Les sept péchés capitaux de l’économie

Que l’on doive changer de cap et quitter la pensée économique étroitement productiviste est aujourd’hui largement reconnu ; le chemin pour le faire s’appelle la durabilité et est de plus en plus clairement défini.

La bonne nouvelle ? Il existe aujourd’hui dans à peu près toutes les activités économiques des offres répondant aux exigences de la durabilité, qui sont autant d’illustrations de la faisabilité de la transition.
La moins bonne ? Alors qu’ils devraient être le standard commun, biens et services de qualité durable restent largement confinés dans des marchés de niche.
La cause ? une mauvaise programmation de l’économie.

Sept grands obstacles, qu’on pourrait appeler les 7 péchés capitaux de l’économie, se dressent sur la route d’une économie inclusive et de l’utilité, d’une économie du bien commun ou symbiotique, dont l’avènement semble pourtant largement souhaité.

1) Le premier obstacle est l’idée fausse de l’autorégulation de l’économie. C’est l’idée dite de la main invisible, qui nous pollue l’esprit depuis deux cents ans, et qui prétend que de la poursuite par chacun-e de son intérêt personnel résulte comme par miracle l’intérêt général. La réalité sociale et environnementale suffit à démontrer qu’il n’en est rien. Nous avons tous à inscrire nos ambitions dans un projet commun, un objectif pour la société.

2) Le deuxième obstacle est le PIB, actuellement pratiquement seul guide dans le classement des territoires, des nations. Or il occulte tout ce qui n’est pas monétarisé, comme par exemple notre engagement associatif, familial, sociétal… et additionne sans discrimination les effets économiques d’un accident tout autant que ceux d’une invention bénéfique. Il est plus que temps de le remplacer par des indicateurs de développement durable, de développement humain, ou, à l’exemple du Bhoutan, de bonheur national brut.

3) Le troisième est l’aberration de plaquer une conception linéaire sur des systèmes naturels fonctionnant en boucles. Dans la nature, tout est cycle : le cycle de l’eau, du carbone, de l’azote… Si des millions de microorganismes ne transformaient pas les feuilles mortes de l’automne en humus pour le printemps, cela ferait longtemps que la vie aurait péri asphyxiée sous ses déchets. Le modèle économique dominant prend dans la nature des ressources et les transforme en déchets, sans aucunement se sentir responsable des limites des capacités de la nature à produire des ressources et à digérer des déchets. Or il nous faut absolument passer de l’économie linéaire à l’économie circulaire, du gâchis au zéro déchets et comprendre tout déchet comme une ressource au mauvais endroit.

4) Le 4e obstacle est qu’on peut parfaitement produire de la richesse économique en détruisant simultanément de la valeur environnementale et sociale. Les administrateurs des sociétés anonymes sont légalement tenus de maximiser la valeur financière et le rendement des titres de propriété, qu’ils soient en mains privées ou publiques. Il faut passer de la shareholder value à la stakeholder value, et changer le droit de la société anonyme pour aligner les objectifs financiers, écologiques et sociaux. En outre, la profitabilité financière doit être plafonnée et réinvestie dans l’entreprise, et ne pas être ristournée aux seuls détenteurs de parts.

5) Le 5e obstacle est que nous ne payons pas à leur vraie valeur les ressources naturelles. Nous comptabilisons les coûts de leur extraction, transformation, transport et commercialisation mais pas de leur raréfaction, soit leur valeur de remplacement. Agroscope, l’institut officiel suisse de recherche agronomique, a calculé l’an dernier la valeur de la pollinisation par les abeilles pour l’agriculture et est arrivé au montant de 350 millions de CHF par an. Ces services écosystémiques sont de mieux en mieux documenté et nous montrent que la nature travaille pour nous, accumule du capital, représente une valeur et une ressource de base absolument vitale et irremplaçable.

6) Le 6e et avant-dernier obstacle est la non-prise en compte des externalités dans les prix. Ainsi, le prix du fossile ne comprend pas le coût des effets du changement climatique, ni celui du fissile celui de coût complet de la gestion des déchets radioactifs et du démantèlement des quelque 450 réacteurs existant au monde. Les coût des atteintes à la santé dus à certains processus et produits ou celui de l’exploitation des travailleurs ou des consommateurs ne se reflètent pas non plus dans les prix, au contraire : le bon marché recèle souvent des coûts cachés, reportés sur la collectivité et les générations futures. Une taxation du carbone à la hauteur de ses externalités négatives est une des mesures-clé pour rectifier ces distorsions.

