Ce mois de février, nous fêtions les 50 ans du droit de vote enfin accordé aux femmes. En comparaison avec d’autres pays, en Suisse – prix à payer pour notre démocratie directe – il a fallu attendre que les titulaires mâles en soient d’accord. Quant au fédéralisme, s’il a rendu possible que pour leurs domaines de compétence, plusieurs cantons aient précédé ce vote de près de dix ans, il a aussi fait que d’autres firent la sourde oreille durant deux décennies, jusqu’à ce que le Tribunal fédéral perde patience.
Mais n’oublions pas de commémorer un autre jalon historique … car le 7 juin 1971, le peuple inscrivait dans la constitution fédérale la protection de l’environnement (art. 74), et ceci à une majorité écrasante : 93% de votes favorables.
On savait depuis longtemps…
Chaque génération semble redécouvrir l’enjeu écologique et la génération climat ne fait pas exception. Pourtant cet enjeu était parfaitement connu dès les années 1960, et les premiers lanceurs d’alerte furent aussi célèbres que Greta Thunberg l’a été tout récemment. On peut citer les océanographes Cousteau et Bombard, les biologistes Jean Dorst (Avant que nature meure, 1965) et Rachel Carson (Le printemps silencieux, 1962, titre faisant référence à l’empoisonnement de l’avifaune par les pesticides). En 1962 également, Vance Packard publie l’Art du Gaspillage et, en 1964, Jacques Ellul Le vouloir et le faire.
Voici cinquante ans, une littérature foisonnante mettait en avant des sujets comme le Tiers Monde dans l’impasse, les limites du PIB, l’Afrique mal partie, la bombe démographique mondiale, le pillage des ressources des mers, la désertification, la bioéconomie, la mort des forêts, la «malbouffe», les maladies de civilisation, le «pouvoir de vivre» ou les dégâts du progrès. En 1973, le monde fut confronté à une première crise du pétrole, avec en Suisse 3 dimanches sans voiture… On débattait déjà des avantages comparatifs du gobelet en plastique et de celui en verre consigné, et le grand économiste Alfred Sauvy dénonçait les impasses de l’automobilité dans Les quatre roues de la fortune, ouvrage prémonitoire paru en 1968 !
Voici 50 ans : début de la grande accélération
Le commencement des années 1970 a également été marqué par le rapport au Club de Rome Halte à la croissance ? Publié en 1972 et diffusé à plus de 16 millions d’exemplaires, il connut un immense écho et questionnait la capacité de la nature à soutenir les activités humaines.
Oui, on savait, au moment même où débuta la « grande accélération » (ce décalage entre les ressources disponibles et nos modes de production et de consommation, qui est en passe de rendre inhospitalière notre patrie commune, la Terre) où cela allait mener. L’avancement constant du « Jour du dépassement » en témoigne : depuis fin juillet pour le monde, depuis la mi-mai pour la Suisse, nous vivons sur nos réserves, utilisant davantage de ressources qu’il n’en repousse.
Plusieurs pays industrialisés avaient pourtant réagi, ainsi les Etats-Unis avec le Clean Air Act de 1970, créant des ministères dédiés, comme la France en 1971 – bientôt appelé le «ministère de l’impossible ». En 1972 se tint la Conférence des Nations Unies sur l’environnement humain de Stockholm. Sa Déclaration finale affirmait (déjà!) que «Défendre et améliorer l’environnement pour les générations présentes et à venir est devenu pour l’humanité un objectif primordial, une tâche dont il faudra coordonner et harmoniser la réalisation avec celle des objectifs fondamentaux déjà fixés de paix et de développement économique et social dans le monde entier».
Un demi-siècle de demi-mesures
Les enjeux climatiques étaient également bien connus. Au cours des années 1970, les États-Unis les considéraient même comme un des plus importants risques de déstabilisation planétaire. Le président Carter avait fait installer des capteurs solaires sur la Maison Blanche et sous la pression du gouvernement certaines compagnies pétrolières montraient un fort intérêt pour les énergies renouvelables. Mais il n’a pas été réélu et dut laisser la place à Reagan ; ce fut la grande vague de la dérégulation – et l’engouement pour la société de consommation a fait le reste.
Si en 50 ans, diverses substances ont été interdites (comme l’amiante, le mercure ou le plomb dans l’essence), les pots d’échappements équipés de catalyseurs, la couche d’ozone protégée, ce furent souvent des bras de fer qui ont duré des décennies, tout à fait à l’image de la lutte contre le tabagisme passif, et toujours en retard sur les dynamiques destructrices. Il faut se rendre à l’évidence : les dispositifs qui ont pu être mis en place dans ce contexte pour limiter nos impacts négatifs sur l’environnement n’ont pas pu infléchir les tendances de fond, et il n’y a pas eu de majorités politiques pour le faire. Et c’est aussi pourquoi ces combats, trop sectoriels, trop limités, n’ont guère laissé de traces dans nos consciences.
Passer du concept d’environnement à celui de gestion des ressources
Aller vers une économie circulaire et un usage sobre et équitable des ressources de la Terre, introduire une systématique de prévention avant d’autoriser l’usage de substances chimiques, passer à l’agro-écologie et à la maison « positive », réduire fortement la part de l’aviation au profit du ferroviaire – tout cela reste encore à faire, dans un contexte où la résilience des système naturels, après 50 ans d’emballement irresponsable de notre empreinte écologique, se retrouve infiniment plus fragilisée, et avec une population mondiale doublée.
Peut-être l’erreur de base a-t-elle été de parler d’environnement ? Car cet «environnement» n’est aucunement un enjeu situé en dehors de nous, périphérique, un ornement dont on pourrait se passer ou qu’on «protègerait» tant qu’un certain degré de «prospérité» permettrait de le faire. Tout au contraire, il est la base de la vie et de tout épanouissement économique, culturel et social.
D’aucuns font un parallèle entre l’esprit conquérant qui écrase notre Terre et une certaine idéologie machiste, que la figure de Trump a illustrée de manière dramatique. Il est temps de faire un lien plus direct entre les deux décisions prises dans notre pays voici 50 ans, et il n’y a pas de doute qu’une approche plus «féminine» des enjeux serait très bénéfique face aux pratiques destructrices d’une «masculinité» colonisatrice et dominatrice des esprits, des corps et du monde; l’écoféminisme va dans ce sens. Nous ne ferons la paix avec la Terre que si nous parvenons à faire la paix avec nous-mêmes et en nous-mêmes…
Loi sur le CO2: les femmes feront-elles à nouveau la différence?
Avec la loi sur le CO2, les enjeux féministes et environnementaux se rencontrent à nouveau, et là aussi, des destins se jouent et se nouent. Lors d’un événement récent commémorant les 50 ans du droit de vote des femmes en Suisse, tenu à Unterbäch/VS (première commune suisse à organiser en 1957, en marge de la légalité d’alors, un vote des femmes), la conseillère fédérale Simonetta Sommaruga soulignait que le premier vote fédéral auquel les femmes ont pu participer était celui du 7 juin 1971. Rappelant les scrutins où le vote féminin avait été décisif, elle fit le lien avec, un demi-siècle plus tard, le vote sur la loi sur le CO2, étape essentielle dans l’application de l’Accord de Paris, en exprimant l’espoir qu’elles feront à nouveau la différence. Ainsi la boucle se boucle, entre deux enjeux clé pour nous tous.
Au lieu de parler d’environnement comme depuis la conférence de Stockholm 1972, on aurait dû parler de Nature comme 100% de ce qui nous fait vivre vient de là.