Le déclin, mais de quoi?

J’ouvre l’édition du week-end des 11-12 mars 2017 du Temps. Quelques titres donnent le ton de notre époque: Le crépuscule des droits humains, la difficile campagne des opposants à Erdogan, Oskar Freysinger par lui-même, le déclin de l’Occident vu par Michel Onfray.

La fin de l’Occident, un problème ?
La fin de l’Occident ? Mais où est le problème ? Lorsque les pays de l’OCDE ne forment plus qu’un sixième de la population mondiale, les déclinistes courent après un fantasme. Un monde qui n’est plus en mains du mâle dominateur blanc ? Pas grave du tout. Par contre ce qui est grave, c’est le déclin des droits humains, qui, en ces journées de Festival de films consacrés à ce sujet, devraient nous mobiliser bien davantage que les obsessions des déclinistes, créationnistes et autres climatosceptiques qui ne font en réalité que décrire leur propre déclin intellectuel et moral. Déclin de l’esprit d’analyse, déclin de l’adhésion à certaines valeurs sans lesquelles la vie n’est que prédation et oppression, déclin de l’esprit de créativité, d’entreprise et de solidarité, ruminations et exacerbations de négativité.

Le vrai problème est de rejeter comme «politiquement correct», et donc ringarde et condamnée par l’histoire, l’idée d’une société faite de droits et de devoirs, la vision d’un monde dont les enjeux notamment environnementaux ne peuvent être résolus que par la coopération internationale, l’attachement à un mode de vie fondé sur l’égalité de droits et de chances.

Le vrai problème : le repli sur soi dans un monde interdépendant
Bref, la promotion de ce que l’humanité a mis en place après les 52 millions de morts de la 2e guerre mondiale : l’universalité des droits humains, le système des Nations Unies, la coopération au développement visant à ce que chaque personne puisse vivre dignement au pays, l’Etat de droit, la responsabilité éthique, environnementale et sociale de tout détenteur de pouvoir (économique, culturel, politique). Système et références auxquels, succès historique sans précédent, l’ensemble des nations issues de la décolonisation de l’après-guerre ont adhéré et au sein desquels elles ont avec une certaine efficacité fait valoir leurs droits.

Tout cela serait ringard, dépassé, à rejeter ? Au nom de quelle alternative ? D’une approche selon laquelle les intérêts d’un groupe, d’un peuple, d’un Etat seraient par principe opposés à ceux des autres, d’une vision qui se réduit finalement à une seule chose : la loi du plus fort, depuis la famille jusqu’au monde, un monde voué à un éternel conflit, alors que les conditions cadre de notre vie ont complètement, radicalement changé. Le déclin de l’Occident ? Après avoir imposé au monde un mode d’exploitation colonial, s’être emparés des ressources des autres (et ce n’est pas fini), après avoir universalisé la société de consommation et de destruction de la nature qui nous fait vivre, nous aurions le culot de nous en abstraire, de fuir nos responsabilités de prédateurs du monde ?

A nouveau le poison de la haine
Ce qui doit nous inquiéter au plus haut point est ce poison qui à nouveau s’instille dans les têtes des humains, à savoir qu’il n’y a pas d’intérêt commun à l’humanité, pas de valeurs universelles de droits et de dignité, pas de possibilité pour l’espèce humaine de prendre son destin en mains. L’admiration de l’extrême-droite pour les dictateurs, tout en revendiquant dans nos démocraties la liberté d’expression et d’action pour ceux qui en veulent la fin. La négation de l’égalité de droits entre sexes, races, et origines. La mise en cause de la laïcité et du caractère privé de la religion (exactement ce que nous reprochons à juste titre aux islamistes). L’affirmation de la suprématie blanche. La peur du métissage, alors que nous sommes pratiquement tous métissés. Le refus de prendre en considération la capacité des systèmes naturels (sols, biodiversité, ressources, océans, climat…) à répondre à nos besoins…

