire aussi : De la réflexivité dans la culture scientifique


Un métier véritable

Pour ces cinq raisons, le terme de médiation ne peut donc raisonnablement plus être vu comme la nouvelle appellation d’un ancien terme jugé soudain insatisfaisant. Il s’agit bien au contraire d’un terme qui désigne un métier véritable, nécessitant des compétences complexes et diversifiées, auquel il est possible de se former de manière professionnelle autant qu’académique, et qui nécessite ensuite de perpétuelles mises à jour au gré des évolutions du rapport nature-science-technologie-société.

Ceux et celles qui ont choisi ce métier savent combien il est riche en découvertes intellectuelles et en relations humaines. Combien il est utile aussi, si on sait l’aborder avec humilité et qu’on n’arrête jamais de s’interroger sur le sens de ce que l’on fait.

 

Ce texte est issu de la vidéo éponyme de la chaîne YouTube « Savoirs en Société » développée par l’auteur à l’attention de la communauté des médiatrices et médiateurs scientifiques. Il est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

Le développement durable en crise (climatique)

Face à l’ampleur de la crise environnementale, le développement durable a cessé d’être le concept le plus opératoire pour imaginer les termes et conditions d’une transition écologique volontaire.

Un article co-écrit avec Francine Pellaud, Haute Ecole Pédagogique de Fribourg

 

Depuis des décennies on n’avait pas vu, dans le monde occidental, une mobilisation concertée telle que celle de la jeune génération face à l’urgence climatique. Fait nouveau, toutefois : mues par la prise de conscience du caractère mortifère de la trajectoire suivie par la civilisation thermo-industrielle occidentale, les revendications des jeunes semblent aller non pas dans le sens d’un élargissement de leurs possibles mais dans celui de l’acceptation d’une restriction de leur confort matériel.

 

L’utopie du développement durable

Les immenses efforts de sensibilisation à l’idée de « durabilité » menés tous azimuts depuis la Conférence de Rio en 1992 auraient-ils fini par être entendus ? Peut-être. Mais très paradoxalement, la dureté des crises environnementales en cours pourrait bien remettre en cause une vision du monde bâtie sur l’idée qu’un développement « durable » serait possible.

Une idée selon laquelle il suffirait de combiner astucieusement les dimensions économique, sociale et environnementale du « développement humain » pour que le développement occidental de la seconde partie du XXe siècle corrige ses défauts et s’étende à la planète entière. Une étonnante utopie que portent encore et toujours les 17 Objectifs de développement durable de l’ONU (ODD) « pour sauver le monde » (sic), sur lesquels se fonde la majorité des agendas 21 de la planète.

 

Les 17 objectifs de développement durable (ODD) de l’ONU. Wikimedia.

Grâce à son caractère à la fois pléonastique et oxymorique, le concept eut certes l’immense mérite de faire accepter à une grande majorité d’acteurs politiques et économiques la nécessité d’intégrer les questions environnementales à leurs réflexions, actions et investissements. Il laissait en effet entendre que le monde de 2030 pouvait être pensé comme une projection de celui du tournant du siècle, où chacun conserverait ses avantages et privilèges. On pouvait compter sur la responsabilisation citoyenne, la pression de l’opinion publique sur les responsables politiques, le développement de nouvelles solutions technologiques et la signature de quelques traités internationaux pour régler les « quelques » externalités négatives liées à notre relation pourtant de plus en plus extravagante avec la Terre.


À lire aussi : Les malentendus du développement durable


Un concept sédatif

Mais à l’heure où les stigmates de la catastrophe environnementale se creusent chaque semaine un peu plus, on est en droit de se demander si ce concept est toujours suffisamment mobilisateur, voire même encore pertinent.

Alors que fleurissent les notions de transition écologique, d’anthropocène ou de capitalocène, de collapsologie et de survivalisme, il est temps de remettre en question la vision non disruptive que le « développement durable » offre de l’avenir des Terriens et d’accepter le fait qu’à trop rassembler, il a peut-être fini par devenir un « concept sédatif ».

Après être parvenu à sensibiliser à la cause environnementale ceux qui ne voyaient dans le mouvement « écolo » que des marginaux et des rêveurs, le développement durable n’a-t-il pas fait de nous des « climato-quiétistes » ? Or quand les négateurs de la crise climatique usent de ressorts agnotologiques toujours plus puissants pour détourner l’attention de l’impérieuse nécessité d’opérer une transition écologique radicale, le climato-quiétisme commence fort à ressembler lui-même à du climato-scepticisme. Non par la force des convictions, mais par celle de l’inaction.

 

Tout reprendre à zéro

Qu’on ne s’y méprenne pas : les hérauts du développement durable, des origines du concept à nos jours, étaient des héros. Ce qu’ils ont fait était ce qu’ils pouvaient faire de mieux car la tâche était immense, l’aveuglement indicible, l’aspiration au progrès sans bornes. Et ils le sont toujours.

Mais on doit constater que cela n’a pas fonctionné. Pour y avoir consacré une part prépondérante de leur carrière professionnelle, les auteurs de cet article n’en prennent acte qu’avec plus de tristesse. Mais plutôt que de s’enferrer dans une solution inopérante, ils ont la conviction qu’il est nécessaire de repartir et d’aller de l’avant. D’essayer autre chose. Encore et toujours.

Imaginons un voyage dans le temps. Rio, 1992. Revenant du futur, nous connaissons cette fois l’état du monde post-développement durable de 2019 et tout est à penser pour éviter d’emprunter la même trajectoire, celle dont l’inexorable propension est de nous conduire dans la direction d’un grand basculement environnemental, social, économique et (géo)politique. Parce que nous savons qu’elle se révèlera anesthésiante, il n’y a pas d’autre choix que d’admettre d’emblée l’impossibilité de la continuité contenue dans l’idée de « durabilité ».