7) Enfin, 7e obstacle est la sous-enchère sociale et salariale qui expose les entreprises et les travailleurs, dans une mondialisation peu régulée, à une constante concurrence déloyale. Or, diverses conventions de l’OIT prévoient l’interdiction du travail forcé et du travail des enfants, des discriminations à tous niveaux et de la coercition, et garantissent un salaire et un horaire de travail décents et le droit à la négociation collective. Si les Etats voulaient bien appliquer ces règles de base, cela définirait du coup un standard minimum mondial.

L’économie que nous voulons doit être doublement inclusive : en donnant de l’utilité à travers les biens et services qu’elle produit, et en donnant de l’utilité à chaque membre de la société humaine.

Collectivement et individuellement quatre pistes concrètes nous permettront d’aller de l’avant :
– tout d’abord rendre l’économie circulaire, notamment à travers la substitution à l’obsolescence organisée de la capacité d’entretenir, de réparer.
– relocalisation solidaire, la priorité aux capacités locales, à la responsabilité pour sa production alimentaire aussi loin que possible.
– La promotion de l’agro-écologie comme seule façon de nourrir l’humanité sans détruire les sols.
– le passage aux ressources renouvelables et à la « sobriété heureuse » (Pierre Rabhi) à tous les niveaux.

Enfin, il a beaucoup été question ces dernières années de traités favorisant le libre-échange et réduisant les régulations. Ce mouvement semble aujourd’hui freiné en raison du renouveau du protectionnisme. Pourtant il faut, en effet, des traités sur le commerce – mais pas pour le déréguler, au contraire, pour orienter ce commerce vers le bien commun, l’écologique et le social afin que l’économie soit au service des humains – et non l’inverse.

René Longet

Licencié en lettres à l’Université de Genève, René Longet a mené en parallèle d’importants engagements, dans le domaine des ONG et du monde institutionnel, pour le vivre-ensemble ainsi qu'un développement durable. Passionné d’histoire et de géographie, il s’interroge sur l’étrange trajectoire de cette Humanité qui, capable du meilleur comme du pire, n’arrive pas encore bien à imaginer son destin commun.

4 réponses à “Les sept péchés capitaux de l’économie

  1. C’est bien beau mais cela manque de sens pratique. Vos recommandations ont peu de chances de passer la rampe des intérêts économiques qui actuellement contrôlent le pouvoir, en Suisse et dans l’Union Européenne. Personnellement je ne serais pas contre l’idée d’aller dans votre sens, à condition bien sur de renoncer à pas mal de points idéologiques dans votre propos qui le rendent peu praticable. Mais pour faire, ne serait-ce qu’un petit bout de chemin dans votre direction il y aurait une nécessité préalable absolument sine qua non, qui serait de se débarrasser d’abord de l’Union Européenne, complètement. En effet cette organisation a été contruite précisément dans le but de graver dans le bronze institutionnel les principes productivistes et la religion du PIB. Elle est fondamentalement structurée selon les intérêts des multinationales, qui la sous-tendent à tous les niveaux et sont véritablement sa raison d’être et son ADN. Or, vous et vos amis politiques continuez à plaider pour l’adhésion de notre pays à l’Union Européenne ou du moins pour un accord institutionnel de reprise automatique de ses normes productivistes de maximation de la croissance du PIB. Ceci enlève toute crédibilité à votre propos, en soi intéressant. C’est pourquoi je crains que votre analyse critique, bien que juste sur le fond, n’a pas beaucoup de sens et ne peut déboucher sur rien.

    1. Cher Monsieur Martin
      Je ne vois pas le lien que vous faites entre les options politiques de l’UE et la nécessité de changer de cap.
      Cette nécessité est affirmée au niveau des Nations Unies depuis 1987 lorsque le développement durable a été défini comme «un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs. Deux concepts sont inhérents à cette notion: le concept de besoins, et plus particulièrement des besoins essentiels des plus démunis, à qui il convient d’accorder la plus grande priorité, et l’idée des limitations que l’état de nos techniques et de notre organisation sociale imposent sur la capacité de l’environnement à répondre aux besoins actuels et à venir».
      C’est une rupture fondamentale avec la vision des “30 Glorieuses” où la croissance économique quantitative était considérée comme la planche de salut universelle,dont résulteraient tous les bienfaits financiers, sociaux et environnementaux.
      Et c’est resté un combat, qui inspire des accords comme celui de Paris de 2015 sur le climat notamment.
      Il y a dans le monde entier des personnes, tant de la société civile, de l’économie ou de la politique, qui se reconnaissent dans la durabilité, qui se battent pour un prix correct du carbone, pour faire évoluer le PIB, pour une économie circulaire, pour encadrer le commerce mondial, et bien des politiques définies au niveau de l’UE s’en inspirent également.
      Croyez-vous sérieusement qu’en Suisse, avec une empreinte écologique 3,3 fois plus grande que les prestations et ressources environnementales globales disponibles par personne – donnée établie par l’Office fédéral de la statistique, on soit en mesure de donner des leçons à qui que ce soit?
      Votre position serait un peu plus cohérente dès lors que vous proposeriez que la Suisse joue un rôle pionnier et moteur dans la transition nécessaire vers un monde viable et vivable.
      A chacun de choisir son camp…

      1. Vous ne pouvez tout de même pas nier que la constitution économique de l’Union Européenne est essentiellement fondée sur le modèle productiviste de maximisation du PIB, que vous combattez.

