La réforme de la politique agricole (PA 22 +) reportée: mais pour qui roule le lobby agricole ?

Ainsi donc, le lobby agricole a atteint son but : lundi 14 décembre 2020, par 28 voix contre 16, le Conseil des Etats décidait de renvoyer le traitement de la PA 22 + (modification de la loi sur l’agriculture pour la prochaine période dès 2022) à des jours meilleurs. Ainsi les conditionnalités environnementales proposées par le Conseil fédéral sont repoussées aux calendes grecques, tout comme l’est une meilleure couverture sociale de la famille des exploitants.

Une charge environnementale excessive

Les données présentées par le Conseil fédéral pour justifier sa proposition sont irréfutables: « Bien que la participation aux programmes d’encouragement soit en constante progression, le recul de la biodiversité n’a jusqu’à présent pas pu être enrayé. » (p. 102 du Message à l’appui de la PA 22 +). Des quantités excessives d’ammoniac, «composé azoté gazeux et réactif, qui provient à 90% de l’agriculture», sont constatées «dans presque 90 % des sites forestiers, dans pratiquement tous les hauts-marais, dans les trois quarts des bas-marais et dans un tiers des prairies sèches et pâturages secs riches en espèces » (p. 30).

Enfin, « du fait de l’azote et du phosphore utilisés par l’agriculture, peu de progrès ont été accomplis depuis le tournant du millénaire.» (p. 24) Il s’agit de «diminuer les pertes d’azote et de phosphore d’au moins 10% d’ici à 2025 et de 20% d’ici à 2030 par rapport à la valeur moyenne de la période de 2014 à 2016» (p. 66), formulation qui devrait être reprise dans la loi. «Il s’agit en outre de réduire la dépendance de la production agricole vis-à-vis de matières premières non renouvelables comme les énergies fossiles et le phosphore.» (p. 36)

Le lobby agricole suisse, tout à fait en phase avec ses collègues européens qui font tout pour empêcher le « verdissement » de la Politique agricole commune (PAC), se tire ici une belle balle dans le pied. En effet, les agriculteurs ont besoin d’une biodiversité fonctionnelle et sont parmi les premiers à souffrir du changement climatique. Et l’Union Suisse des Paysans de prétendre, images d’Epinal d’une campagne fleurie et diversifiée à la clé, que les producteurs suisses sont les plus écologiques du monde, connaissent les normes les plus strictes de la planète…

Si c’était vrai, de quoi pourraient-ils avoir peur? Faut-il rappeler que près de 55% du revenu paysan sort de la poche du contribuable ? Ce dernier a peut-être envie que ces montants considérables permettent de rémunérer des externalités positives qui ne parviendraient pas à se financer sur le marché, comme un soin particulier mis à une production de qualité, respectueuse de la nature ou plus exigeante en raison de sa situation (pente, montagne, petite exploitation…) – plutôt qu’encourager à un productivisme de moins en moins souhaitable.

Pas bon pour le producteur…

Mais pour qui roule le lobby agricole ? Le premier effet de la politique agricole quantitative qu’il défend becs et ongles est une disparition massive des exploitations. Il n’a fallu que 40 ans pour que leur nombre diminue de moitié – un peu plus qu’une génération, et que les 50’000 qui subsistent doublent, en conséquence, leurs surfaces.

Or, plus on produit, plus on rationalise, plus les prix unitaires chutent (c’est d’ailleurs aussi le but !), et plus la nasse se referme sur le producteur : c’est la spirale de l’endettement et de la fuite en avant. Un peu le jeu de l’avion, et là aussi le crash se paie cash. Il n’y a pas qu’en viticulture que quantité et qualité s’opposent. La première victime de la politique agricole sont ainsi les paysans, que les priorités défendues par l’USP conduisent de plus en plus dans l’impasse. Car l’”élimination des paysans par eux-mêmes” est sans fin.

Les seuls qui s’en sortent durablement, en Suisse comme dans l’UE ? Ceux qui misent sur la qualité, la diversité des goûts et des sortes, les modes de production respectueux de la nature (l’agroforesterie, les diverses pratiques du bio, l’agriculture de conservation, la permaculture…), les appellations d’origine protégées et autres labels de provenance… En valorisant la vie du sol, les contributions de la biodiversité, la polyculture, la résistance naturelle et la complémentarité des animaux et des plantes, ces approches sont aussi les seules à même d’assurer une productivité supérieure, sur la durée, à l’agro-industrie. Ce sont également les approches les plus riches en emplois et qui permettent de maintenir une agriculture à taille humaine.