Alors, depuis ce passé éclairé, quelle vision programmatique de la vie sur Terre devons-nous construire (aurions-nous dû construire) pour faire contrepoids aux chimères des mondes hors-sol qui seront proposés par les Trump, Johnson et autres Salvini, aspirés dans une fuite en avant et un repli sur soi qui ne pourront qu’amplifier le désastre en retardant sa reconnaissance, pour seulement quelques années supplémentaires d’aveugle insouciance ?

Changer de logiciel. Sortir du paradigme d’un développement fondé sur la croissance économique, reconstruire sur d’autres bases les idées d’épanouissement et de prospérité, extraire l’idée même de modernisation de son carcan scientiste et techniciste, dépasser le clivage gauche-droite désormais stérile de la plupart des politiques occidentales pour le réorienter vers la question de notre appartenance collective à la Terre et de la manière dont nous l’habitons…

Autant de défis qui nécessitent de penser de nouveaux concepts pour définir notre rapport au monde, de nouveaux attracteurs politiques, une nouvelle définition de la citoyenneté, voire une nouvelle éducation.

Le roi est mort, vive le roi. Mais la tâche s’annonce colossale.

 

Un (long) voyage collectif

La communauté scientifique, et notamment celle des sciences humaines et sociales, est certes mobilisée depuis longtemps sur ces questions ; en témoigne notamment l’explosion des débats scientifiques sur la pertinence de la collapsologie ou même de celle d’anthropocène.

Mais dans un monde ravagé par les atteintes environnementales, l’explosion des inégalités, et à l’aube d’une prévisible crise migratoire sans précédent, réfléchir aux nouvelles conditions matérielles de notre existence suppose, comme le suggère Bruno Latour, d’être capables de décider collectivement « d’où nous voulons atterrir », c’est-à-dire de quelles nouvelles manières d’exister et d’habiter nos espaces de vie nous voulons promouvoir. Voilà de quoi vivifier pour longtemps nos espaces démocratiques.


À lire aussi : Plaidoyer pour une éducation à la « condition terrestre »


Car en parallèle, à supposer que nous parvenions à décider de la piste d’atterrissage, faut-il encore décider de comment nous y rendre. Ce volet de la transition écologique semble presque le plus facile à penser ; c’est d’ailleurs celui qui a été le plus exploré par les réflexions relatives aux conditions d’un développement durable, mais en négligeant la plupart des destinations qui nécessitaient une remise en question radicale des fondements de notre économie carbonée. À quoi bon les écogestes si l’on emprunte l’avion sans discernement ? À quoi bon les kiwis bios s’il proviennent de Nouvelle-Zélande ? A quoi bon les fermes solaires si c’est pour alimenter des raffineries de pétrole ?

 

Vue d’artiste de la future ferme solaire de Marsden Point (Nouvlle Zélande). Northern Advocate.

Si d’anciennes idées peuvent sûrement être recyclées pour penser le basculement vers un nouveau régime climatique, sortir de l’hypothèse de la continuité nous semble absolument nécessaire pour imaginer des solutions salvatrices. Loin d’être évidente, la négociation sera âpre, tant les décisions à prendre sont susceptibles d’impacter nos habitudes et modes de vie ; et tant sont clivants les marqueurs idéologiques qui les qualifient.

Sans compter qu’avant de savoir où aller et comment y aller, il faut encore savoir où nous sommes ! Or nombreux sont les idéologues qui, n’adhérant pas aux solutions (qualifiées indifféremment de bolchéviques ou d’obscurantistes) proposées par les écologistes, préfèrent nier les causes ou minimiser l’urgence et créer du doute sur le point de départ de notre voyage, plutôt que de réfléchir à leurs responsabilités et d’admettre la nécessité des changements à opérer.

Où sommes-nous ? Où atterrir ? Comment y aller ? Un voyage à penser collectivement (les significations des axes sont laissées à la libre appréciation des lecteurs). Author provided.

 

Réapprendre à s’entendre

Savoir décider de la direction à prendre suppose dès lors de disposer des dispositifs démocratiques adéquats pour construire réellement ensemble une vision commune de l’avenir et refonder notre conception du bien commun.

À ce jour, si la médiatisation d’une Greta Thunberg ou d’un Aurélien Barrau témoigne d’une sensibilisation individuelle accrue à la crise environnementale, elle conduit aussi à une polarisation sociale très préoccupante, car stérilisante de l’action publique.

Faut-il aller jusqu’à penser, comme le philosophe Dominique Bourg, que « la démocratie représentative n’est pas en mesure de répondre aux problèmes écologiques contemporains » et que « sauvegarder la biosphère exige de repenser la démocratie elle-même » ?

S’accorder sur notre point de départ, décider ensemble de la destination et négocier le chemin à prendre pour s’y rendre – sachant que ce point de départ se dérobera sous nos pieds si nous ne le quittons pas et que, une fois partis, il n’y aura pas de retour en arrière possible –, voilà le voyage dans lequel nous, Terriens, sommes irrémédiablement engagés. L’eau, l’air, la terre, le feu et l’ensemble du vivant figurent parmi les passagers, et il faudra désormais tenir compte de leur agentivité.

 

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons (lire l’article original). Les auteur·e·s tiennent à remercier Bastien Lelu, Livio Riboli-Sasco et André Giordan pour leurs relectures attentives et pour les critiques précieuses qu’ils ont apportées à la fois à cet article et à celui, paru le 19 septembre 2019, qui le complète : Plaidoyer pour une éducation à la « condition terrestre ».