        La Suisse est productiviste aussi. C’est vrai. Même si elle n’est pas dans l’Union Européenne. Donc je ne dis pas qu’elle soit politiquement prête à se montrer pionnière dans la recherche d’une durabililité que vous appelez de vos voeux. Mais si elle entendait suivre cette voie, alors la première chose qu’elle devrait faire serait de combattre l’UE et tenter de la démanteler, car l’Union Européenne est un bulldozer au service du modèle productiviste non durable. ll n’est donc pas possible de changer de modèle au milieu d’une Europe régie par l’actuelle gouvernance de l’UE et sa constitution économique ultra productiviste non durable.

        Maintenant on trouve un certain nombre de voeux pieux et déclarations d’intentions dans les textes onusiens depuis 1987, eh bien cela ne prouve qu’une chose c’est la foutaise totale des Nations Unies. Cette organisation excelle dans le baratin et les grandes déclarations en l’air qui n’ont aucune effectivité.

  2. Cher Monsieur Longet,

    Et si certains des péchés que vous énumérez étaient en passe de s’estomper en douceur à moyenne voire brève échéance ?

    L’effondrement des coûts des énergies renouvelables change la donne. La plupart des énergies renouvelables – en premier lieu solaire et éolienne – auront un coût inférieur aux énergies d’origine fossile en 2020. Le cercle vertueux ainsi amorcé par cette réalité économique nouvelle aboutira à une transition énergétique accélérée, quelles que soient les décisions politiques en la matière.

    La révolution numérique change la donne. Des algorithmes de plus en plus sophistiqués et de mieux en mieux adaptés à nos besoins induisent déjà aujourd’hui une accélération de l’accroissement de la productivité et une baisse du coût marginal jusqu’à tendre vers zéro.

    La conjugaison de la baisse du coût de l’énergie et de l’accroissement de productivité va créer une abondance qui était encore inimaginable lorsque nous avons passé le cap de l’an 2000. La baisse du coût de l’énergie et la robotisation permettront également des solutions de recyclage économiquement rentables. Energie propre et recyclage performant diminueront de plus en plus notre impact sur l’environnement. Les lois de l’économie qui se sont longtemps exercées au détriment de l’environnement – d’où l’importance de la réflexion écologique née dans les années 60 – vont progressivement jouer en sa faveur par la disparition du nucléaire, des énergies fossiles, de l’industrie de masse, non rentables à terme. Les énergies renouvelables et la fabrication individualisée en circuit court (imprimantes 3D) plus économe de ressources naturelles vont en revanche se généraliser.

    La vitesse d’adaptation et le dynamisme des sociétés libérales leur permettront de profiter immédiatement de cette nouvelle donne. Les autres suivront probablement, mais avec retard. Déséquilibrer les société libérales aujourd’hui par dogmatisme politique conduiraient à prendre du retard sur la transition. Alors que cette même transition va à son tour progressivement corriger les défauts des sociétés libérales envers les plus défavorisés grâce à l’irruption de l’abondance.

    Cette abondance induira progressivement une évolution du vivre ensemble sans recours pesants aux préceptes de tel ou tel théoricien. Les professions de foi politiques – qui ont été précédées par les professions de foi religieuses et leur ressemblent en de nombreux points – promettaient de sortir de la pénurie par une nouvelle forme d’organisation sociale ou bien prônaient une vertueuse et utopique frugalité afin de s’accommoder de la pénurie. L’abondance effacera progressivement la pénurie et jettera les professions de foi qu’elle a inspirées dans les poubelles de l’histoire.

    La disparition progressive du besoin d’accumulation individuelle par peur de manquer ouvrira le champ libre aux expériences de consommation collaborative que l’on voit déjà poindre dans les îlots d’abondance. Seule l’abondance autorisera pleinement la consommation collaborative, dont le synonyme est l’économie du partage. On partage d’autant plus volontiers que l’on est assuré de ne pas manquer.

    La réflexion concentrée sur les moyens les plus doux et les plus adéquats d’accompagner et de favoriser la transition majeure qui s’annonce me semble aujourd’hui cruciale. Tout comme il me semble que c’est un péché capital de l’ignorer…

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