… ni pour le consommateur

Cette politique profiterait-elle au moins aux consommateurs ? A très courte vue peut-être, car la part du revenu que le consommateur doit investir pour se nourrir n’a fait que baisser au cours des décennies passées. Mais est-ce vraiment une bonne chose ? Sur la durée certainement pas. Nous mangeons trop, trop de matières grasses (saturées, de plus), trop de glucides (raffinés), trop de produits carnés. Cette fixation sur le quantitatif fait-elle sens ? Nous disposons de quelque 3200 Kcal par jour et par personne, alors qu’un tiers de moins nous conviendrait très bien!

Si à une politique de soutien à la production (la politique agricole) était adossée une politique alimentaire, quelles orientations devrait-on propager ? A l’évidence, un déplacement du poids mis sur les productions animales vers les productions végétales: légumes, céréales, légumineuses et fruits, où il y a encore bien de la marge pour augmenter nos taux d’autoapprovisionnement. Cela allègerait autant nos problèmes de santé publique que les enjeux de santé environnementales. Plus besoin de doper nos vaches avec un quart de million de tonnes de tourteaux de soja, sous-produits de la destruction de la forêt tropicale, plus de surfertilisation due à des densités excessives de bétail, plus d’élevage de masse: tout bénéfice pour tout le monde !

En juin 2020 est parue la synthèse du Programme national de recherche Alimentation saine et production alimentaire durable. Sa principale recommandation est d’« élaborer une stratégie portant sur le système alimentaire suisse, c’est-à-dire une stratégie garantissant une alimentation saine et durable pour l’ensemble de la population. (…) Un objectif important de la stratégie alimentaire sera de définir quels types de régimes alimentaires sont souhaitables pour la Suisse dans les 30 ans à venir. (…) Réduire la consommation de viande est probablement le plus important déterminant lié à l’alimentation dans la transition vers un système alimentaire à la fois plus sain et plus durable ».

Si le productivisme ne profite à terme ni aux paysans, ni aux consommateurs, ni à l’environnement, à qui d’autre alors ? A la chimie, aux vendeurs de machines toujours plus sophistiquées ? Ou n’est-ce pas tout simplement une fixation sur un modèle qui avait sa raison d’être dans les années 1940 et suivantes, vu l’état d’approvisionnement de la population et les moyens d’alors, mais qui est devenu terriblement anachronique ? A force de vouloir le beurre (les subventions), l’argent du beurre (le moins de conditionnalités possible), les agissements du lobby paysan ne pourront qu’être rejetés par de plus en plus de consommateurs et de producteurs, qui savent désormais que non seulement on peut, mais qu’on doit faire autrement.

René Longet

Licencié en lettres à l’Université de Genève, René Longet a mené en parallèle d’importants engagements, dans le domaine des ONG et du monde institutionnel, pour le vivre-ensemble ainsi qu'un développement durable. Passionné d’histoire et de géographie, il s’interroge sur l’étrange trajectoire de cette Humanité qui, capable du meilleur comme du pire, n’arrive pas encore bien à imaginer son destin commun.

6 réponses à “La réforme de la politique agricole (PA 22 +) reportée: mais pour qui roule le lobby agricole ?

  1. Excellent et que de bonnes questions.

    Il est vraiment lamentable et quel manque de vision, d’avoir fait “crever” toutes ces petites exploitations, à même de fournir une alimentation de proximité, autant que de qualité (même en vivant d’un emploi complémentaire!

    En Suisse, il n’y aura jamais d’exploitation agricole rentable, aussi grosse soit-elle, car comment se confronter à des exploitations de 20’000 ou 50’000 hectares utilisant une main d’oeuvre payée avec des clous?

    La pierre d’angle est la viande, que l’on peut aborder sous toutes ses coutures.

    D’abord et c’est un problème de santé publique (et écologique) il faut en limiter sa consommation.