Il a suffi d’un million de réfugiés arrivant en automne 2015 dans une Europe de 500 millions d’habitants, pour déstabiliser durablement les références d’une bonne partie de l’opinion publique. Que ferons-nous quand des millions de réfugiés du climat viendront frapper à nos portes, nous rappelant notre incapacité à prévenir les catastrophes globales ? Oui nous sommes en déclin mais pas du tout pour les raisons que l’extrême-droite cultive : en déclin de capacité d’action collective, en déclin de revitalisation des territoires en perdition, en déclin de parole politique, en déclin de valeurs humanistes.

Guerre ou paix
Je viens de terminer la lecture de deux livres que je recommande chaleureusement. Tout d’abord l’autobiographie de Stefan Zweig, son dernier livre avant son suicide au Brésil en février 1942, au paroxysme de la domination nippo-hitlérienne du monde : Die Welt von Gestern, ou Le monde d’hier, souvenirs d’un Européen. Il décrit de manière saisissante combien en une génération on était passé de la coexistence certes asymétrique des peuples de l’ancien empire austro-hongrois à une explosion de la haine de l’autre. Les mêmes personnes, les mêmes villes, les mêmes lieux, méconnaissables, devenues vallées de larmes et paysages du mépris pour tout ce qui avait le malheur d’être différent.

Dans un passage mémorable, il raconte son dialogue avec Sigmund Freud, autre Juif exilé de Vienne, venu mourir à Londres, rencontrant ce qu’il avait pressenti et décrit : la bête humaine sous le fragile vernis culturel. Puis une nouvelle biographie de Martin Luther King, signée par Sylvie Laurent, spécialiste de l’histoire des Etats-Unis. Elle nous met en face d’une Amérique fondamentalement ambivalente, aux valeurs à la fois généreuses et universelles, mais finalement pas appliquées à tous. La lutte de King n’était rien d’autre que de rappeler l’Amérique à l’observation de ses valeurs ; un petit Blanc revanchard, décliniste, l’a abattu le 4 avril 1968.

Et aujourd’hui, 50 ans après le vote des législations intégrationnistes, voici après le premier président noir, un président dont l’entourage n’a qu’une chose à reprocher au Ku Klux Klan : qu’on y fume des joints et accepte les homosexuels… Point commun aux deux livres: c’est bien le manque de perspectives économiques et sociales qui nourrit puissamment cette réaction d’exclus se radicalisant de plus en plus, banalisant de plus en plus le mépris et la haine.

Ne permettons pas aux fantômes du passé de nous faire revivre les atrocités et horreurs du 20e siècle, faisons en sorte que l’idée de progrès demeure présente en nos cœurs et nous inspire à la cohérence, à l’exigence, à l’effort pour les autres et à la compassion. Ne jouons pas avec ce qui nous fait vivre. S’il y a une guerre à mener, c’est contre la bête humaine en l’humanité.

René Longet

Licencié en lettres à l’Université de Genève, René Longet a mené en parallèle d’importants engagements, dans le domaine des ONG et du monde institutionnel, pour le vivre-ensemble ainsi qu'un développement durable. Passionné d’histoire et de géographie, il s’interroge sur l’étrange trajectoire de cette Humanité qui, capable du meilleur comme du pire, n’arrive pas encore bien à imaginer son destin commun.

2 réponses à “Le déclin, mais de quoi?

  1. Merci Monsieur Longuet, je n’ai rien à ajouter, sinon qu’il faut absolument éduquer les jeunes à cette perspective pour qu’ils apprennent à faire face à la bête humaine et leur donner constamment des exemples de personnes qui vont dans ce sens, récemment le Dr Mukwege, congolais, le pape François, et les opposants aux régimes dictatoriaux qui sont prêts à mourir pour les droits de l’homme. Comprendre l’extrême nécessité de la résistance.

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