« On n’arrête pas le progrès », mais quel progrès ?

On n’arrête pas le progrès… combien de fois n’avons-nous pas entendu – sinon répété à notre tour – cette expression. A y regarder de plus près, elle est profondément absurde. Car un progrès n’en est vraiment un s’il est aussi choisi, s’il apporte un mieux, et non pas une fatalité. Voici un demi-millénaire (en 1534 plus précisément, Rabelais soulignait, dans Gargantua, que «Science sans conscience n’est que ruine de l’âme» – aujourd’hui, expériences faites, on pourrait ajouter «et des humains». Einstein, après Hiroshima, rappelait que nous étions génétiquement des Cro-Magnon – désormais en possession de la bombe atomique.

Une démocratie tronquée
Faire du progrès une chose voulue par des forces qui nous échappent est non seulement un contresens, mais un véritable déni de démocratie. Cela signifie que nous pouvons décider de beaucoup de choses, d’élire des présidents, des parlements, de voter sur des lois. Mais que l’essentiel, à savoir ce qui modifie nos vies au quotidien, n’est pas en nos mains. Le sentiment de désarroi, d’avoir perdu prise sur les choses, d’une politique devenue désincarnée, qui ronge la confiance des peuples du monde industrialisé dans leurs dirigeants est certainement aussi nourri de ce sentiment d’impuissance, d’être mené par des forces occultes. Le progrès n’est-ce pas substantiellement, étymologiquement, une promesse de vivre mieux ?

Comme, pour l’essentiel, les décideurs de nos sociétés adhèrent à l’idée qu’un progrès technique conduit par principe vers le mieux, et qu’on n’accepte de réguler les choses, à reculons et à contre-cœur, qu’une fois les dommages sont devenus irréfutables (le débat sur le glyphosphate en est une excellente illustration, comme précédemment celui sur l’amiante), oui, on peut dire que globalement nous avons perdu la maîtrise de nos créatures, de nos créations.

Et en effet, l’innovation est avant tout le fruit de décisions privées. Au fil des décennies, des entrepreneurs ont trouvé un intérêt à promouvoir le téléphone, les molécules de synthèse et la chimie, la machine à vapeur, de nouveaux matériaux. Ou encore le monde prétendument virtuel de l’informatique. Si l’Etat s’en mêle, c’est pour soutenir l’innovation sans faire de tri, sinon le développement de la compétitivité de l’économie nationale, sans guère se poser la question du bien ou du mal, des besoins et des priorités. De plus, quand l’Etat s’en mêle, c’est généralement aussi pour défendre ses intérêts militaires. Tous les historiens des technologies le soulignent : la guerre est un puissant moteur d’ingéniosité et d’innovation technique…

A quand la clause du besoin ?
A quels besoins une innovation répond-elle ? Quels sont ses avantages et ses dangers prévisibles ? Comment orienter les choses ? Est-ce tout cela correspond aussi du coup à une amélioration du bien public ? Très souvent, heureusement, il en résulte une vie facilitée ; peu de personnes rêvent aujourd’hui de vivre comme on vivait voici un siècle… Mais les effets négatifs sont là aussi : la civilisation du charbon et du pétrole est aussi celle du changement climatique – expérience majeure infligée à la biosphère dont nul ne connaît l’issue, celle de la chimie aussi celle de la pollution, celle de l’informatique aussi celle de l’éclatement des sociétés et des messages.

Le progrès pour mériter son nom doit être d’abord moral et humain
Fondamentalement, il est choquant que le cours du progrès technique échappe à une définition anticipée des besoins sociaux, qui serait celle du bien commun. Non seulement le progrès ne doit pas être une fatalité, il doit être une avancée pour l’humanité et pas autre chose. Ce que la science a produit doit pouvoir être scientifiquement discuté dans ses effets.

Au cours de la révolution industrielle, qui se poursuit sous nos yeux, il y a toujours eu des controverses, des oppositions. Les artisans du début du 19e siècle qui s’opposaient au machinisme en étaient les premiers acteurs ; on ne peut pas leur donner entièrement tort. Plus près de nous, les agriculteurs biologiques refusaient – à bon droit – le recyclage des gaz de combat hérités de la 1re guerre mondiale en pesticides … Actuellement de nombreuses controverses concernent le génie génétique, les limites de la médecine, la sécurité du «cycle» du nucléaire, l’homme «augmenté», l’intelligence artificielle…

S’opposer est une chose, mais ce n’est que la symétrique de l’acceptation. Le vrai enjeu est d’avoir le pouvoir d’orienter les innovations. C’est un enjeu de démocratie, d’information, d’échelle de valeurs. Vais-je aller à la conquête de Mars ou sauver la Terre comme habitat commun de l’humanité ? Et avant de pouvoir orienter, il faut pouvoir observer, anticiper les effets positifs et négatifs, débattre de modes d’emplois sociaux. Qui ensuite se traduisent en accompagnement régulatif et législatif.

Pour un mode d’emploi
La pollution ? Ce n’est pas d’interdire la chimie qui est l’enjeu, mais de mettre suffisamment de garde-fous pour éviter les atteintes à la santé et à l’environnement. La pratique montre que c’est faisable, pour peu qu’on affirme l’intérêt public face au poids des lobbies.

Le changement climatique ? On peut parfaitement gagner sa vie en assainissant énergétiquement le parc immobilier, en organisant autrement la mobilité, en faisant appel aux énergies renouvelables, nettement moins polluantes. Remplacer la recherche de l’obsolescence par la mise en valeur de la durée de vie, dans le cadre d’une économie circulaire, est un modèle d’affaires à promouvoir.

Anticiper, évaluer, orienter
Orienter la technologie pose ainsi la question de la démocratie de l’ère scientifique. Depuis maintenant 25 ans, un organisme original, rattaché aujourd’hui aux Académies suisses, dévolu à l’évaluation technologique, le TA Swiss, apporte ici un élément clé, et ancrant l’analyse, le débat et le mode d’emploi au cœur du débat politique. Reste une question : selon quelles références, quelles échelles de valeurs faut-il orienter ces modes d’emploi ?

La régulation de l’informatique sera différente dans un régime autoritaire, qui vise avant tout à empêcher la libre circulation de l’information, que dans un régime attaché aux droits humains, qui aura à cœur de combattre les abus attentant aux droits de tiers. Et en toile de fond se profileront les enjeux de l’avenir global de l’humanité, à savoir une utilisation responsable et équitable des ressources limitées de notre planète. C’est ici la notion de développement durable qui est adressée, à savoir un développement conçu de manière à ne pas priver autrui, aujourd’hui et demain, de ses possibilités de développement…

René Longet

Licencié en lettres à l’Université de Genève, René Longet a mené en parallèle d’importants engagements, dans le domaine des ONG et du monde institutionnel, pour le vivre-ensemble ainsi qu'un développement durable. Passionné d’histoire et de géographie, il s’interroge sur l’étrange trajectoire de cette Humanité qui, capable du meilleur comme du pire, n’arrive pas encore bien à imaginer son destin commun.

2 réponses à “« On n’arrête pas le progrès », mais quel progrès ?

  1. J’ai lu avec un grand intérêt cet article qui sait mettre les pendules à l’heure sur la question de progrès (“et ses ennemis” ). Il y a là des pistes très intéressantes sur le travail à faire et les luttes à mener collectivement pour en modifier la direction et ce le plus rapidement possible!!!

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