    Ensuite, sous le seul point de vue écologique, autant importer une viande toute faite, naturelle au pré ou de Feed Lots (engraissée au coral et dans la boue avec des tourteaux de soja et autres antibiotiques, comme aux USA), avec provenance à certifier, que d’importer 250 millions de tonnes de tourteau de soja (voyage de 10-12’000 km).
    Sachant que la croissance d’un kg de viande nécessite 100 kg de fourrage et 300 L. d’eau.

    Il restera toujours des amateurs en Suisse pour acheter la viande de producteurs de proximité et pouvant contrôler que ces derniers respectent leurs animaux et même si elle est un peu plus chère.

    Le peu de terres agricoles qui restent en Suisse, doit être aidé par des aides, uniquement et si seulement, leurs propriétaires travaillent dans le sens de la durabilité (biologique pour sauver l’eau, si précieuse et même pour le futur ex-château d’eau.

    Mais hélas, les Lobbies veillent à bien cadenasser tous nos chers politiciens 🙂

    1. P.S. sans doute certains se sont abonnés à “Play suisse”, comme moi?
      C’est enfin, le pont entre diverses cultures, bravo, service public tant décrié.

      D’ailleurs regardez ” Quartier des banques” et son équivalent alémanique “Private Banking”.
      Et que ceux qui ne parlent pas allemand. ou schwiztertütsch se rassurent, il y a même le sous-titre pour les sourds et malentendants.

      Mais c’est un parfait résumé de la Suisse 🙂

  2. Avant de songer à une plus grande indépendance alimentaire en faisant un régime à ceux qui ont le moins (quant on a l’argent, pas besoin de manger moins), il faudrait penser à réguler la population.
    Bientôt 10 million d’habitants en Suisse, à ce rythme, c’est 20 millions 20 ans après.

    Le sujet tabou de l’augmentation de la population, devrait s’inviter au débat. On ne peut pas penser écologie, indépendance alimentaire sans penser “croissance de la population”.

    Je comprend votre point de vue, mais en oubliant le paramètre de la croissance de la population, ce ne sera que théorie. La Suisse aura besoin de plus en plus importer, et les prix des produits importés vont faire pressions ici. Quant à la théorie d’une conscience dans la population, vous avez raison, mais pas au point de faire un régime. Le stress, les angoisses, l’environnement béton, (etc..), font de la nourriture un refuge pour beaucoup. Enlever ce plaisir, et c’est la révolte. La tendance est de manger moins de viande, mais elle ne va pas disparaître, notre cerveau particulièrement, à besoin de graisse animale.

    Pour moi, l’écologie ne doit pas être punitive, parce que ce serait sans espoir d’arriver à un résultat. Braquer la population est le meilleur moyen d’échouer.
    L’indépendance alimentaire est une illusion dans un pays surpeuplé. Regardez la courbe démographique en Suisse.
    Il y a la théorie, et la réalité. Pour la Suisse, c’est bien la croissance de la population qui est le sujet principal, car il en résulte des réalités qui s’opposent à plus d’écologie.

    La gauche plutôt écologique s’oppose à une régulation de la population au nom de l’idéologie. Il faudra qu’un jour, qu’elle s’abstienne d’entretenir des contradictions face aux urgences. Pour le moment cette gauche joue l’autruche tout en donnant des leçons d’écologie…

  3. Le texte de René Longet est bourré d‘approximations , d’erreurs et de suppositions. La suspension de la PA22+, permet de se concentrer, par la concrétisation de l’initiative parlementaire 19.475, sur la réduction des intrants dans l’agriculture, soit sur les questions centrales actuelles. Il serait intéressant de donner la parole à l‘USP !

  4. @Francis Egger: merci d’expliquer en quoi il y aurait contradiction entre la PA 22 + et la réduction des intrants (y compris les phytosanitaires)? Ces démarches, au contraire, convergent. A moins qu’il s’agisse d’une tactique du “salami”: on sépare soigneusement chaque enjeu spécifique de ses liens avec les autres, pour mieux les contrer sur le fond?

  5. Ainsi donc le lobby obtient un répit ? il n’a gagné aucune bataille fût- elle mineure, PA 22+ est un produit de l’Administration d’une telle densité qui le rend parfaitement indigeste. Faut-il créer un nouveau “plan Whalen”? , dans l’affirmative on impliquerait un agronome Conseiller Fédéral !

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