Sans vérité des coûts la transition énergétique est à la peine

Très discrètement, à l’ombre de l’élection du successeur de Didier Burkhalter au Conseil fédéral, le Conseil national rejetait ce 20 septembre par 118 voix contre 58 une initiative du canton de Genève déposée voici deux ans. Elle visait à «introduire une taxe sur l’électricité non renouvelable qui permettrait d’intégrer les coûts externes dans le prix du courant, et à allouer le produit de la taxe aux économies d’énergie et aux énergies renouvelables favorisant l’économie locale».

En matière de développement durable et d’environnement, le décalage entre ce que nous devrions faire et ce que nous faisons reste impressionnant. Il est le reflet de l’important écart entre ce qui serait judicieux d’un point de vue écologique, social et humain et ce qui est rentable financièrement. Il est temps de se demander d’où viennent ces écarts de rentabilité et comment on peut les corriger, afin que les fins de mois de la planète puissent s’aligner sur celles des individus et des entreprises.

Les externalités infligées à des tiers = les coûts occultés
Un des obstacles majeurs à la généralisation de bonnes pratiques durables réside dans le fait que les prix sont faussés. De nombreux coûts sociaux et écologiques ne sont en effet pas intégrés dans les prix; ce sont des nuisances infligées à des tiers ou à la collectivité et non facturées à leurs auteurs:
• Coûts du changement climatique et de la pollution (eaux, sols, air), causés par les énergies fossiles.
• Coûts du démantèlement des installations nucléaires, accidents, gestion des déchets…
• Gaspillage à la production ou à la consommation (eau, énergie, sol, matières), lorsque le des ces ressources est bas.

Du coup, beaucoup d’activités environnementalement et socialement utiles (à externalités positives) comme le recyclage, la réparation ou la rénovation énergétique se trouvent bridées. Un rapport du FMI chiffrait en 2015 à 6,5% du PIB mondial les coûts liés aux externalités négatives de l’énergie, soit près de 5’300 milliards de $ (Working Paper 15/105).

Libéraliser les échanges sans avoir intégré les externalités, c’est organiser la sous-enchère écologique et sociale. Si bien qu’au cœur des Alpes, il peut être financièrement intéressant de faire venir de Chine ou du Brésil les pavés de nos places publiques… Les denrées agricoles importées, produites dans d’autres conditions écologiques et sociales (pommes de Nouvelle Zélande, haricots du Pérou, vin d’Afrique du Sud), brouillent nos références et celles des pays producteurs, et leur transport, même par bateau, entraîne une dépense non négligeable d’énergie. Le bilan environnemental est lourd, aussi, quand on importe des tomates – composées à 90% d’eau – d’une région aride vers le château d’eau de l’Europe qu’est notre pays !

La nature travaille pour nous = les bénéfices oubliés
La nature travaille et, par son travail, accumule du capital – le capital-nature. Et si la nature offre gratuitement ses services, leur altération a un coût. L’importance de la pollinisation pour la production agricole est bien connue. Au plan mondial, sa valeur est estimée à 235 milliards de $. Tout récemment, la station fédérale de recherche Agroscope en a chiffré la valeur à environ 350 millions de francs par année.

Parmi ces prestations que la nature nous offre et que nous ne payons pas au juste prix, nous trouvons les ressources directement prélevables: eau, air, poisson, gibier, végétaux à usage médicinal, domestique ou industriel (bois), matières premières (matériaux rocheux, énergies fossiles, etc.). Actuellement, nous en comptabilisons les coûts d’extraction mais non leur valeur de remplacement.

Il faut ajouter à cela des fonctions comme la filtration de la pollution par les zones humides et les forêts, le captage de gaz carbonique par la végétation terrestre et marine («puits de carbone»), la régulation des eaux par le sol, la prévention de l’érosion par le couvert végétal, la fertilité des sols, des fonctions récréatives et touristiques. C’est ce qu’on appelle les services écosystémiques. Or, sur 24 de ces services, 15 sont en péril : «le capital naturel décline dans 116 sur 140 pays» (PNUE, Le système financier dont nous avons besoin, 2015).

Si nous voulons garantir la pérennité des prestations de la nature, il s’agit de passer de sa prédation à sa bonne gestion, et de comprendre la protection de l’environnement non comme une charge mais comme un investissement !

Une bataille politique essentielle : établir la vérité des coûts
Ces deux facteurs actuellement négligés – les externalités et la valeur des prestations de la nature – ne peuvent être pris en compte que par :

1) des obligations légales fixant des standards écologiques et sociaux
2) une volonté des consommateurs de payer le juste prix
3) une intégration de ces coûts par des taxes.

La première méthode a le mérite de clarifier les choses. Mais elle exige une vigilance et une lutte constantes face aux abus, et beaucoup de sens du bien commun des législateurs. L’affaire du glyphosate souligne la difficulté qu’ont ces derniers à se libérer des lobbies des pollueurs. La seconde se heurte aux comportements d’achat au quotidien.

Si le consommateur trouve sympathique les produits du commerce équitable, les fonds verts, les tarifs énergétiques permettant de soutenir les renouvelables, ou le bio, ces offres peinent à dépasser les 10% du marché. Reste la méthode de la taxation. Non pas à but fiscal, car il ne s’agit pas de rendre les collectivités dépendantes de comportements dont on ne voudrait plus, mais en vue de rectifier les prix.

En Suisse nous connaissons une – encore modeste – taxation du CO2 et des COV, dont le produit est redistribué à la population par le biais d’un rabais sur la prime de caisse-maladie en fin d’année. Et vu le différentiel de prix entre matières recyclées et neuves, sans les taxes anticipées de recyclage (TAR) prélevées à l’achat de divers biens, de la voiture au frigo, l’économie du recyclage dont nous sommes à juste titre fiers n’aurait jamais pu voir le jour.

Les subventions souvent contestées pour l’agriculture ou pour les économies d’énergie vont dans le même sens : rectifier une distorsion dans le calcul des coûts. En rejetant l’initiative genevoise, le parlement confirme son refus de corriger les graves distorsions sur le marché, pénalisant la sortie du fissile et du fossile qu’il faudrait au contraire soutenir fermement.

René Longet

Licencié en lettres à l’Université de Genève, René Longet a mené en parallèle d’importants engagements, dans le domaine des ONG et du monde institutionnel, pour le vivre-ensemble ainsi qu'un développement durable. Passionné d’histoire et de géographie, il s’interroge sur l’étrange trajectoire de cette Humanité qui, capable du meilleur comme du pire, n’arrive pas encore bien à imaginer son destin commun.